Transhumanismes et religion

Régulièrement, la question est posée de savoir si le transhumanisme est une religion. Ma réponse personnelle, comme celle des membres de l’Association Française Transhumaniste : "Technoprog", est résolument négative.

Publié le 20 juin 2013, par dans « transhumanisme »

Ce mouvement de pensée ne rentre décidément pas dans cette définition. Pour autant, je pense que d’une part le transhumanisme a quelque chose à dire aux religions et que d’autre part, il n’est pas du tout impossible d’envisager le transhumanisme d’un point de vue religieux ou au moins spiritualiste.

Le techno-progressisme se veut matérialiste et rationaliste

Pour ce qui concerne Technoprog, les personnes qui s’y retrouvent indiquent clairement que leur conception du monde passe par le rationalisme et la rigueur scientifique. Si le mot matérialisme pose parfois problème, en raison notamment de ses diverses acceptions (atomisme, pragmatisme, consumérisme, … ), je ne connais personne qui conçoive notre mouvement comme une religion. Au sens propre du dictionnaire, la religion se définit par la « Reconnaissance par l’être humain d’un pouvoir ou d’un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus » ou encore comme un « Système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe social. » (Petit Robert). Un « système de croyances » est ce qui peut autrement s’appeler un « dogme », étant entendu que si l’on modifie le système, on tombe dans « l’hérésie », ou on change de religion.

Le transhumanisme techno-progressiste reconnaît au contraire la relativité et la fragilité de la valeur de nos connaissances, celle-ci étant toujours justement dépendante de l’avancée de notre savoir sur le monde. Tout le contraire d’un dogme, il me semble. Par ailleurs, le matérialisme scientifique ne reconnaît pas de « principe » supérieur mais admet seulement que les phénomènes que constate notre conscience doivent fondamentalement reposer sur quelque chose et non pas sur rien. Il n’y a là aucune place pour une essence transcendante d’ordre religieux : ni dieu, ni âme. Si ce quelque chose existe dans le monde, nous ne connaissons pas de raison pour laquelle il ne devrait pas, tôt ou tard, venir à notre connaissance, pour peu que notre histoire ne s’interrompe pas…

Approches spiritualistes du transhumanisme : Cosmisme (Turing church), Singularitarisme.

Ceci posé, il serait tout simplement faux de prétendre que le mouvement transhumaniste ne connaît aucune approche spiritualiste. En effet, comme nous nous escrimons à le faire reconnaître, il n’y a pas Un, mais Des transhumanismes qui composent ensemble une nébuleuse diversifiée. Et en son sein, certains revendiquent ouvertement et fortement une forme de spiritualité, voire une religiosité [1].

A ma connaissance, la tendance du transhumanisme qui revendique le plus ouvertement une dimension spiritualiste est celle qui se retrouve autour de l’appellation « Cosmisme ». Celle-ci connaît plusieurs sources, une source historique unanimement partagée et différentes sources contemporaines. Peu ou prou, tous les « cosmistes » contemporains se réfèrent au cosmisme russe [2] de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. A l’époque, il s’agissait en gros de la croyance selon laquelle la technologie allait permettre à l’humanité d’atteindre l’immortalité absolue et de réaliser la résurrection des morts (Nikolaï Fedorov). Au XXe siècle, ces croyances ont également rejoint l’idée qu’une transcendance de l’humanité serait possible grâce à la conquête spatiale (Constantin Tsiolkovsky, père de la science spatiale russe).

Aujourd’hui, le cosmisme semble davantage avoir les pieds sur terre, si je puis dire. Le terme a été réemployé par Hugo de Garis [3], dans le cadre de sa théorie « Terrans vs Cosmists », pour parler de ceux qui, selon lui, seront demain favorables au développement d’une Intelligence Artificielle forte, destinée à prendre, à terme, la relève de l’intelligence humaine pour que la pensée d’origine humaine conquière l’univers. Il est mis en avant par Giulio Prisco, un penseur important du transhumanisme international, qui semble y voir une manière de faire le lien entre logique scientifique et nécessaire spiritualité (voir son blog [4], ainsi que le site Turing Church)). Assez récemment (2009-2010), il a même été repris par l’un des membres dirigeants de Humanity+, Ben Goertzel, dans son Cosmist manifesto, mais il me semble (je n’ai pas lu le livre) que pour ce dernier, il s’agit plutôt d’un habillage spiritualiste du transhumanisme avec une visée tactique.

Ce n’est que plus récemment qu’à commencer à se développer une autre tendance, laquelle, si elle ne revendique pas ouvertement sa dimension spiritualiste, emprunte, je trouve, beaucoup à la foi, et je veux parler du mouvement qui s’est créé autour de l’idée de la très fameuse Singularité.

Ici, je m’avance peut-être un peu, et je rencontrerai probablement bon nombre de mes amis transhumanistes qui protesteront contre cette assimilation du Singularitarisme (ou singularisme – désolé pour ce néologisme un peu lourd en bouche) à une approche spiritualiste. Un très grand nombre et même sans doute la majorité de ceux qui sont séduits par l’idée de la Singularité estiment qu’il s’agit simplement d’une hypothèse hautement probable.

Rappelons brièvement de quoi il s’agit (singularité technologique). Selon d’abord l’écrivain Vernor Vinge puis surtout l’informaticien Raymond Kurzweil, les progrès actuels de l’intelligence artificielle seraient tels (la courbe de progression serait exponentielle) qu’ils seraient amenés à déboucher sur la réalisation d’une IA forte, c’est-à-dire d’abord de niveau humain puis, rapidement, dépassant très largement l’humain, au point de faire basculer la civilisation dans une ère dont les caractéristiques sont actuellement inimaginables. C’est ce point qui, d’après la définition mathématique, s’appelle la Singularité. Et Kurzweil en pronostique la date : entre 2030 et 2045 !

Or, avec d’autres, je m’inquiète de la manière dont les arguments des singularitaristes sont très souvent exprimés. Sur la base surtout des annonces de Ray Kurzweil (The Singularity is near), mais aussi d’autres personnages influents (le Dalaï Lama a apporté son soutien au projet 2045 du milliardaire russe Dmitri Itskov), ils développent un discours de certitude qui touche très régulièrement à la parole messianique. Négligeant de nombreuses critiques qui sont portées à l’encontre d’un certain manque de rigueur scientifique dans plusieurs des hypothèses de la théorie de la Singularité technologique (je ne rentrerai pas ici dans le détail), trop de ses partisans me semblent adopter des positions scientistes, relevant d’une véritable croyance dans la promesse d’un événement qui semble les fasciner. Je pense alors pouvoir avancer que ceux-là représentent bien une autre tendance d’un transhumanisme attiré par des conceptions au moins autant spirituelles que rationnelles.

Approches religieuses du transhumanisme : (Mormons, Theillard de Chardin)

Mais il existe aussi des conceptions franchement religieuses du transhumanisme. J’avoue ne jamais m’être attardé sur les interprétations de l’Association Transhumaniste Mormone, par contre, je me suis frotté à deux ouvrages du fameux paléontologue et jésuite Pierre Theillard de Chardin, La Place de l’homme dans la nature, et surtout Le phénomène humain, dans lequel il développe sa pensée d’une humanité tendant vers l’union avec le divin (point de rencontre en Oméga) à travers sa progression scientifique et technologique. Je trouve cette pensée là frappante de modernité et je ne lui connais pas de meilleure synthèse entre christianisme et transhumanisme – même si Theillard n’utilisait évidemment pas ce terme. Je ne la suivrais pas dans sa logique finaliste (téléologique) et déiste mais je considère, après bien d’autres, que son concept de noosphère est intellectuellement utile. A l’heure de l’internet et de la mondialisation, il a pris des allures quasi prophétiques.

Theillard de Chardin est donc intéressant du point de vue conceptuel, même pour un agnostique comme moi, mais je pense qu’il l’est aussi pour les chrétiens, et au-delà, pour tous ceux qui se réclament d’une pensée religieuse. Il l’est enfin parce que sa pensée jette un pont entre deux conceptions du monde que l’on a tendance à considérer comme radicalement opposées de prime abord.

Transhumanisme et Religions : un dialogue possible

Au premier abord, l’impression qui domine est que la plupart des grandes religions, surtout les monothéistes, devraient compter parmi les plus farouches opposants du mouvement transhumaniste (ce n’est pas vrai – on l’a vu – du Bouddhisme, et c’est sans doute moins vrai du Taoisme). En effet, sur le principe de la transformation volontaire de la biologie de l’humain comme sur celui de la liberté de disposer de son corps elles sont alignées sur tous les blocages « bio-éthiques »: GPA, recherche sur l’embryon humain, eugénisme positif, DPI, modifications génétiques, clonage, etc.

Pourtant, à mon avis, le cœur de la pensée transhumaniste n’est pas contradictoire avec la plupart des pensées religieuses, pour peu que ces dernières mettent au centre de leurs préoccupations une conception ouverte de l’humain. L’une des principales, si ce n’est la principale fonction des religions a toujours été de répondre à l’angoissante question existentielle : Qu’adviendra-t-il de « moi » après la mort ? Y a-t-il moyen d’atteindre une forme d’existence éternelle et heureuse ? Toutes les grandes religions proposent des réponses à ces questions, avec des modes d’emploi détaillés pour entretenir l’espoir d’y parvenir. Par ailleurs, ces grands mouvements de pensée créent du lien social, de vastes communautés se retrouvant pour partager ces conceptions et entreprendre des projets collectifs.

De ce point de vue, on pourrait parler d’une dimension religieuse du transhumanisme : religere, au sens premier, c’est exactement cela : créer du lien social. Le transhumanisme propose bien un vaste projet collectif, adressé à l’ensemble du genre humain et qui peut permettre d’affronter l’angoisse existentielle. Néanmoins, outre que, comme je l’ai rappelé, ce mouvement ne s’appuie pas sur un dogme, le transhumanisme ne promet pas de solution garantie, ni de salut éternel, ni de fusion dans un grand rien, ni d’immortalité, ni quoi que ce soit d’absolu. La seule chose que propose de considérer le transhumanisme, encore une fois à mon avis, c’est qu’il existe une petite possibilité, pour nous autres – animaux de conscience supérieure – de perpétuer indéfiniment l’espoir. L’espoir de prolonger considérablement l’existence individuelle et encore davantage l’existence collective d’une humanité (au sens de la collectivité des humains comme au sens moral).

Or les grandes religions ne s’opposent pas a priori à ce que quelqu’un vive très longtemps. Les principaux blocages concernent plutôt la manière de traiter le vivant. Mais la plupart du temps, les sources de ces blocages ne se trouvent pas tellement dans le dogme – lequel a été défini à une époque où les NBIC faisaient peu parler d’elles – que dans les interprétations historiques ou contemporaines du dogme. Or, une exégèse, l’art de faire parler les textes sacrés, est comme une théorie scientifique. Elle n’est vraie que le temps qu’une autre interprétation des sources vienne la supplanter. Certes, les pesanteurs de la tradition sont énormes mais des voies d’ouverture existent.

La pensée de Pierre Theillard de Chardin par exemple, en donnant la toute première place au « noos » [ο νους] (prononcer nouss, à l’anglaise :-), c’est-à-dire à la pensée/esprit, permet à la croyance chrétienne (mais pourquoi pas à la judaïque ou à la musulmane) d’envisager aussi bien l’extension radicale de la durée de vie pour un même individu que la transformation progressive du support corporel du noos, cette évolution devant lui permettre, grâce à la croissance continue de la connaissance, de toucher à Dieu. Mise à part cette conclusion, elle me paraît bien compatible avec le transhumanisme. Faites correspondre « toucher à dieu » avec « perpétuer l’espoir » et le dialogue doit pouvoir commencer.

Ps : Cet article n’a évidemment pas l’ambition d’épuiser le sujet. Plusieurs membres du comité de lecture de Technoprog ont réagi en exprimant le désir d’ajouter d’autres réflexions importantes. Nous vous invitions à poursuivre le débat sur nos réseaux socia.

[1] http://en.wikipedia.org/wiki/Transhumanism#Spirituality
[2] http://en.wikipedia.org/wiki/Russian_cosmism
[3] http://www.cyberhumanisme.org/degaris.html
[4] http://giulioprisco.blogspot.gr/

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus