Au-delà des frontières du corps : hybridations et extensions sensorielles

Cet article est la synthèse d'un mémoire de recherche sur le body hacking et la cyborgisation. Par Laurens Vaddeli, étudiant en dernière année à la Sorbonne.

Publié le 17 mars 2017, par dans « Homme augmentétranshumanisme »

Un lien pour consulter le mémoire complet est disponible à la fin de l’article.

 

L’appellation d’homme augmenté renvoie à un dépassement de la nature humaine, de nos capacités corporelles et intellectuelles. Or, la personne handicapée est le paradigme de cette figure limite qui peut basculer de son statut à celui d’homme augmenté, à l’image de l’athlète sud-africain Oscar Pistorius. Mais toutes les techniques d’augmentation ne se valent pas, elles ne font pas appel aux mêmes méthodes, elles ne touchent pas les mêmes membres, les mêmes organes et les mêmes fonctions. Entre une prothèse mécanique et une interface neuronale la modification n’est pas la même et implique des rapports au corps et des expériences différentes. L’augmentation est une catégorie très vaste, sujette à questionnement, sans compter son caractère axiologique patent.

Je me suis intéressé, dans mon travail, aux technologies qui portent sur les sens et sur le système sensoriel du corps humain. Les sens constituent l’interface entre nous et le monde. Ils sont les intermédiaires qui en permettent l’interprétation. Les stimuli de l’environnement, comme la température ou le son, sont captés par des organes sensoriels et transmis sous forme d’influx nerveux au cerveau. Si nous modifions ces sens, nous changeons notre manière de nous projeter dans le monde, d’interagir avec lui, de nous l’approprier. C’est une dimension fondamentale de notre corps.

Jacob Von Uexkull, biologiste et philosophe allemand, a défini pour les différentes espèces animales des « mondes » (Umwelt)  particuliers correspondant notamment à leurs systèmes sensoriels. Ces « mondes » définissent ce qui est visible, tous les objets de l’environnement appréhendables par une espèce donnée. Ce sont les organes sensoriels qui les déterminent, ils sont discriminants, ils vont faire apparaître dans le monde extérieur certaines choses et en omettre d’autres. Il y a par exemple de nombreux inexistants pour l’homme, comme les infrarouges, les champs magnétiques… Il existe donc un « monde » humain bien défini qui  se construit sur sa configuration corporelle.

Dès lors, si l’on modifie les frontières de cet espace, si on l’élargit par des techniques qui étendent ce champ des possibles vers d’autres sensations, vers d’autres possibilités perceptives, ce corps là ne se projette plus dans l’environnement de la même manière, il se transforme et habite le monde différemment.

 

 

Je me suis focalisé dans cette recherche sur un objet particulier : l’implant magnétique, qui cristallise les différentes interrogations autour des modifications sensorielles. C’est un dispositif technique inséré dans un doigt de la main qui sert à ressentir certaines manifestations des champs magnétiques. Dans l’optique de ma recherche, je me suis moi-même prêté au jeu. J’ai fait une enquête de terrain en rencontrant les différents acteurs qui gravitent autour de cette technique, et je m’en suis fait implanter un, pour véritablement comprendre de l’intérieur ses effets.

Cet implant a été développé dans le cadre de ce qui est appelé le Body Hacking, un mouvement artistique qui prône la modification corporelle de manière expérimentale dans une recherche d’expériences nouvelles. Ce courant, qui se situe au-delà du terrain scientifique, oeuvre dans la continuité des pratiques opérées par les perceurs et les tatoueurs qui sont eux-mêmes les inventeurs de cet implant. Mais la différence, qui est de taille, entre leurs anciennes pratiques et ce type de technique, c’est qu’il n’y a plus de dimension esthétique. Ce qui est mis en avant, c’est la recherche de sensation et le dépassement des limites corporelles.

L’implant est en néodyme, un des aimants les plus puissants du monde. En réaction aux champs magnétiques, il va stimuler dans le doigt les nerfs responsables du toucher, de la température et de la douleur, créant une sorte de nouvelle perception. La sensation est elle-même étonnante, une vibration, une chaleur, un picotement… elle est difficilement descriptible. Même si cette technique est assez balbutiante, elle ne réagit pas toujours, de manière souvent trop faible, et peut même s’avérer gênante (pour la préhension, l’implant est parfois incommodant). Elle marque un véritable changement dans la manière de s’approprier son corps et de le déployer dans l’environnement.

 

« La pénétration de ces techniques dans le corps humain ne constitue donc pas une rupture mais une continuité. L’homme est en lui-même un être profondément évolutif et changeant, et la technique participe de ses transformations et de sa capacité à se redéfinir. »

 

Le monde « humain » tel que l’a décrit Uexkull s’étend donc, avec l’implant, en y ajoutant les champs magnétiques. Ce type d’extension sensorielle pose donc la question de notre humanité. Reste-t-on encore humain si on vient modifier notre manière de percevoir le monde et de l’habiter ? C’est la question majeure qui a traversée tout mon travail de recherche. J’y répondais d’abord en soutenant la nature profondément technique de l’homme. La technique est à l’origine de l’humain, plus exactement, elle est considérée par les paléoanthropologues comme l’un des éléments qui ont été nécessaires à l’hominisation. C’est grâce à elle que l’homme se détache de son environnement et devient ce qu’il est. D’autre part, nous sommes en permanence modelés et façonnés par ces techniques, qu’elles soient intracorporelles ou non. Elles fonctionnent comme des extensions de notre corps, par un apprentissage long, elles viennent s’intégrer au schéma corporel.  La pénétration de ces techniques dans le corps humain ne constitue donc pas une rupture mais une continuité. L’homme est en lui-même un être profondément évolutif et changeant, et la technique participe de ses transformations et de sa capacité à se redéfinir.  

Gilbert Hottois, un philosophe de la technique, montre dans un de ses articles à quel point le langage a été mis en avant comme l’outil principal d’institution de l’homme au détriment de la technique (notamment par les structuralistes). Selon cette conception, il est considéré comme le vecteur de la culture et de l’éducation, et en ce sens, il est présenté comme le seul instrument du progrès et le seul instrument de transformation de l’homme. Cette valorisation provoque du même coup une dévalorisation de la matière et des pratiques techniques. La culture et la connaissance ne pourraient se développer qu’à travers le langage. Pour comprendre et s’intéresser à un phénomène, il faudrait impérativement passer par le langage et la lecture, etc. Cette vision correspond à  une culture humaniste strictement livresque, oubliant la leçon des encyclopédistes. La dimension exploratoire de la technique est tout de suite disqualifiée, il n’y a que le langage qui serait civilisant et humanisant.

 

« Si l’on s’intéresse au magnétisme, aux champs magnétiques, on peut lire un traité sur le magnétisme, mais on peut aussi choisir de ressentir en propre les champs magnétiques, d’en faire l’expérience même par nos sens. »

 

Pourtant, dans le cas de l’implant magnétique, cette dimension peut être soulignée, car si l’on s’intéresse au magnétisme, aux champs magnétiques, on peut lire un traité sur le magnétisme, mais on peut aussi choisir de ressentir en propre les champs magnétiques, d’en faire l’expérience même par nos sens. Le corps n’est-t-il pas notre premier médium d’exploration de notre environnement, celui qui est en contact permanent avec le monde ? C’est dans ce sens que nous considérons que l’implant peut être appréhendé comme un instrument d’exploration et de connaissance phénoménologique de notre corps et de ce qui nous entoure. Il permet de prendre connaissance des champs magnétiques en les incorporant en nous.

On voit bien, au passage, que le postulat des critiques des transhumanistes vis-à-vis de leur supposée « haine du corps » ne tient pas. Les techniques d’augmentation ne se débarrassent pas du corps : bien au contraire, elles l’explorent et le mettent en jeu de manière différente sans l’oublier. Les possibilités que cela offre sont vertigineuses. Avec les techniques de modifications et d’extensions sensorielles, c’est un continent entier qui s’ouvre et qui reste à explorer. Tous les inexistants et les phénomènes qui ne peuvent nous apparaître (parce que nous ne sommes pas configurés pour les percevoir), tout ce que les différentes espèces animales peuvent ressentir et qui nous est occulté, pourraient dorénavant nous être dévoilés.


 

« Le postulat des critiques des transhumanistes vis-à-vis de leur supposée « haine du corps » ne tient pas. Les techniques d’augmentation ne se débarrassent pas du corps, bien au contraire, elles l’explorent et le mettent en jeu de manière différente sans l’oublier. »

« Avec les techniques de modifications et d’extensions sensorielles, c’est un continent entier qui s’ouvre et qui reste à explorer. »

 

Certaines entreprises ont même déjà compris les potentialités immenses que cela pouvait offrir. C’est le cas de Cyborg Nest, dont Steve Haworth, l’inventeur de l’implant magnétique, fait partie, et qui a développé « The North Sense » un dispositif technique qui permet de ressentir le nord magnétique dans son propre corps, comme une boussole sensitive.

 

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Étudiant en sciences sociales, j’ai une licence en anthropologie et un master en études culturelles. Dans ce dernier, j’ai produit un mémoire sur l’hybridation homme/machine au travers d’un terrain de recherche sur le mouvement du Body Hacking. C’est la dimension sociale et culturelle de la technologie que j’explore. D’autre part, je m’intéresse aussi particulièrement à la science-fiction, notamment le genre du post-apocalyptique. Pour me contacter : laurens.vaddeli@gmail.com