Les machines nous dépassent… et alors ?
Dans son récent livre La Guerre des Intelligences, Laurent Alexandre (fondateur de Doctissimo) tente d’alerter le monde politique français sur les conséquences sociétales et économiques du développement actuel et à venir des programmes informatiques intelligents. Son analyse concernant l’imminence du “rouleau compresseur” de l’IA est étayée et sérieuse. On ne compte plus, aujourd’hui, les personnalités... [lire la suite]
Publié le 17 janvier 2018, par dans « Intelligence artificielle • Transition Laborale »
Dans son récent livre La Guerre des Intelligences, Laurent Alexandre (fondateur de Doctissimo) tente d’alerter le monde politique français sur les conséquences sociétales et économiques du développement actuel et à venir des programmes informatiques intelligents. Son analyse concernant l’imminence du “rouleau compresseur” de l’IA est étayée et sérieuse. On ne compte plus, aujourd’hui, les personnalités et scientifiques (y compris dans le champ de l’IA) qui la partagent. Oui, les machines sont en train de remplacer l’expertise, le savoir-faire et l’habileté humaines un peu partout. L’exemple le plus frappant du livre (les orthodontistes remplacés par un programme analysant les données du scanner, puis calculant et fabriquant l’appareil dentaire le plus efficace) donne un bon aperçu de notre perte d’initiative, tous métiers confondus, face à la machine. Les chauffeurs de taxis débranchent leur mémoire spatiale en allumant Waze, et les architectes (comme moi) deviennent des spécialistes non plus du bâtiment, mais de logiciels spécialistes en bâtiment. Portés par un écheveau de béquilles intellectuelles, en premier lieu desquelles Google, nous laissons souvent le mot de la fin aux ordinateurs.
Face à ce constat, que faire ? Les propositions de la Guerre des Intelligences sont au fond assez généreuses (permettre à tous de s’épanouir intellectuellement, dépasser les inégalités génétiques, s’améliorer par des implants…), mais elles pèchent aussi par une paradoxale naïveté. Quelle que soit notre capacité à faire les malins avec des logiciels et des équations à dix inconnues, les machines s’apprêtent à calmer pour de bon nos velléités d’être brillants.
Il y a tout d’abord les postulats assez discutables de Laurent Alexandre :
- il existe une “élite intellectuelle” qui fait avancer le monde et est responsable de la plus grande part des progrès du bien-être global.
- Un plus haut QI (quotient intellectuel) aboutit automatiquement à plus de bien-être individuel.
Selon Laurent Alexandre, il existe une élite prédisposée génétiquement à atteindre de plus hauts QI et à résoudre les problèmes de l’humanité (cela rappelle les thèses ultralibérales d’Ayn Rand, assez populaires aux Etats-Unis). Seul un exemple vient étayer cette théorie : celui de la constance des “élites” chinoises au cours du XXème siècle, malgré les révolutions et la “difficulté d’éduquer ses enfants” dans le contexte des débuts de la République Populaire. Or la transmission des savoirs dans le cadre familial, soulignée par l’auteur dans le même livre, n’est même pas abordée. Il aurait fallu faire une étude plus poussée des exemples chinois ou russe, alors qu’on sait pourtant que 90% des “nouveaux riches” chinois sont enfants de hauts fonctionnaires.
Le deuxième point, qui évoque les théories d’Anders Sandberg ou de Nick Bostrom, est la corrélation entre haut QI et place dans la société – et donc bien-être, espérance de vie, etc. Complètement absent de cette analyse, le déterminisme social est pourtant évoqué par Laurent Alexandre en début de livre (au moment de citer Bourdieu, un prérequis). Dans le monde fantasmé du docteur Alexandre, tout le monde voudrait être physicien des particules, mais à cause de manquements de notre système éducatif, seule une minorité d’entre nous y parvient !
C’est pourtant l’économie et ses besoins qui viennent toquer très tôt à la porte de nos cerveaux. A-t-on besoin de soldats, comme en 1914 ? L’éducation favorisera le courage, découragera la réflexion personnelle. D’ouvriers en grand nombre ? L’accent sera mis sur la force physique et l’agilité. De professionnels des relations humaines, comme aujourd’hui avec l’explosion des services ? On tentera de former des gens à l’aise au contact des autres.
Tout cela est finement dosé et réparti dans l’ensemble de la société, à la manière d’un organisme différenciant ses cellules spécialisées : sachant qu’il faut bien, en France en 2017, un certain nombre de techniciens manuels (BTP, manutention…), un certain nombre d’aides soignants, d’infirmiers et de pilotes d’avion, les parents, les médias et l’éducation nationale vont infuser des tendances et des duos “carotte-bâton” adaptés au bien-être du futur adulte. Si vous avez grandi avec l’idée d’être un gangster rôdé aux sports de combat, vous serez probablement malheureux dans un emploi d’expert-comptable (même si on peut changer au cours du temps). Il est frappant d’observer la correspondance entre les besoins en main d’oeuvre de la société et l’offre des jouets de l’époque. Bref, pourquoi cette focalisation sur l’intelligence abstraite et le maniement de concepts ?
La proportion assez forte, en ce début du XXIème siècle, de métiers intellectuels polyvalents ne témoigne pas nécessairement d’une tendance durable. Ces métiers sont-ils si épanouissants ? Etre dans cet état d’esprit (raisonner, chercher, réfléchir en permanence) est-il l’alpha et l’omega de l’humanité ? Et si nous (et Laurent Alexandre en particulier) estimions le travail intellectuel simplement parce que nous avons été éduqués pour, parce que la socio-culture nous a littéralement formés pour ?
Fétus de paille heureux
Revenons en 1920 : la boxe est le sport préféré des Français. Les agriculteurs et ouvriers composent 75% de la population française. A l’école, brimades et bizutages sont légion, pour préparer l’enfant à la dureté de sa future condition : la chaîne, les champs voire les tranchées. A la même époque, la mécanisation s’intensifie. On commence à se rendre compte que cinquante bras musclés font moins bien qu’un mécano maigrichon assis sur son tracteur ; qu’un ingénieur habile peut inventer une machine à fabriquer d’autres machines, et mettre sur le carreau cent ou mille serreurs de boulons. C’est la ruée vers les universités, surtout après 1945.
Cent ans plus tard, la mécanisation ne remplace plus les muscles, mais les synapses. Des programmes s’instruisent eux-mêmes et trouvent les solutions à presque tout. Le travailleur intellectuel est devenu ce “mécano maigrichon” glorieusement assis sur son ordinateur. Ce ne sont plus ses pectoraux qui ont maigri, mais son cortex et son hippocampe. Est-ce bien grave ?
Evidemment, cela est grave si le seuil de l’instrumentalisation est franchi, si les individus n’ont plus la jugeotte nécessaire pour se rendre compte de ce qui leur arrive et à quelle sauce ils sont mangés. Encore une fois, le parallèle avec la force physique est utile : ceux qui déploraient la perte d’endurance physique des jeunes générations il y a cinquante ans pouvaient, comme Musk ou Alexandre, sortir l’argument de l’incapacité : comment résister à la police d’Etat, si le déséquilibre avec le citoyen moyen est devenu trop criant ? Vision légèrement paranoïaque : ce n’est pas parce que nous serons “faibles” intellectuellement face à des Etats-experts ou GAFA infusés d’IA que nous allons nécessairement nous faire phagocyter. Pas plus que nous ne nous sommes faits brutaliser par la police quand nous avons cessé de porter des armes sur nous (un vieux fantasme libéral, d’ailleurs…).
Nous serons, face aux IA et uploadés, des agneaux fragiles, lents, laborieux et peu fiables. C’est un fait, tout comme nous sommes des fétus de paille face à une moissonneuse-batteuse ou à une chaîne automatisée d’assemblage. Peu importe qu’un humain ou une machine ait été à l’origine de l’IA. A la fin, nous perdrons à un jeu que nous avons inventé et qui nous a amusés un temps.
N’envoyons donc pas nos enfants à la guerre des intelligences : ils perdront, tout comme leurs arrière-grands-parents ont perdu à Hiroshima – la guerre de la force physique. Soyons beaux joueurs et passons à autre chose. Ne soyons pas transhumains par peur de la concurrence, mais par curiosité et ouverture à la multiplicité des possibles.
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