Notes de lecture : Radical Abundance

Presque trois décennies après son premier ouvrage qui popularisa l’idée des nanotechnologies, Kim Eric Drexler revient avec un ouvrage prospectif sur ce domaine, ouvrage centré sur une idée en vogue : la fin de la limitation des ressources et des biens.

Publié le 26 février 2014, par dans « transhumanisme »

 

Radical Abundance

How a Revolution in Nanotechnology Will Change Civilization

K. Eric Drexler

 

La civilisation de l’abondance

Presque trois décennies après son premier ouvrage qui popularisa l’idée des nanotechnologies, Kim Eric Drexler revient avec un essai prospectif sur ce domaine, livre centré sur une idée en vogue : la fin de la limitation des ressources et des biens. En effet, parmi tous les thèmes récurrents dans le monde du transhumanisme, figure celui de la civilisation de l’après-rareté : Cette idée que le progrès technologique aidant à la fois à moins consommer et à mieux produire des ressources, nous nous retrouverions à l’abri du besoin. Ceci permettrait à tous de vivre dans une forme d’opulence inexistante dans nos sociétés contemporaines. Et pourtant, le commun des mortels dispose aujourd’hui de bien plus de confort que la bourgeoisie du XIXe siècle par exemple.

Dans un ouvrage précédemment critiqué, Abundance, Peter Diamandis véhiculait déjà cette notion d’abondance fournie par la technologie. Peter Diamandis, c’est le fondateur des X-Prize, ces prix inspirés du prix Orteig gagné par Lindbergh lors de sa traversée de l’Atlantique sans escale. Ce genre de prime mêlant innovation et aventure autant technologique qu’humaine étaient monnaie courante au tout début de l’aviation et a fortement motivé l’essor du plus lourd que l’air lors des quatre premières décennies de l’aviation. Ce concept était tombé en désuétude : Peter Diamandis l’a remis au goût du jour, stimulant du coup l’essor d’une industrie privée de l’espace outre Atlantique. L’idée qui motive Peter Diamandis est celle-ci : la rareté d’une ressource est plus due à un manque d’accès qu’à une réelle rareté de cette ressource autrement abondante dans l’Univers, mais inaccessible à notre technologie. Il l’illustre ainsi :

 

« Prenez des hommes qui n’ont que leur hauteur pour accéder aux pommes d’un pommier, la ressource pomme est donc rare puisque celles placées plus haut dans l’arbre, largement plus nombreuses pourtant, sont inaccessibles. Qu’un individu invente une nouvelle technologie, disons une échelle permettant d’accéder à toutes les pommes disponibles, alors la ressource pomme cesse d’être rare. »

 

Toutes proportions gardées, les nanotechnologies ou les biotechnologies, affirme Peter Diamandis, nous permettrons d’accéder à tant de ressources que nous sortirons durablement de ce que les anglo-saxons appellent le malthusian trap en référence à l’économiste britannique Thomas Robert Malthus qui prophétisait une catastrophe démographique du fait de la croissance irraisonnée de la population. Du fait de la mondialisation économique, cette idée s’est étendue aux domaines des ressources économiques.

Tel Peter Diamandis, Kim Eric Drexler nous livre ici aussi un texte promouvant l’idée que le progrès technologique nous libèrera du piège malthusien, nous donnant ainsi accès à un âge de l’abondance.

 

Trente ans après

Bien qu’ayant publié d’autres ouvrages, de par le temps important qu’il prend à revenir sur son ouvrage phare, Engins de création, publié en 1986, cet essai peut largement être vu comme une pause, une réflexion, sur l’état des lieux de la nanotechnologie. Vue l’importance de ce premier ouvrage, je vous renvoie à la note de lecture sur Engins de création qui de plus présente le domaine abordé ici – celui des nanotechnologies – et l’auteur, Kim Eric Drexler.

Nombre de clichés sur la nanotechnologie (des assembleurs universels aux nano-machines dans le corps humain) viennent en droite ligne d’une interprétation de l’essai initial de Drexler, essentiellement par des auteurs de science-fiction au point de parfois provoquer des attentes erronées sur cette technologie. Mais bien que Drexler, dans cet ouvrage, regrette l’envolée lyrique de certains rapporteurs de son œuvre, c’est cette vision hautement « hollywoodienne » des nanotechnologies qui les ont sorties du relatif anonymat dans lequel elles baignaient au début des années 1980 pour finalement aboutir à ce que le gouvernement étatsunien lance la National Nanotechnologies Initiative (NNI) lancée en 2000 par Bill Clinton avant d’être refinancée en 2003 par George W. Bush.

 

Le scientifique et l’ingénieur

Néanmoins, bien qu’il reconnaisse l’utilité et leur pertinence à nombre de recherches incluses dans la NNI, il regrette que certaines d’entre elles n’aient que peu de lien avec la nanotechnologie. Que par abus de langage, nombre de domaines des biotechnologies soient vues comme de la nanotechnologie sous prétexte que la cellule agit au niveau atomique.

Et tout le souci est là, la vision de la nanotechnologie par K. Eric Drexler pourrait s’apparenter à « de la mécanique atomique ». Cette vision, les anglo-saxons l’appellent dry-nano en opposition avec la wet-nano plutôt centrée autour de la nanotechnologie liée aux biotechnologies. Donc, agir au niveau atomique ne suffit pas nous dit-il (la chimie le fait déjà depuis longtemps, la biologie aussi) mais la manière compte aussi. Ainsi, reproduire un rouage macro au niveau moléculaire est selon sa définition de la nanotechnologie… simuler la dynamique cellulaire n’en est pas ! De plus, il reproche à la chimie et aux biotechnologies leur manque de maîtrise fine – à l’atome près – des atomes ainsi manipulés ; les procédés sont connus mais notre action sur les composants n’est pas précise au point d’agir sur l’atome en tant que brique unitaire. C’est pour cela qu’il évoquera très peu le terme de « nanotechnolgie » dans son ouvrage pour lui préférer l’acronyme APM pour Atomically Precise Manufacturing.

Du fait de sa position intermédiaire entre l’ingénieur et le scientifique, Drexler, dans le long préambule de cet essai, s’attarde aussi à bien définir les deux démarches souvent confondues que sont « la démarche scientifique qui vise à comprendre un monde préexistant » et la « démarche d’ingénierie qui vise à concevoir un engin inexistant tout en restant dans les limites des connaissances scientifiques. » Ainsi, affirme-t-il avec raison que le programme Apollo vu comme un exploit scientifique est avant tout un exploit d’ingénierie. Et cette illustration n’est pas neutre, car il se réfère à Constantin Tsiolkovski qui, au XIXe siècle et au début du XXe, calcula les contraintes théoriques pour l’ingénierie spatiale, bien avant l’existence de ces technologies. Par ce fait, il donna une base scientifique et d’ingénierie aux futurs ingénieurs géniaux de l’astronautique que furent l’Allemand Wernher von Braun et le Russe Sergueï Korolev.

S’il prend l’exemple de Tsiolkovski donc, c’est pour s’inscrire, lui, dans une démarche parallèle, essayant de doter les nanotechnologies d’une base théorique pour les ingénieurs de demain comme Tsiolkovski le fit pour l’astronautique. Bref ! un travail à mi-chemin entre la démarche scientifique et celle de l’ingénierie. En effet, pour lui, les nanotechnologies ne sont pas encore réellement au stade d’une industrie qui se met en place malgré la NNI, nanotechnologies à prendre au sens APM : Fabrication de Précision Atomique.

 

Maturité ou tempérance excessive

Livre étrange que cet essai. Avec un long préambule suivi d’une série d’illustrations du futur probable des nanotechnologies et de leurs applications dans un futur assez distant qui donnent l’impression d’un inventaire à la Prévert. Même après lecture, je ne saurais dire pourquoi les visions fortes développées dans Engins de création sont absentes ici. Il m’est difficile de déterminer si Kim Eric Drexler a perdu un peu de l’enthousiasme de la jeunesse, ou si échaudé par les délires imagés de la science-fiction suite à son premier ouvrage, il craint une redite des envolées lyriques après celui-ci.

Ce livre ne fera probablement pas autant date que le précédent, mais par nombre de ses réflexions, surtout sur la manière dont science et ingénierie s’articulent, il vaut le détour.

Cyril Gazengel