Art posthumaniste : Art transhumaniste ?

En septembre dernier j’ai eu la chance de pouvoir participer à un colloque tenu dans l’île de Lesbos (Grèce) ayant pour intitulé « Audiovisual Posthumanism » et organisé par l’Université de l’Égée.

Publié le 14 octobre 2010, par dans « transhumanisme »

Je me proposerais de présenter une contribution dans laquelle je discuterai des relations entre les expressions artistiques du Transhumanisme et du Posthumanisme. J’argumenterai pour montrer comment l’art Transhumaniste est davantage ancré dans le réel, participant d’une action quasi militante, quand l’art Posthumaniste, lui, nous porterait à une anticipation et à une réflexion sur l’humain en général.
Je m’appuierais pour ce faire sur l’ensemble du travail qui a été effectué dans le cadre de l’exposition « Devenir humain : the art of human enhancement » , dont je vous présenterai les grandes lignes.

Tout d’abord, il me faudra peut-être dire ce que j’entends par « Posthuman-isme » : il s’agit, de mon point de vue, d’une tendance vers quelque chose qui n’existe pas encore – et qui n’existera peut-être vraiment jamais : le posthumain, au sens de quelque chose qui serait suffisamment différent de l’humain pour que lui-même ne se considère plus comme humain. Autrement dit, le posthumain est un non humain.
Mais, pour le moment, le posthumain est un concept, une espérance pour certains, mais même en admettant que, dans l’infini des temps, il dusse forcément s’imposer tôt ou tard, personne aujourd’hui ne peut être en mesure de dire avec certitude ce qu’il serait.
Quand nous parlons du Posthumanisme donc, nous ne pouvons parler que du présent, voire du passé. Ce que nous faisons, c’est avant tout œuvre de sociologie. Si nous parlons d’un Posthumanisme visuel, nous nous intéressons à l’expression artistique d’un courant de pensée contemporain, pas au futur.

Je ne suis pas un spécialiste d’histoire de l’art. Pas un sociologue non plus. Je suis un simple enseignant d’histoire. Puis, accessoirement, je suis un des membres fondateurs de l’Association Française Transhumaniste et son premier président. Je réfléchis à ces thématiques depuis une quinzaine d’années. Enfin, dernièrement, il m’a été proposé d’assumer le commissariat d’une exposition artistique entièrement en ligne dédiée au Transhumanisme.
Dans ce cadre, j’ai été amené à me pencher plus particulièrement sur les liens existant entre Posthumanisme et Transhumanisme. C’est de cette expérience dont je me propose de vous faire état à travers la question : quelles différences pouvons nous faire entre les expressions artistiques Transhumaniste et Posthumaniste ? …

… J’aborderai donc succesivement ces deux aspects :

  1. Art Transhumaniste
  2. Art Posthumaniste
  3. Conclusion / Synthèse

L’art transhumaniste : un projet d’orientation de la société ?

a) Bio art / Body art : ce qui est déjà là !

présentation des oeuvres :

  • Alba (image) : il s’agit de l’œuvre du brésilien Eduardo Kac qui, en 2000, a créé le premier lapin transgénique en introduisant un gène de fluorescence dans celui-ci.
  • Natural history of the Enigma (image) : en 2003, le même Kac a inventé une pétunia dont il a croisé le génome avec le sien, créant ainsi le premier hybride homme/plante : une partie du pigment des veines de la fleur provient de son propre sang !
  • Ear on arm (image) : Stelarc, le pape australien du Body Art, d’origine chypriote, s’est fait greffé sous la peau de l’avant bras un oreille bionique, constituée en partie d’une culture de ses propres cellules et de composants électroniques qui font de cette oreille surnuméraire un émetteur-récepteur audio.
  • Transhuman (image) : Sur cette photo, Natasha Vita-More pose dans le plus simple appareil et rien de plus. Elle nous regarde, trois quart dos, dans une attitude qui affirme peut-être sa confiance en elle-même. La photo est en noir et blanc, mis à part la pupille de cet œil bleu qui nous toise. Le texte en surimpression est un catalogue des espoirs attendus des nouvelles technologies (améliorations cognitives, perceptives, préservation du métabolisme, donc extension de la durée de vie, etc.).

Commentaires :

Ces quatre travaux ont en commun d’utiliser des supports vivants. Ils ne nous donne pas à voir un hypothétique futur, mais le présent. Alba, Énigma, Stelarc ou N.Vita-More existent bel et bien. Je pense que le fait de se rendre compte comme une évidence qu’il s’agit d’êtres vivants, nos contemporains, ajoute une dimension saisissante à ces œuvres. Il est probable que notre cerveau soit beaucoup plus impressionné parce que notre personnalité est amené à s’identifier avec quelque chose qui paraît si réel.

Revenons sur les deux créations d’Eduardo Kac :
Alba, la lapine, est certes affublée d’un vert fluorescent qui lui donne un aspect que certains pourraient trouver non seulement étrange, mais encore repoussant, malsain, cette couleur – celle des yeux du chat dans la nuit, celle des extra-terrestres malveillants des œuvres de science-fiction, étant facilement associée au mal. Mais en échange, il s’agit aussi d’un lapin blanc – car la fluorescence n’apparaît que sous la lumière ultraviolette, autrement dit, c’est un symbole de pureté et d’innocence. Kac ne nous donne-t-il pas à penser que la différence qui est en train d’émerger du Transhumanisme pourrait tout aussi bien signifier quelque chose de bon ?

Énigma va dans le même sens. Cette fois la première impression est favorable : quoi de plus sympathique qu’une fleur (image) ? Ce n’est qu’à la découverte du concept que naît la réflexion. Que signifie et que présage ce « plantanimal » ? Chacun est libre d’apporter sa réponse, mais Kac nous force une fois de plus à reconnaître que la différence transhumaniste peut provenir d’êtres qui sont tout sauf repoussant.

Donc, il s’agit ici d’une expressions artistique transhumaniste parce qu’elle se veut ancrée dans le réel, dans l’actuel. Elle nous dit : « Voyez, nous sommes déjà, ou nous sommes sur le point d’être capable de faire ceci ! Devrions-nous le faire ? Oui ? Non ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Et tous militent pour une liberté d’expérimentation sur leur propre corps. Tous, même s’il ne le déclarent pas forcément de manière officielle, s’inscrivent clairement dans le mouvement mondial Transhumaniste (j’en veux pour preuve que tous ceux-là ont immédiatement accepté que nous utilisions leurs œuvres dans le cadre d’une exposition ouvertement transhumaniste). Tous affichent une volonté d’interpeller la société, de la mettre en mouvement, de l’ouvrir au questionnement transhumaniste.

b) Une prospective à court terme

Je place également dans la réflexion Transhumaniste les représentations de ce qui n’existe pas encore, mais qui relève d’une simple extrapolation à court, voire à moyen terme de ce qui est déjà à notre disposition.

thinker nanoNanobots replacing Neuron (vidéo), par exemple, est une œuvre de fiction. A l’heure actuelle ne sont mis au point que des micro robots, autrement dit, des engins de l’épaisseur de 2 ou 3 cheveux, ce qui me paraît déjà extraordinaire. Néanmoins, les nanotechnologies nous permettent aujourd’hui de manipuler la matière à l’échelle de l’atome. Les premières pièces d’une future mécanique nano sont actuellement élaborées dans les laboratoires. Mais déjà, un artiste est capable de créer ceci : Dong-Yol Yang, « Thinker nano« 

Donc, malgré les difficultés aujourd’hui rencontrées, cette anticipation ne me paraît pas exactement improbable.

Scensory design (vidéo), imaginé par Jenny Tillotson, envisage des lignes de vêtements qui seraient parcourus de diffuseurs de parfums dont les assemblages seraient susceptibles d’agir concrètement sur nos humeurs. Dans ce domaine, si les effets escomptés sont moins que sûr tant que nos connaissances sur les relations entre senteurs et humeurs ne se sont pas considérablement accrues, les techniques pour mettre au point de tels habits sont sans doute déjà existantes.

Commentaires :

Dans ces deux derniers cas, les vidéo nous présentent des réalisations probables. Elles nous interpellent parce qu’elles nous font sentir que ces technologies sont imminentes. Elles ont le pouvoir fascinant de ces flashs d’information tv qui vous annoncent la mise au point d’une nouvelle technique révolutionnaire et qui vous donnent une sensation de vertige en même temps qu’elles vous placent devant l’évidence : nous en sommes déjà là !

L’art posthumaniste : une « réflexion » sur notre humanité ?

– Au contraire, une expression posthumaniste se détache du réel et de l’actuel pour se projeter dans d’hypothétiques futurs imaginaires.

Dans le cadre de l’exposition « Devenir humain, the art of human enhancement », le comité de sélection a souvent fait le choix délibéré d’écarter les œuvres franchement post- humanistes. C’est qu’au-delà d’un certain horizon, il nous a paru que ces œuvres ne nous parlaient plus d’un avenir possible mais plutôt de l’état actuel de nos fantasmes.

Voici quelques exemples d’œuvres que je qualifierais de franchement posthumanistes :

Commentaires :

– Post human in water (image non disponible 🙁 Cette représentation ne nous dit rien des technologies éventuellement mises en œuvres. Elle ne nous permet pas non plus de savoir en quoi l’individu qui est le sujet central de l’œuvre serait augmenté. Tour repose en fait sur ce que le spectateur va projeter de ses propres rêves ou réflexions sur les quelques thèmes proposés par l’artiste. Et ces derniers sont, à mon avis, assez banals :

  • une image de la perfection classique du corps humain (lissé, musculeux, sans pilosité).
  • la pose du sujet qui peut renvoyer aux idées de concentration, de méditation, d’un effort mental qui permettrait à l’esprit de transcender le corps – autrement dit à une conception dualiste.
  • La présence d’un artefact à l’architecture géométrique, également lissée, d’un blanc métallique. Cet objet ne permet pas non plus d’identifier une quelconque technologie mais invite aux fantasmes.
  • L’élément liquide enfin : simplement de l’eau pure d’après le titre de l’œuvre, qui, en opposition avec l’élément précédent, nous ramènerait au désir très actuel de ne pas perdre le contact avec la virginité naturelle.

– Éducation (image) : Nous sommes toujours ici dans la métaphore. Rien ne permet de savoir sur quoi se base les hypothèses de l’artiste. Et pour cause, nous sommes toujours en pleine spéculation.
o Un corps en lévitation dans un vaste cylindre – notez qu’à nouveau ce corps correspond aux canons classiques (svelte, lisse …). Il faut dire que ceux-ci sont sans doute plus faciles à rendre avec la technique de graphisme 3D utilisée : l’idée du corps en suspension ne nous renvoie-t-il pas une fois de plus à celle de l’opposition corps/mental ?
o Le sujet est seul. Or, dans le cadre d’une création intitulée « Éducation », cela sous entend toute une conception de l’acte éducatif. J’imagine bien ici un processus à la « Brave new world », dans lequel l’élève, coupé en fait de tout contact social, reçoit passivement des instructions pré programmées (les lignes de messages symbolisés par des pictogrammes stylisés) qu’il ne fait qu’enregistrer. Comparé aux conceptions actuellement dominantes de l’Éducation, nous sommes en pleine dystopie.

– The Young family (image) : Beaucoup plus intéressante, cette œuvre de Patricia Picinnini de [année] a fait l’objet d’une âpre discussion parmi les membres de notre jury avant finalement d’être – contre mon avis personnel, repoussée.
Toute la question était de savoir si la représentation de cette chimère femme-truie pouvait donner une vision positive de la réflexion transhumaniste, ou non.
Une des raisons qui expliquerait qu’une réponse négative a finalement été donnée pourrait être selon moi l’absence trop marquée de facteurs proprement humains. Malgré la douceur de la scène et la volonté affirmée de l’artiste de toujours associer la tendresse à la « monstruosité » ou l’étrangeté de ses sujets, une majorité a considéré que le public verrait d’abord là une image dégradante pour l’humain, obscène ! En fait, je pense que l’auteur a véritablement fait là un pas de plus vers le posthumain – tout en gardant une part importante de réalisme, et c’est peut-être bien cela qui a tant dérangé.

Je n’ai pas le temps d’en montrer d’avantage …

  • … mais il faudrait sans doute avoir une approche sociologique pour se faire une idée de ce que signifie ce désir ou ce besoin de se projeter vers un futur qui n’existera probablement jamais tel quel.
  • En fait, il m’apparaît que cela relève de tendances, de besoins qui sont dans l’humain depuis que celui-ci a commencé à témoigner d’une expression artistique, c’est à dire depuis les origines d’homo sapiens.
  • Une expression artistique posthumaniste m’apparaît simplement comme une réflexion sur l’humain en général : ses peurs, l’angoisse toujours prégnante de la mort ; ses espoirs ; son éternelle insatisfaction de ce qu’il est et son éternel besoin de dépassement, de sublimation, et de transcendance.
  • Mais en même temps, je reconnais qu’Une expression artistique posthumaniste participe de l’effort commun pour anticiper l’avenir.
  • Pour comprendre la fonction de cet art, je considère important de garder en mémoire les avancées des neurosciences : le cerveau avance selon une logique analogue à l’évolution darwinienne et il serait probabiliste selon Karl Friston ou Stanislas Dehaene (voir J.P. Baquiast, « La conscience vue par les neurosciences », in blog Philoscience, oct. 2008). Le cerveau supérieur imagine parce que c’est sa fonction : échafauder des scénarios, sans cesse, en grand nombre, les plus divers possibles ; puis les peser, les comparer, les confronter, au réel, à la logique, aux scénario des autres. Tout cela dans un but principalement : multiplier les chances de disposer au bon moment du bon scénario, celui qui nous permettra au mieux de survivre.

Dans cette optique, la réflexion et l’expression artistique posthumanistes sont plus que justifiées, elle sont nécessaires.

Conclusion / Synthèse

Ainsi, il me semble important de bien faire la distinction entre l’utilisation que nous faisons des termes « transhumanisme » et « posthumanisme », dans le cadre de l’expression artistique comme en général.
« posthumanisme » (posthuman-isme) ou « posthumain » devrait être réservé à l’expression d’une réflexion sur le futur lointain, improbable, spéculatif. Une réflexion tellement spéculative qu’elle relève en fait de l’imaginaire et nous éclaire essentiellement sur notre présent. Elle nous parle sans doute davantage des valeurs que nous souhaitons projeter vers l’avenir.
Il est d’ailleurs significatif que parmi ces œuvres les plus « futuristes » rares sont celles qui font disparaître complètement toute trace de l’humain. Les sujets sont la plupart du temps encore au moins anthropomorphes. C’est je crois que, même dans une réflexion qui se veut « posthumaniste », il nous est très difficile, voire impossible de nous donner comme objectif une évolution qui signifierait une disparition totale et définitive de l’humain.

Le terme de « transhumanisme » en échange nous parle davantage de la transition. Il est plus ancré dans le réel et dans l’actuel. Mais comme l’expression d’une pensée posthumaniste est aussi d’actualité, j’en arrive à dire que la réflexion transhumaniste englobe le Posthumanisme. Autrement dit, l’expression artistique posthumaniste participe du Transhumanisme en ce que l’imagination qu’elle suscite stimule l’anticipation. Nos rêves – et nos cauchemars, nous aident, une fois revenus à la réalité, à faire les choix nécessaires dans le présent.

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus