L'absurde peur du temps libre
Allonger la durée de vie, réduire le temps de travail, ces deux revendications ont un point commun : nous procurer plus de "temps libre". Mais beaucoup de voix s'élèvent également pour dire que ce n'est pas souhaitable... précisément parce que cela promet plus de temps libre ! Regardons de plus près pourquoi.
Publié le 16 mars 2016, par dans « Immortalité ? »
Dans le cadre du transhumanisme « technoprogressiste » que nous promouvons, il y a deux revendications majeures :
- D’une part, faire de l’allongement de la durée de vie en bonne santé une cause médicale à part entière, afin que tous ceux qui le souhaitent puissent en bénéficier.
- D’autre part, redistribuer les bénéfices de l’automatisation, afin que le remplacement progressif des emplois par des machines permette à chacun une vie plus libre et plus épanouissante.
Allonger la durée de vie, réduire le temps de travail, ces deux revendications ont un point commun évident : nous procurer plus de « temps libre », tant sur l’échelle d’une semaine que sur celle d’une vie. Beaucoup de voix s’élèvent pour dire que cela n’est pas possible, pour des raisons X ou Y. Cela est un vaste débat, et n’est pas l’objet de cet article.
Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est que beaucoup de voix s’élèvent également pour dire que ce n’est pas souhaitable… précisément parce que cela promet plus de temps libre ! Regardons de plus près pourquoi.
La peur d’une vie plus longue
Lorsque l’on parle d’allonger la durée de vie, on rencontre souvent la réaction suivante : « Mais je ne veux pas passer 50 ans dans un lit d’hôpital ! »
On explique alors qu’il ne s’agit bien sûr pas de prolonger indéfiniment la vieillesse, mais précisément de retarder sa venue, en restant le plus longtemps possible en forme et en pleine possession de ses moyens. Mais une fois cela admis, des oppositions demeurent : « Mais qu’est-ce que je vais faire de 50 ans de vie en plus ? Je ne sais déjà pas quoi faire le dimanche après-midi ! »
D’autre vont plus loin dans la condamnation, et affirment que la valeur de la vie réside précisément dans sa brièveté ; que vivre plus longtemps lui ôterait toute saveur, nous rendrait dépressifs et neurasthéniques. En suivant ce raisonnement jusqu’au bout, il faudrait donc limiter l’espérance de vie à 35 ans, car cela donnerait d’autant plus de valeur à l’existence ! C’était le cas il y a plusieurs siècles, à l’époque des grandes épidémies et des maladies liées au manque d’hygiène. Or, il serait très douteux d’affirmer que la vie était plus intense et idyllique en ces temps-là…
Certaines personnes, une fois arrivées à l’âge de la retraite, se retrouvent désemparés et désœuvrés. Ils occupent leurs journées à « tuer le temps » en attendant que les années passent (télévision, mots croisés…), et finissent par littéralement « mourir d’ennui », car une humeur morose prolongée n’est pas un facteur de santé positif. De ce point de vue, vivre plus longtemps ressemble plus à une punition qu’autre chose.
Note : si l’on défend le droit à vivre plus longtemps, il faut également défendre celui à mourir, pour les personnes qui ne souhaiteraient plus vivre pour telle ou telle raison. Il ne s’agit en aucun cas de « forcer » des gens à vivre 20 ans de plus contre leur gré !
La peur d’une semaine plus libre
Similairement, lorsqu’on parle de réduire le temps de travail hebdomadaire, beaucoup expliquent que ce n’est pas possible, mais aussi que ce n’est pas souhaitable.
Soyons bien clairs ici : nous parlons du travail contraint par la nécessité de gagner sa vie, et non du travail « par vocation » – même si, en pratique, il s’agit souvent d’un mélange plus ou moins équitable des deux. Le second peut être pratiqué de façon librement choisie sur son temps libre.
L’une des origines de cette croyance est liée à notre culture chrétienne : « tu travailleras à la sueur de ton front », déclare la Bible. Monseigneur Pierre Debergé, interrogé sur le revenu de base, rappelle que le travail est « une dimension essentielle de l’être humain ». Or, il faut garder à l’esprit que cette glorification du travail date d’une époque où il était nécessaire, et où toute main d’oeuvre était bonne à prendre. Depuis, nous avons « intériorisé » ce principe, et lui avons inventé des vertus exclusives : le travail serait pour l’humain la seule façon de se réaliser, ou du moins la principale.
Ce mythe est entretenu par nos politiques, qui ont tout intérêt à glorifier le travail pour des raisons économiques évidentes. Pour faire passer la pilule, il faut donc « enrober » le travail d’une couche de chocolat. Ainsi, on le présente comme l’outil essentiel de réalisation du potentiel humain, comme le pilier principal sur lequel doit s’appuyer toute vie qui se veut réussie. Là encore, du trader surmené à l’ouvrier à la chaîne, nous finissons par intérioriser ce principe, tel un époux intériorisant la violence de son conjoint.
Et similairement à la retraite morose évoquée plus haut, beaucoup de gens ont des activités peu variées et s’ennuient souvent le soir. Cela peut s’expliquer par le besoin de se détendre, qui conduit à des activités passives telles que la télévision. Le problème est que cette apathie s’étend ensuite à des périodes de temps libres plus longues (week-end, congés…) : nous en oublions littéralement que nous pouvons faire un usage constructif de notre temps libre. Et c’est ainsi que la perspective d’avoir davantage de temps libre devient terrifiante.
Et pourtant…
A l’échelle d’une vie, la quantité de choses que nous pourrions faire est littéralement infinie. Même en s’y consacrant pleinement pendant 50 ans, nous ne pourrions visiter qu’une infime partie des pays existants, nous ne pourrions lire qu’une infime partie des livres écrits, nous ne pourrions rencontrer qu’une infime partie des personnes vivantes, nous ne pourrions créer qu’une infime partie des œuvres possibles, nous ne pourrions percer à jour qu’une infime partie des secrets de l’univers…
La seule différence entre le temps libre et le travail est que le second est contraint et conditionné par la nécessité de gagner sa vie. Or, si le travail est parfois une vocation (artiste, entrepreneur, professeur…), rien n’empêche de faire ces mêmes activités sur son temps libre. La différence est que cela procède alors d’un choix et non d’une contrainte économique. On peut parfaitement choisir de s’investir dans un projet artistique, dans la création d’un logiciel, dans une association politique ou humanitaire…
Bien entendu, rien n’oblige à devenir hyperactif et à faire tout cela ! Cela peut tout aussi bien consister à s’inscrire à un club de poterie ou à planter des arbres. Le message ici est que les possibilités ne manquent pas, que l’on ait un tempérament énergique ou calme. Et qu’elles ne manqueraient pas même si nous ne travaillions que 2 heures par semaine, même si nous vivions 500 ans. Cela semble une évidence, dit ainsi. Mais pourtant, nous perdons cette évidence de vue, avec l’abrutissement du train-train quotidien.
Par ailleurs, le temps libre laisse plus d’espace de réflexion : cela nous permet de nous interroger sur le sens de notre vie, sur nos objectifs à long terme…
Les détracteurs du temps libre sont des idéologues de l’ennui. Ouvrons les yeux et réalisons que, dans le monde de plus en plus riche et complexe qui est le nôtre, l’ennui n’est tout simplement pas une option crédible !
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