Nous sommes déjà des surhumains et cela n’a rien de diabolique

La « suprématie du présent » nous empêche de considérer comme il le faudrait l’évolution passée de l’homme ainsi que son futur.
Nous sommes déjà des surhumains et cela n'a rien de diabolique

Et si la « suprématie du présent » nous empêchait d’appréhender notre évolution passée mais aussi notre futur ? Telle est l’hypothèse explorée dans cet article par Terence Ericson, un lecteur d’Usbek & Rica qui se refuse à condamner a priori la démarche transhumaniste.

Si vous lisez cet article, c’est qu’explorer le futur est pour vous, à juste titre, une activité aussi fascinante qu’importante. Pourtant, il ne suffit pas d’enfiler ses chaussures et de se munir d’une carte pour mener une telle exploration. L’outil, c’est votre cerveau. Et si vous êtes tous doués d’une capacité extraordinaire d’extrapolation, quasiment unique dans le monde animal, permise par le développement de notre cortex préfrontal, de nombreux biais cognitifs rendent la tâche parfois très complexe.

Une de ces limites dans notre appréhension du monde, plus handicapante que les autres, nous empêche d’imaginer correctement à quoi pourrait ressembler notre futur. Pire, elle nous pousse à faire de nombreuses erreurs et approximations. Cette limite, basée sur notre conception actuelle du monde, celui qui nous entoure, est ce qu’on pourrait appeler la « suprématie du présent ». Il s’agit du principe qui vise à étendre une réalité de notre présent direct à un temps beaucoup plus étalé, dans le passé et le futur, comme étant une norme universelle. Cette manipulation psychologique peut s’apparenter à la pression de choisir la même religion que la famille dans laquelle on est né car on ne connaît, on ne pense et on ne vit que par ce même prisme culturel.

Au premier abord bénigne, voire négligeable, la « suprématie du présent » fausse pourtant profondément notrere présentation du passé et du futur, la réduisant à des certitudes qui nous sont familières. Cette hypnose peut agir aussi bien sur notre représentation du passé que sur celle du futur.

Une vision altérée de l’évolution passée

Premièrement, ce biais peut altérer notre représentation du passé, nous forçant à considérer un état actuel comme un dogme depuis longtemps indétrônable. Prenons pour exemple une phrase qui illustre l’erreur de raisonnement conséquente à la suprématie du présent : « Aujourd’hui, nous sommes des humains normaux, mais les modifications génétiques et les prothèses robotiques vont nous déshumaniser demain, car nous deviendrons des sur-humains. » Avec cette idée, par extension, nous prenons l’état actuel de notre corps comme étant la norme. Cela revient à se dire : « Aujourd’hui je suis pleinement humain, mais si je modifie les caractéristiques actuelles de mon corps je perdrai cet état. »

Être immunisé par un vaccin, vivre dans un monde où la peste a disparu, ou bien simplement pouvoir se faire opérer des yeux pour éviter la myopie fait de nous, par définition, des surhumains

Or, l’état actuel de notre corps est tout sauf « normal » et « humain ». Par exemple, l’espérance de vie de notre espèce, Homo Sapiens, est bien inférieure à 80 ans. Notre longévité n’a cessé d’augmenter : elle ne dépassait guère les 30 à 40 ans pour les premiers hommes. Et 80 ans est un nombre au final plutôt arbitraire, qui dépend profondément des conditions dans lesquelles nous nous plaçons. Ce qui fait qu’aujourd’hui nous vivons aussi longtemps, c’est l’incroyable maîtrise de la médecine moderne et des technologies. Être immunisé par un vaccin, vivre dans un monde où la peste a disparu, ou bien simplement pouvoir se faire opérer des yeux pour éviter la myopie fait de nous, par définition, des surhumains.

© ConexaoCabeca / Pixabay

Être octogénaire n’est donc pas « normal » vis-à-vis de notre espèce, ce n’est pas « humain » au sens biologique du terme. Prétendre le contraire, c’est oublier la lente mais réelle évolution de notre qualité de vie et de son niveau de maîtrise technologique, cela revient à penser que nous sommes dans cette état-là depuis très longtemps. D’un point de vue biologique, il s’opère la même chose que lorsque les animaux vivant dans des parcs animaliers vivent plus longtemps que ceux en liberté, parce qu’ils sont dans un environnement « augmenté ».

Dans ce contexte, c’est même ce que nous appelons « humain » qui nous échappe. Fait-on référence à l’humain au sens de celui qui porte dans son ADN les marques de l’espèce Homo Sapiens , à savoir l’humain biologique ? Ou bien entend-on plutôt ce terme au sens de celui qui appartient à l’humanité, vivant dans une culture, une société, une civilisation qui font notre histoire et nous éduquent ? Comme nous venons de le voir, ce qui fait l’humain d’aujourd’hui, comme la culture scientifique et le recours aux vaccins par exemple, altère l’humain biologique. Par définition, l’un ne peut exister en même temps que l’autre. Malheureusement, à cause de la suprématie du présent, nous passons très rapidement à la sacralisation de l’humain. Vivre 80 ans est devenu un dogme indétrônable, et celui qui veut augmenter son espérance de vie peut passer pour un hérétique. Pourtant, si l’on repartait de zéro, en nous autorisant à faire voler en éclat nos « vérités suprêmes », nous pourrions entrevoir les choses sous un nouvel angle.

Ainsi, comme le montre la valeur que nous donnons à notre condition d’humain – alors que cette condition même est difficilement appréhendable – sortir du piège de la suprématie du présent s’avère un exercice très complexe. Cette complexité qui explique justement que nous tombions si facilement dans l’erreur ou l’approximation.

Les vaccins font de nous des OGM, des organismes génétiquement modifiés capables de résister à un virus

Nous sommes – il est nécessaire de le reconnaître – déjà des surhumains. Et cela n’a rien d’extraordinaire, ni de diabolique. Les vaccins font de nous des OGM, des organismes génétiquement modifiés capables de résister à un virus. Chacun peut se faire opérer pour éviter de devenir myope. Chacun peut subir une chimiothérapie pour tenter de stopper une tumeur de l’intérieur. Nous avons profondément modifié notre corps, notre génétique, et bien au-delà nous avons modifié notre environnement. Cela paraît aujourd’hui totalement normal de vivre dans un monde sans diphtérie ou sans coqueluche. Il a fallu, par exemple, seulement 4 ans pour éradiquer la polio en Amérique suite à la création du vaccin dédié.

« Tommy », premier cheval anglais inoculé, pour la production de sérum antidiphtérique (1894).
« Tommy », premier cheval anglais inoculé, pour la production de sérum antidiphtérique (1894). / © CC by 4.0

Demain sera différent d’aujourd’hui

Mais le problème de s’arrête pas là. Pire, le prisme de la « condition présente » est plus puissant, et possiblement plus dangereux, quand il s’étend au futur et nous empêche de nous le représenter. De grandes divergences peuvent ainsi s’opérer et amener à des conclusions – voire à des rejets – hâtives, dont le fondement et le raisonnement sont faux. Prenons l’exemple du raisonnement suivant : « La surpopulation va épuiser toutes les ressources de l’espèce humaine dans le futur. » Le biais, ici, est d’imaginer la surpopulation de demain dans le monde d’aujourd’hui. On ne fait évoluer qu’une donnée – en l’occurrence la démographie – mais on projette nos connaissances actuelles sur le monde d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de surpêche, de déforestation ou d’urbanisation.

Pourquoi ne pas imaginer que nous trouverons des solutions pour passer à 100% d’énergies renouvelables ? Plus utopique, pourquoi ne pas imaginer que la terraformation de Mars et sa colonisation ne puissent s’enclencher ?

Un tel raisonnement est une impasse puisque, demain, tout est destiné à évoluer. Pourquoi ne pas imaginer que nous trouverons des solutions pour passer à 100% d’énergies renouvelables ? Plus utopique, pourquoi ne pas imaginer que la terraformation de Mars et sa colonisation ne puissent s’enclencher ? D’ailleurs, la plus dynamique des évolutions est celle des technologies. On peut ainsi espérer que la technologie apporte la solution à une possible surpopulation avant même que celle-ci ne ne devient vraiment sensible. Cela n’empêchera pas le problème de la surpopulation de survenir, mais celui-ci se posera sous une forme très différente et encore difficilement concevable aujourd’hui.

Une plage bondée sur la côte amalfitaine, en Italie
Une plage bondée sur la côte amalfitaine, en Italie / © Boss Tweed / Flickr

L’exemple de l’allongement de l’espérance de vie est un cas d’école, qui montre bien que demain ne sera pas une version radicale d’aujourd’hui. Un grand nombre de questions qui semblent aujourd’hui d’une grande importance ne se poseront d’ailleurs tout simplement pas demain. Prenons l’exemple de l’évolution du travail : à moins de travailler par passion, une grande majorité de personnes préfèrent rejeter l’idée de vivre plus longtemps car elles ne souhaitent surtout pas travailler plus longtemps, dans un emploi souvent aliénant et déshumanisant. À cause de la « suprématie du présent », ils imaginent demain une vie plus longue mais dans le monde d’aujourd’hui : nous sommes ici précisément dans l’illusion d’un « mauvais futur ». En effet, de grandes avancées comme l’automatisation et la gratuité de certaines production de biens et services, ou des transitions comme le revenu universel, nous amèneront demain à repenser la notion de travail.

Révolution technologique globale

Le principal coupable de notre incapacité à penser demain ne le fait pas exprès. Il s’agit de notre cerveau. Notre « organe maître », aussi extraordinaire soit-il, présente des limites. L’appréhension des concepts globaux en est une. Et c’est précisément ce qui est à l’oeuvre ici. À l’échelle de l’individu, à notre échelle, il est impossible de saisir toutes les enjeux, les défis, les problématiques et les petits détails qui se cachent derrière un concept tel que « la société » ou « l’économie ». Cela nécessite une puissance de calcul qui va bien au-delà de celle de notre cerveau. Même à l’échelle de plusieurs personnes, comme un gouvernement, il est difficile de parler objectivement de tels domaines sans faire d’omissions ou d’erreurs d’approximation.

Qui aurait pu prévoir l’organisation héliocentrique de notre système solaire à l’époque où l’on croyait que la Terre était au centre de l’univers ?

Alors tentons d’imaginer quelque chose d’aussi global que « le monde de demain ». C’est impossible : nous devons forcément faire des approximations, et oublier quelques « critères ». Des approximations qui sont vite comblées par la « suprématie du présent ». D’une certaine manière, nous vivons un trait d’union entre deux mondes. Demain, bien plus que la révolution industrielle ou la révolution Internet, la révolution technologique globale, permise notamment par les deux précédentes, sera tellement vertigineuse que nous ne pouvons l’imaginer. Qui aurait pu prévoir l’organisation héliocentrique de notre système solaire à l’époque où l’on croyait que la Terre était au centre de l’univers ?

Quand on considère le progrès scientifique, la « suprématie du présent » pose notamment un problème en forme de frein. Le cas de la Terre, dont on a longtemps cru qu’elle était au centre de l’universe, en est l’exemple parfait : ceux qui osaient contredire ce dogme étaient punis, payant parfois leur contestation de leur vie. Aujourd’hui, sans même chercher à prendre parti, il est légitime de dire que les personnes qui dénoncent la longévité, le transhumanisme ou le technoprophétisme comme étant étant irréalistes sont comparables à ceux qui rejettaient, jadis, le fait que la Terre soit ronde.

Aujourd’hui, si l’on dépasse la suprématie du présent et les dogmes auxquels nous sommes assignés, on peut tout imaginer pour demain. Est-ce que penser que nous ne vivrons pas plus de 120 ans, que l’intelligence artificielle ne dépassera pas l’homme, c’est être aussi borné que ceux qui pensaient que la Terre n’était pas ronde et ne gravitait pas autour du Soleil au XVe siècle ? Aujourd’hui, il est sensé d’imaginer que l’intelligence artificielle dépasse le cerveau humain, tout comme il est possible, et aussi plus exotique, de penser que l’avènement suprême de l’intelligence artificielle n’aura finalement jamais lieu.

 

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Image à la une : Robert Downey Jr. dans Iron Man / Courtesy of Marvel

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