Les conséquences d'une automatisation totale
De plus en plus de métiers sont automatisés; à terme, tous pourraient l'être. Cependant, cette automatisation massive fait disparaître de l'emploi, donc des sources de revenu. Les bénéfices de cette automatisation pourraient ainsi ne bénéficier qu'à une infime minorité... Faut-il s'en inquiéter ? Comment réagir ?
Publié le 23 juillet 2015, par dans « Question sociale »
Le robot que vous pouvez voir ci-contre se nomme Baxter. Développé par la start-up Rethink Robotics [1], il a pour ambition de remplacer les humains dans des tâches industrielles simples. Son atout ? La polyvalence. Les robots industriels classiques ne savent effectuer que quelques tâches ultra-spécialisées. Baxter, avec ses deux bras et sa vision caméra, peut aussi bien trier des objets qu’assembler des composants mécaniques ou électroniques. A terme, un tel robot pourrait effectuer les mêmes tâches que n’importe quel ouvrier sur une chaîne de production. [2]
Ce n’est bien sûr qu’un exemple parmi tant d’autres. Tout le monde a entendu parler des Google Cars [3], ces voitures capables de conduire de façon autonome. A terme, elles pourraient offrir un niveau de sécurité bien supérieur à celui d’un conducteur humain : le logiciel de bord ne connaît ni la fatigue, ni la baisse d’attention, et peut réagir à un danger de façon instantanée. Similairement, des robots pourraient remplacer aussi bien les serveurs que les cuisiniers dans un restaurant, avec une productivité et une efficacité décuplée. Pour ceux qui ne seraient toujours pas convaincus, le TED Talk ci-dessous donne un bon aperçu :
Tout métier peut être automatisé
S’il est difficile de prédire dans combien d’années tel ou tel métier sera automatisé, la tendance est en revanche indéniable : de plus en plus d’activités seront effectuées par des robots, et disparaîtront du marché de l’emploi. Nous vivons déjà dans une société où de nombreuses tâches, jadis effectuées par des humains, le sont par des machines. La conséquence de cela a été une large diminution de la part de paysans et d’ouvriers dans les pays développés. Les métiers actuels s’orientent davantage vers le tertiaire, vers la supervision des machines existantes, et vers la conception de nouvelles machines toujours plus efficaces.
Les travailleurs de nos sociétés se sont donc recentrés vers la gestion d’une production de plus en plus automatisée. Cependant, à terme, ces gestionnaires pourraient également être remplacés. Les intelligences artificielles sont actuellement trop primitives pour cela, mais leurs progrès fulgurants laissent la porte ouverte à toutes les possibilités. Même les chercheurs et ingénieurs, qui pensent être à l’abri de l’automatisation [4], pourraient être un jour supplantés par des IA. Au final, même l’Art, domaine de l’humain par excellence, ne pourrait-il pas se voir investi par des IA, comme le suggèrent les créations oniriques de Google Deep Dream [5] ?
Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? A première vue, automatiser le travail semble positif : libéré de cette contrainte, chacun pourrait s’adonner pleinement à une vie riche et épanouissante, faite de découvertes, d’expériences, de rencontres, de voyages, de culture, de jeu, de création, d’amour, de philosophie, de partage… Cependant, cela suppose que les bénéfices de cette automatisation seront équitablement répartis, ou du moins accessibles au plus grand nombre. Or, même en se restreignant aux pays riches, cela n’est pas du tout certain. Essayons d’expliquer pourquoi.
Vers l’inégalité extrême
Notre monde est de plus en plus automatisé, mais également de plus en plus inégalitaire sur le plan financier. Alors que des paysans du tiers-monde vivent dans une misère en de nombreux points comparable au moyen-âge, les « 0.01% plus riches » détiennent des sommes jamais accumulées par le passé, avec tout le luxe technologique que cela implique. Or, si vous n’êtes pas l’un de ces « super-riches », il est très probable que vous travailliez pour eux, directement ou indirectement. Ceux qui détiennent des part importantes du capital l’investissent pour le faire fructifier. Ces investissement génèrent de l’activité économique, et c’est là que vous intervenez. En effet, l’automatisation n’étant encore que partielle, la machine économique a besoin de nombreux « composants humains » pour fonctionner. Pour y participer, vous devez par ailleurs satisfaire divers besoins, à commencer par manger et vous loger. Cela génère d’autant plus d’activité économique, et ainsi de suite jusqu’aux emplois les plus modestes.
Supposons maintenant que l’on garde le même système économique, et que l’on automatise 50% des emplois. Que va-t-il se passer ? L’économie va se « contracter », et les inégalités vont s’accroître. Les détenteurs du capital, en investissant, pourront générer davantage de richesses avec moins d’emplois. L’emploi des classes moyennes s’étant réduit, la consommation se fera moins sur les produits courants, et davantage sur des produits de luxe. Ceux qui ne sont qualifiés que pour des emplois simples n’auront quasiment plus d’opportunités, et seront réduits à la précarité, voire à la misère. Pour les autres, il sera toujours possible de décrocher un emploi, mais en redoublant d’efforts et de créativité, au prix d’études de plus en plus longues et poussées, et sur un marché de l’emploi de plus en plus restreint et compétitif. Ceux qui détiennent des parts importantes du capital, quant à eux, verront leur richesse augmenter très largement, pour peu qu’ils aient investi dans les bons secteurs.
Supposons enfin que l’on pousse ce phénomène à son extrême limite : celle de l’automatisation totale de tous les métiers, comme décrit plus haut. Les inégalités deviennent alors extrêmes, bien davantage que ce que l’on peut voir aujourd’hui. La production industrielle s’adapte aux besoins de ceux qui peuvent encore consommer. Pour les autres, l’immense majorité, n’étant plus qualifiés pour aucun emploi… Dans un cas relativement optimiste, il subsisteront grâce à des aides sociales, mais au prix d’une lente dépression et d’une culpabilité permanente : de nombreux systèmes de valeurs (de droite, de gauche ou encore religieux) les désignent comme des « parasites », des « bons à rien », etc. Le cas échéant, ils n’auront plus d’autre option que de cultiver des parcelles de terre, en supposant qu’ils en soient encore propriétaires. La misère, la rancœur et le sentiment d’injustice créés par cette situation rendront le monde beaucoup plus instable et dangereux, y compris pour les « super-riches » [6] : émeutes, terrorisme généralisé, guerres…
Ce tableau, au trait que l’on trouvera peut-être forcé, voire caricatural, illustre néanmoins une tendance à l’œuvre dès notre époque. Cela a notamment été théorisé par l’économiste Thomas Piketty dans son livre « Le Capital au XXIe siècle » [7], qui a connu un succès mondial au vu de l’actualité de ses thématiques. Il y est fait la démonstration très longue et très documentée d’une thèse au final très simple : aujourd’hui, la rente du capital rapporte davantage que le travail. La rente amenant davantage de capital, donc de rente, cet état de fait ne peut a priori qu’empirer, par cercle vicieux. A moins que…
Il est toujours possible de changer de système, lorsqu’on est conscient des périls. Mais cela implique tout d’abord de changer les mentalités.
En finir avec le dogme du travail
Depuis la nuit des temps, l’homme doit travailler pour subsister. Il est donc logique, au fil des siècles, qu’il ait placé une grande valeur dans le travail, qu’il en ait fait quelque chose de sacré : il est bon et moral de travailler, et chacun doit gagner son pain « à la sueur de son front ». Ceux qui ne travaillent pas, qui ne participent pas à l’effort collectif, sont un poids pour la société et doivent être considérés avec mépris.
Cette mentalité était sans doute adaptée aux siècles passés, où le simple fait de subsister demandait une part importante d’efforts, et où toute main d’œuvre supplémentaire était bonne à prendre. Cependant, aujourd’hui, nous avons automatisé un grand nombre de tâches. Par conséquent, la bonne volonté et le désir de travailler ne suffisent pas toujours à trouver un emploi. Et cela sera de plus en plus vrai avec le temps : pour obtenir un emploi, il faudra être toujours plus qualifié, toujours plus motivé, toujours plus créatif… et ainsi de suite, jusqu’à ce que la machine surpasse l’homme dans les domaines les plus sophistiqués.
Or, par inertie des mentalités, nous continuons à dévaloriser les adultes non retraités qui ne travaillent pas, particulièrement s’ils sont pauvres. Nos politiques et nos médias les considèrent implicitement comme une charge de la société, comme des « parasites », des « assistés ». Ainsi, nous sommes piégés dans un mode de pensée schizophrène. D’un côté, nous déployons des trésors d’inventivité pour automatiser le travail et nous libérer du labeur, ce qui nous semble intuitivement bon. De l’autre, nous accusons de tous les maux ceux qui ne travaillent pas, alors qu’ils ne sont que la conséquence d’une automatisation que nous avons voulu [8] ! Dans un contexte de raréfaction du travail et d’automatisation massive, cette mentalité masochiste n’est pas tenable sur le long terme.
Le société dystopique décrite plus haut est la conséquence de ce dogme du travail : l’accroissement des inégalités est justifié par le fait que certains effectuent un travail hautement qualifié, et d’autres non. A mesure que le nombre d’emplois se restreint, ces inégalités deviennent de plus en plus extrêmes. Or, ironiquement, une fois que l’automatisation est quasi-totale, pratiquement plus personne ne travaille : il n’y a plus que quelques rentiers qui jouissent des bénéfices de l’automatisation totale. Ce qui justifiait moralement ces inégalités (la capacité à remplir des fonctions non-automatisables) a disparu, et seules les inégalités demeurent.
Sur le long terme, il est donc absurde de continuer à considérer le travail comme un impératif moral. Une automatisation totale ne pourra, par définition, que bénéficier à des rentiers. Mais alors, on peut se demander : ne pourrions-nous pas être tous rentiers ?
Redistribuer les bénéfices de l’automatisation
Si les inégalités sociales sont grandes, nous sommes en revanche égaux en terme de poids électoral. Ainsi, si l’on est conscient des enjeux, on peut infléchir la tendance et éviter le scénario évoqué plus haut.
Sans aller jusqu’à une redistribution parfaite, une idée de plus en plus fréquemment exprimée est celle du revenu de base universel [9]: une sorte d’aide sociale généralisée, sans condition d’obtention et sans limite dans le temps, assurant à chacun un niveau de vie décent. Cette mesure a été expérimentée avec un certain succès et à petite échelle dans certains pays [10], et est aujourd’hui envisagée sérieusement en Finlande [11].
A l’échelle des pays développés, son financement n’est pas un problème : on peut débloquer des sommes phénoménales en taxant le capital à hauteur de seulement 1% par an [7], ou les transactions financières à hauteur de seulement 0.2% [12]. Par ailleurs, sur le plan économique, cet argent n’est pas perdu ni gâché : dans la poche de riches rentiers, il est investi dans des projets industriels; dans la poche de citoyens ordinaires, il sera investi dans des produits de consommation courante. Dans les deux cas, cet argent est réinvesti dans l’économie et participe à son développement.
L’un des arguments majeur contre le revenu de base est celui de la désincitation au travail. En effet, si le travail se raréfie, il reste néanmoins une part incompressible de travail, et cela pour encore plusieurs décennies. Or, si chacun touche déjà de quoi vivre correctement, pourquoi irait-il travailler ?
Les expériences menées jusqu’à présent montrent cependant qu’un tel revenu ne désincite pas au travail [10], bien au contraire : libérés des contraintes de la survie immédiate, ses bénéficiaires peuvent se consacrer à diverses activités d’utilité commune, dans le cadre d’une économie collaborative [13]. Ceux qui travailleront gagneront un surplus d’argent d’autant plus important que le travail sera rare. Par ailleurs, si le travail est rare et facultatif, il devient alors source de prestige et de valorisation sociale. Ainsi, l’incitation au travail sera semblable à celle qui pousse à participer à des compétitions sportives de haut niveau. Enfin, l’inversion du rapport de force employeur/employé permettra de négocier des conditions de travail plus agréables (réduction d’horaires, souplesse d’emploi du temps, télétravail…) qui le rendront d’autant plus attractif.
La mise en place d’un tel outil de redistribution doit bien sûr se faire progressivement, à mesure que le travail se raréfie et s’automatise. Plus l’automatisation sera avancée, plus ce revenu pourra être important. Et plus le travail sera rare, plus il sera valorisé socialement et récompensé matériellement, maintenant une forte incitation au travail jusqu’à la fin du processus d’automatisation.
Mais il faut avant tout que la société soit consciente des enjeux évoqués plus haut. Ces enjeux doivent pénétrer les mentalités, les médias et la sphère politique, afin que de telles mesures puissent être prises. Si l’idée de revenu de base se popularise, si elle devient un véritable enjeu électoral, alors des mesures politiques pourront suivre. Aujourd’hui, le dogme du travail est encore profondément ancré dans les mentalités. Il appartient à chacun d’informer et de susciter le débat autour de soi. A terme, nul métier n’est à l’abri de l’automatisation; il faut en être conscient, et s’interroger sur le futur que nous voulons mettre en place.
Références
[1] http://www.rethinkrobotics.com/
[2] Foxconn, l’usine d’Apple, compte remplacer ses 500 000 ouvriers par des robots : http://spectrum.ieee.org/automaton/robotics/industrial-robots/foxconn-to-replace-human-workers-with-one-million-robots
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Voiture_sans_conducteur_de_Google
[4] http://www.wired.com/2009/04/robotscientist/
[6] Sur la thèse selon laquelle les inégalités sont dommageables même aux riches : voir par exemple la présentation de David Wood à TransVision 2014 ( https://www.youtube.com/watch?v=kQ59SxELDcM ) ou le livre de Jacques Attali « Une brève histoire de l’avenir » ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_br%C3%A8ve_histoire_de_l%27avenir ).
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Capital_au_XXIe_si%C3%A8cle
Un résumé du livre est disponible ici : http://www.challenges.fr/economie/20140818.CHA6780/le-capital-au-xxie-siecle-faites-comme-si-vous-alliez-lu-le-best-seller-de-piketty.html
[8] Paul Jorion : « Le travail disparaît, et nous l’avons voulu » ( https://www.youtube.com/watch?v=4CoxFWjWKzo )
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base
Voir aussi : http://revenudebase.info/comprendre-le-revenu-de-base/
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base#Applications
[13] Voir « La société du coût marginal zéro » de Jeremy Rifkin ( http://www.amazon.fr/nouvelle-soci%C3%A9t%C3%A9-co%C3%BBt-marginal-z%C3%A9ro/dp/B00JEUQ1DW ).
Voir également : http://www.lepoint.fr/art-de-vivre/le-potager-geant-c-est-l-avenir-17-06-2012-1474291_4.php
A voir également…
Conférence de Nick Hanauer sur la reconstitution d’une nouvelle aristocratie à travers les inégalités : https://www.youtube.com/watch?t=210&v=q2gO4DKVpa8
NB : Cet article a donné lieu à une discussion par mail, retranscrite sur le Forum –> transhumanistes.com/forums/topic/les-consequences-dune-automatisation-totale/
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