Notes de lecture : The Lights in the Tunnel

Depuis longtemps, le progrès technologique chamboule l’ordre existant en détruisant des pans entiers de l’économie, mais jusqu’à présent ce fut une force malgré tout positive. Car derrière la destruction apparente de l’ordre ancien, l’innovation créait toujours assez de nouvelles activités pour donner une porte de sortie à ceux ayant dû renoncer à des activités devenues obsolètes. Martin Ford part de ce constat pour essayer à travers ce livre de voir quelle solution trouver.

Publié le 19 octobre 2014, par dans « transhumanisme »

 

The Lights in the Tunnel

Automation, Accelerating Technology and the Economy of the Future

Martin Ford

 
 
 

De la force des exercices de pensée

 

Depuis longtemps, le progrès technologique chamboule l’ordre existant en détruisant des pans entiers de l’économie, mais jusqu’à présent ce fut une force malgré tout positive. Car derrière la destruction apparente de l’ordre ancien, l’innovation créait toujours assez de nouvelles activités pour donner une porte de sortie à ceux ayant dû renoncer à des activités devenues obsolètes. L’économiste Joseph Shumpeter l’illustra à travers une expression parlante : la destruction créatrice.

Mais les choses changent. Avec la montée en puissance des intelligences artificielles, les machines deviennent de plus en plus flexibles et adaptatives. Bientôt, l’humain ne pourra plus suivre, et cette réflexion autour de la transition laborale se poursuit. Et comme l’a bien illustré le court métrage Human Need Not Apply de la chaîne anglaise éducative CGP Grey, la machine n’a pas à être parfaite pour remplacer l’homme, elle n’a qu’à être moins mauvaise.

Martin Ford, informaticien entrepreneur de la Silicon Valley part de ce constat pour essayer à travers ce livre de voir quelle solution trouver. Tout d’abord, commence-t-il par constater l’inévitable : les machines progressent, et progressent vite ! Il cite par exemple Deep Blue, ce calculateur qui battit aux échecs le champion du monde d’alors, Gary Kasparov. Nous sommes en 1997, et depuis 1989 et la première version appelée Deep Thought, le super calculateur a monté en puissance au point de battre le champion du monde. Dix ans plus tard, en 2006, Deep Fritz réitère l’exploit contre le champion du monde du moment, Vladimir Kramnik. Sauf que Deep Fritz n’est pas un super-calculateur mais un programme commercial… la machine monte en puissance.

L’auteur va développer ensuite un argument de taille : une image sous forme d’un “exercice de pensée” synthétisant de manière admirable le cœur du problème : l’automatisation excessive menace la base même de nos économies, le marché global. C’est cet exercice qui est proposé tout au long du livre tel un fil rouge et lui donne son titre.

Il imagine une grotte cylindrique, notre marché global, tapissée d’écrans représentant les entreprises et dont la luminosité traduit la santé économique. Ces écrans grandissent et déclinent au gré des aléas économique et des innovations. Cette grotte, il la peuple de lumières, nous autres humains, dont l’intensité dépend de la richesse ; quand quelqu’un consomme, il l’illustre par une lumière touchant un écran et perdant en intensité ; ailleurs dans la grotte, actionnaires et employés gagnent en intensité du fait de cet échange. En dehors de la grotte se situent les exclus du marché global qui petit à petit sont aspirés par la demande du tunnel et entrent dans le jeu. A travers cette fable, Martin Ford va illustrer combien l’automatisation du travail provoque un accroissement excessif de quelques “lumières” (les actionnaires possédant des sociétés) et une double extinction : celle des “lumières” salariées et celle du flux des nouveaux entrants dans le tunnel. A terme, faute de consommateurs qui sont la base de la dynamique du système, même les “lumières” les plus fortes commencent à décroître en intensité faute de marché pour les biens et services fournis par leurs entreprises : le système entier s’effondre piégé dans un cercle autodestructeur.

 

La problématique de l’économie des champions

 

En effet, comme Martin Ford l’illustre très bien, avec la numérisation des activités via l’intelligence artificielle, nous passerons d’une économie de concurrence à une économie des champions. La longue Traîne devenant la norme. Cette structure des marchés originellement cantonée aux domaines culturels : musique, littérature, films… a essaimé. De plus en plus, nous nous retrouvons avec quelques “champions” captant l’essentiel des ressources quand l’acteur moyen peine à atteindre un revenu suffisant pour continuer. Mais l’automatisation aidant, et son invasion du monde du travail étant accélérée par les besoin de rentabilité accrus suite à la crise de 2008, cette configuration des marchés tend à se généraliser. Ainsi, comme le notait le mouvement Occupy Wall Street en 2011 : « Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restant. »

Mais ce qu’il y a de salutaire dans la démarche de Martin Ford, c’est son pragmatisme. S’éloignant d’une vision parfois vue comme trop politisée tels que les membres d’Occupy Wall Street le véhiculèrent, il revient aux fondamentaux. Et notamment, au fait que le marché global né de la société de consommation tient sa vigueur non des très riches, mais de l’armée de la classe moyenne consommant. Classe moyenne qui perd en volume depuis quelques décennies et dont la décrue s’accélère, faisant passer nos sociétés du “modèle de la mongolfière” au “modèle du sablier”.

Or, comme le dit si bien l’auteur : même quelqu’un d’aussi riche que Bill Gates ne va pas acheter autant de smartphones que l’ensemble des gens ayant les moyens de consommer, à savoir 300 million de smartphones estimés en 2014 dans le monde. Si l’automatisation massive prive de revenus suffisant la majeure partie de la population, l’économie s’effondrera car les très hauts revenus ne pourront compenser et finiront eux-mêmes par décroître.

 

Ne plus subir le phénomène par une double incitation

 

Partant ce constat plutôt pessimiste, Martin Ford développe une vision fort intéressante sur les voies possibles pouvant nous donner les outils de la transformation à venir, même s’il part sur une idée qui fait son chemin : le revenu de base universel.

Tout d’abord, il remarque que l’inégalité de revenu n’est pas en soi le problème. Les difficultés apparaissent quand nos sociétés passent d’un extrême à l’autre. Ainsi, comme le chômage technologique tend à le prouver, une trop grande concentration de richesses dans un cercle très restreint d’individus est destructeur pour l’économie. C’est ce qu’illustraient les précédents paragraphes ; mais une trop grande égalité de revenus donnés par un revenu de base est tout aussi destructrice. Comme il le dit : […] ne fournit aucune motivation pour progresser, aucun sens de sa propre valeur et nous prive de l’espoir d’un futur meilleur.

Martin Ford se fait donc le défenseur d’une inégalité modérée qui nous soit fournie par un mécanisme permettant des revenus inégaux mais non injustes. Bref ! un moyen d’inciter les gens à s’investir dans la société en fournissant un surplus de revenus à ceux s’impliquant. Et il ne limite pas, justement, sa réflexion sur une base purement pécuniaire de rendement financier des individus. Au contraire, admettant que le PIB fut un fabuleux outil pour déterminer la santé d’une économie au XXe siècle, il constate que face à la transition laborale, ce critère devient si restrictif qu’il perd en pertinence si l’analyse ne se contente que de cet indicateur. Cette réflexion fut d’ailleurs aussi celle de la Commission Sen-Stiglitz et du FAIR. Or, c’est le manque d’information fiable induite par des outils anachroniques qui peut amener à prendre de mauvaises décisions nous dit-il. Ainsi, cela peut motiver des choix létaux pour un pays comme basculer vers une économie sans emploi privant la population de la capacité de profiter de la richesse ainsi dégagée. Ce faisant, le marché global s’effondre.

Incitation fiscale à l’embauche pour les entreprises ; revenu de base pour donner à tous un minimum vital dans une société sans travail ; pistes d’étude pour une incitation à l’activité en ayant repensé nos indicateurs d’analyse économique en allant au delà du simple PIB, sans pour autant l’abandonner ; etc, Martin Ford touche peut-être du doigt un début de piste pour nous aider à résoudre le noeud Gordien de l’automatisation totale du travail, et donc, nous permettre d’inventer la société de l’après-travail qui ne sera pas une société piégée dans une trappe à inactivité que les Cassandre nous prédisent, mais une société où le progrès prendra d’autres formes, où les défis seront juste un peu différents.

 

Cyril Gazengel

Ingénieur d’étude dans la banque et l’assurance, c’est via la littérature et à travers ses courants liés à la science-fiction que je me suis intéressé au transhumanisme. En savoir plus