FM-2030 ou l'individu contrarié

Après un retour sur la singularité technologique telle qu’évoquée par John von Neumann, suite de cette série sur l’archéologie du transhumanisme avec FM-2030, futuriste américain d’origine iranienne.

Publié le 21 juin 2017, par dans « Homme augmentéImmortalité ?Question socialetranshumanismeTransition Laborale »

La pensée de FM-2030, Fereidoun Esfandiary de son nom de naissance, l’un des représentants les plus emblématiques des utopistes libertaires futuristes de la Côte Ouest des Etats-Unis, est intéressante à plus d’un titre : par sa radicalité décomplexée, par sa capacité à saisir plusieurs évolutions technologiques, et bien sûr aussi par son caractère inévitablement daté.

En relisant Up-Wingers : a Futurist Manifesto (1973), on sent encore tout le souffle de la révolution de moeurs qui emmenait à l’époque la jeunesse sur des chemins peu explorés. On pourrait traduire Up-Wingers par Ceux du Haut, par opposition à “ceux de droite” et “ceux de gauche” (left-wingers et right-wingers en anglais) dont FM-2030 veut se distinguer. Pour sortir de l’opposition gauche-droite, que l’auteur juge stérile et anachronique, il propose de “choisir le haut”, l’ascension, la transcendance – par la technologie, mais pas uniquement.

Up-Wingers n’est pas un monument de philosophie, c’est davantage un pamphlet politique, un brûlot provocateur. Le ton est donné dès les premières pages : “N’écoute pas les pessimistes ni les cyniques. Ce sont des perdants. Ils n’ont même pas le sentiment de mériter le bonheur. Si nous les avions écoutés, nous serions encore dans des cavernes. (…) L’optimisme est visionnaire. Le pessimisme réactionnaire. Le pessimisme est anti-avenir.”

Dans la suite de son texte, le futuriste s’attaque à plusieurs sujets très différents.

 

La famille : table rase

C’est sur le sujet de la famille que Up-Wingers est le plus déroutant. FM-2030 propose de remplacer les liens familiaux traditionnels père-mère-enfant, qu’il juge toxiques et incitant à la dépendance psychologique, par des transcommunes, les “mobilias”. En 1973, les “communes” de jeunes gens sont à la mode, mais Esfandiary va beaucoup plus loin. Les mobilias sont des unités de vie temporaire qui accueillent n’importe qui, pour des durées plutôt brèves. Selon l’auteur, les humains n’ont pas besoin de stabilité, qu’il définit comme un synonyme de stagnation.

Les “Centres d’Enfants” recueillent le matériel biologique nécessaire à des fécondations in vitro. Des généticiens, démographes et sociologues, avec l’aide d’ordinateurs, sélectionnent les embryons les plus prometteurs et décident de les implanter dans des femmes volontaires [1] ou, plus tard, dans des utérus artificiels. Les donneurs doivent être décédés, de préférence, ou âgés de plus de 80 ans. De toutes façons, les parents biologiques ne sont pas prévenus de la naissance. Ensuite de quoi, les enfants sont élevés dans les mobilias par des adultes de passage “qui le souhaitent”.

 

L’éducation : la fin de l’école

FM-2030 est préoccupé par les structures sociales qui reproduisent, selon lui, des états de dépendance et d’aliénation de l’individu vis-à-vis de la société. Il refuse le patriarcat, le matriarcat ou tout pouvoir d’un individu sur un autre de manière générale. Ainsi, l’école doit être abolie : l’élève, jeune ou moins jeune, est formé par des systèmes automatisés, sur demande, vidéocassettes, programmes de télévision. Il faut “instituer un système d’ordinateurs centralisés permettant à n’importe qui d’avoir accès à n’importe quel moment à n’importe quelle information” (cela s’est en partie réalisé avec YouTube). En mettant l’école à la poubelle, FM-2030 veut également supprimer les examens, les notes, les appréciations et la compétition. Ce thème de l’injustice de la compétition revient à plusieurs reprises dans le livre : pourquoi se battre et se mesurer les uns aux autres, dans un contexte d’abondance et de liberté potentiellement totale ?

 

L’économie et l’industrie

Ce sont les villes, nous dit FM-2030, qui sont aux avant-postes du progrès. Les urbains sont progressistes et adhèrent aux nouvelles technologies plus rapidement. Cependant, des résistances existent (des “conservatismes”) et il faut à tout prix les réduire.

Grâce à l’automatisation, on doit passer à la semaine de quatre, puis trois jours, et à la journée de quatre ou cinq heures de travail, le reste étant dédié aux loisirs.

L’auteur suggère de créer des Conseils Technologiques dans chaque pays, et un Conseil Technologique Universel aux Nations Unies. Il s’agit d’un gouvernement technocratique de savants et spécialistes aidés d’ordinateurs, et chargé de définir les tendances pour les trente ou quarante années à suivre. Pour les autres décisions, l’auteur prône le “référendum instantané universel”.

 

Transport et communication

Il faut aller plus vite : après l’avion supersonique, l’avion hypersonique (prévu selon lui pour les années 1990), la généralisation de transport aérien même sur de courtes distances (hélicoptères, hélibus), les véhicules autonomes, les monorails sans pilote.

L’idée générale est de communiquer davantage. Dans le fouillis de nouveautés proposées, évidemment plusieurs existent aujourd’hui : le “picture phone” ressemble à notre smartphone, et les “TV patrols” (qui permettent de voir n’importe quel endroit en direct) font penser à un mélange de webcams et de vidéosurveillance en accès libre. Les “Central Computer Services” ressemblent beaucoup aux services de Google : météo, encyclopédies, messagerie, etc.

C’est bien la communication libérée et révolutionnée qui est la cause principale de l’éclatement des structures sociales anciennes : “La famille, le mariage, l’école, le travail à plein temps, le gouvernement bureaucratique, la ville, la nation… sont des systèmes féodaux et industriels. Ils n’étaient valables que tant que nous avions des technologies féodales et industrielles. Ces systèmes ne survivront pas à l’émergence des télétechnologies. Ils sont trop structurés, trop fragmentés, trop lents, trop enracinés. La télétechnologie génèrera ses propres styles de vie, redessinera tous les aspects de la vie.”

En mettant également la population au courant de tout événement se passant sur Terre, les nouveaux moyens de communication permettent de renforcer la démocratie en empêchant les armées et gouvernements d’agir en secret [2].

 

Urbanisme et aménagement du territoire

Up-Wingers est aligné sur de nombreuses utopies des années 1970 concernant la ville et l’habitat. Il s’agit de quitter les “rues sans soleil” des villes anciennes et construire des “Communautés Instantanées” (Instant Communities) faites d’habitations et espaces modulables, mobiles, temporaires. Comme des festivaliers perpétuels, les habitants déménagent en permanence et se fixent où ils veulent quand ils veulent.

Archigram (Peter Cook), Instant City, 1968

FM-2030, qui dit ne pas aimer le principe de mégapole ou d’empilement d’étages des gratte-ciel modernes, propose de construire de vastes “bulles” dans lesquelles la météo peut être modifiée sur demande. L’automatisation radicale de l’agriculture et des transports, et la baisse radicale du coût de l’énergie, permettent une densité faible.

Ces communautés de l’instant permettent de transformer la planète en village global où l’on fait plusieurs milliers de kilomètres par jour sans problème. L’un des buts de cette mobilité est de se débarrasser des anciennes communautés fondées sur l’enracinement géographique. Il faut en effet “refuser de s’identifier à un pays”, ne reconnaître “aucune frontière nationale” et s’engager “contre la nationalité”. La communauté ne pouvant être que planétaire et universelle. Il se prononce également en faveur du bénévolat immédiat pour aider les Nations Unies.

En attendant, FM-2030 (qui est fils de diplomate) prône le droit d’ingérence total, puisque tout ce qui arrive sur Terre concerne tout le monde.

 

L’individu, rempart contre tout le malheur du monde

De manière plus globale et sans détailler tout le livre, qui regorge de détails amusants, bluffants ou totalement délirants, Up-Wingers se révèle un manifeste de l’individualisme total.

Les systèmes de sousveillance remplacent la surveillance verticale, et la technologie rend l’existence matériellement plus facile, empêchant toute interdépendance. Il y a de nombreux parallèles entre Up-Wingers et certains écrits de Marx et Engels, notamment sur la famille. Dans les deux cas, les conditions de vie et la technique modifient profondément les rapports sociaux, vus comme purement économiques, et redéfinissent complètement ce qu’être humain veut dire.

 

Biologie et liberté

Dans la dernière partie de l’essai, plus technique si l’on peut dire, les progrès biologiques sont abordés parallèlement à des thèmes plus classiques.

On a tout d’abord droit à un constat sévère, sans doute trop, en tout cas fidèle aux caricatures que peuvent faire les bioconservateurs des transhumanistes : “Je n’aime pas mon corps. Je suis laid, maladroit, faible. Que puis-je contre cela ? Je suis pris au piège de mon corps. (…) Je n’aime pas ma personnalité. J’aurais voulu être différent. Comment puis-je me libérer ?”

FM-2030 postule que nous ne sommes que des marionnettes manipulées par les structures sociales, par nos corps façonnés par l’évolution, et enfin par la météo. Le fait qu’un pique-nique puisse être perturbé par une averse le contrarie fortement. Nous sommes prisonniers dans les deux dimensions de l’Espace (en restant bloqués aux mêmes endroits, sur la même planète) et du Temps (en ne vivant que quelques décennies).

Le résultat de cette absence fondamentale de liberté est tout d’abord une injustice profonde : les malchanceux sont punis, les autres accèdent à des récompenses qu’ils ne méritent pas.

L’auteur déroule alors une liste impressionnante de techniques à développer dans les années qui viennent : génie génétique, organes artificiels, modifications corporelles, combinaisons protectrices, voyage interplanétaire… rien n’est tabou, et on retrouve les grandes thématiques transhumanistes classiques, de la cyborgisation à la suppression du vieillissement, en passant par le droit à l’auto-détermination biologique (transsexualisme, transracialisme) ou l’augmentation de la robustesse (pouvoir vivre sous l’eau, dans l’espace, se nourrir d’énergie solaire)…

 

Futurisme

Nous sommes en 2017, 44 ans ont passé depuis la publication de cet essai qui n’était ni très académique, ni très documenté, mais qui jette un éclairage saisissant sur la genèse du mouvement transhumaniste.

Si la tonalité globale de Up Wingers est parfois à la limite de l’incantation naïve new age, on ne peut pas nier que l’analyse de l’auteur est assez juste, tant dans ses prédictions technologiques que sociologiques, et ce malgré quelques aberrations.

Trois choses interpellent toutefois le lecteur aujourd’hui :

1) L’analyse sur l’absence de liberté n’est pas poussée assez loin, contrairement aux écrits de Henri Laborit par exemple. Le fait que l’être humain soit bardé de déterminismes rend la notion de liberté relative : ainsi, des individus qui apprécient de vivre dans des containers mobiles plutôt que dans des villes anciennes doivent leurs goûts à leur éducation, et ne sont pas plus “libres” de posséder telle ou telle inclination.

2) Comme souvent dans les textes pamphlétaires, une vision assez monochrome de l’être humain est proposée, sans variations, alors même que l’auteur se veut le chantre d’une diversité plus grande. Davantage de recul auto analytique, comme le propose la chercheuse Marina Maestrutti depuis quelques années, peut permettre aux transhumanistes et extropiens de la première génération d’essayer de comprendre en quoi leur parcours et leur éducation leur fait promouvoir un futurisme parfois excluant et déconnecté des aspirations de la majorité – que ce soient Laurent Alexandre et son obsession du QI, ou ici FM-2030 et son rêve d’une humanité sans attaches qui fait écho à son enfance de fils de diplomate itinérant.

3) Malgré tout cela, ce texte demeure une analyse crue et lucide de notre condition et de nos inhibitions (manque de confiance, culpabilité), et une grande bordée d’optimisme mâtinée de ce que les anglophones appellent l’empowerment (émancipation, montée en capacité). Les manifestes et utopies des années 1970 génèrent un sentiment ambigu aujourd’hui, manquant parfois de finesse à nos yeux, mais faisant montre dans le même temps d’une radicalité sans hésitations qui fait un peu défaut à notre époque…

Up-Wingers, comme son nom l’indique, est avant tout un texte politique. En cela, il est très éclairant sur l’objet politique nouveau qu’est le transhumanisme : empruntant à la “droite” et à la “gauche” de nombreux éléments constitutifs de leurs discours, et en reprenant à son compte le fil conducteur du marxisme de la “libération” des servitudes ancestrales, tout en convoquant l’imaginaire anarchiste et l’esprit pionnier.

Depuis 1973, beaucoup de transhumanistes se sont “spécialisés” : certains insistant sur la longévité, d’autres sur les augmentations corporelles… nous avons peut-être perdu cette vision englobante (et il faut le dire un peu totalitaire) du “projet social” transhumaniste. Est-ce une bonne chose, un aveu d’humilité ou un reflet de l’époque ?

Espérons que FM-2030, qui est cryogénisé, revienne un jour parmi nous pour poursuivre la discussion.

 

Le texte original d’Up Wingers, en anglais


1) Il ne précise pas comment trouver des femmes prêtes à subir une grossesse sans avoir le droit de voir leur enfant par la suite.

2) On a retrouvé ce thème très souvent depuis 2010 lors des divers soulèvement populaires de par le monde (Printemps Arabes, Maidan…)

Porte-parole de l'AFT