Bébés-CRISPR : Quelles questions éthiques ?
Position de l'Association Française Transhumaniste sur la récente naissance de bébés dont l'ADN a été modifié par génie génétique en Chine
Publié le 3 décembre 2018, par dans « Homme augmenté »
Le Pr He Jiankui (Southern University of Science and Technology, Shenzhen, Chine) a réaffirmé, mercredi 28 novembre, en participant au second sommet international sur l’ingénierie du génome humain à Hong Kong, qu’il avait bien réalisé une expérimentation ayant abouti à la naissance de deux enfants jumeaux dont la particularité est que leur génome a été modifié au stade embryonnaire afin qu’ils soient protégés contre le virus du SIDA [1]. Même si la déclaration n’est pas encore vérifiée à 100%, beaucoup d’experts considèrent ces naissances comme très probables. Le chercheur a annoncé durant son allocution avoir maintenant transmis son étude à une grande revue de vérification scientifique. La veille, la revue Nature avait fait savoir qu’elle avait demandé à pouvoir effectuer une telle vérification [2].
Dans l’entre-temps, la première déclaration, en mode vidéo, du Pr He, avait eu le temps de provoquer une tempête médiatique mondiale. En effet, celui-ci semble ne pas avoir respecté plusieurs des règles protocolaires jugées comme indispensables dans ce genre d’essai. Mais une grande part de l’indignation se fait également entendre au motif que la première réalisée en Chine poserait de dramatiques “questions d’éthique”.
Au milieu du déferlement des condamnations indignées, il est déjà important d’essayer de distinguer entre, d’une part, les raisons objectives, relatives à la déontologie scientifique, qui rendent probablement l’initiative de He Jiankui problématique, voire condamnable et, d’autre part, les questions purement éthiques, c’est-à-dire renvoyant à nos codes sociaux, voire souvent à nos croyances.
Les travaux mis en cause sont condamnables notamment :
– s’ils ont été menés sans que les parents aient été le plus complètement possible informés de l’ensemble des risques que pourraient courir leurs enfants à naître ;
– s’il est confirmé qu’un résultat équivalent aurait pu être obtenu par d’autres méthodes déjà validées scientifiquement et approuvées réglementairement ;
– surtout parce que la technique utilisée, celle de l’édition génétique grâce aux “ciseaux moléculaires” CRISPR-cas9, est encore en phase de test dans les laboratoires. On a déjà donné naissance à des primates avec cette technique et une vingtaine de tentatives de thérapies qui l’utilisent sont menées sur des humains adultes pour des maladies orphelines (comme la Béta-Thalassémie), mais la communauté scientifique estime ne pas disposer encore du recul nécessaire pour dire si son utilisation dès le stade embryonnaire n’est pas susceptible d’entraîner des conséquences graves à un stade ultérieur dans la vie des enfants.
Ce sont ces raisons qui ont fait déclarer à Julian Savulescu, un philosophe proche de la pensée transhumaniste : <<Si c’est vrai, cette expérience est monstrueuse.>> [3]
Néanmoins, dans nombre d’autres déclarations de ces derniers jours, on peut lire de tout autres arguments, que ce soit sur des journaux d’opinion ou en provenance d’une partie de la communauté scientifique elle-même. Cette édition génétique serait également condamnable parce qu’elle violerait “les règles de l’éthique”. Mais ces scientifiques se gardent bien de préciser ce qui se cache derrière ce mot un peu mystérieux, souvent brandit comme un étendard. Tout au plus est-il indiqué qu’un problème proviendrait du fait que la mutation induite par CRISPR serait transmissible de manière héréditaire. Ailleurs, on renvoie à divers sondages qui indiquent que le public, s’il serait favorable à l’édition génétique sur des embryons humain quand il n’existe pas d’autres solutions thérapeutiques, s’y opposerait pour des demandes relevant de l’esthétique, du confort ou de l’amélioration de capacités ciblées. En Europe continentale tout particulièrement, nous sommes sensibles à tout ce qui nous paraît ressembler à de l’eugénisme.
Le questionnement éthique peut trouver des réponses positives
Ici, un avertissement et une revendication transhumaniste technoprogressiste nous semblent nécessaires. D’une part, il nous faut nous garder de condamner par avance une part considérable de la recherche médicale au motif qu’un membre de la communauté scientifique est allé trop loin, trop vite. D’autre part, il faut bien comprendre que l’évocation de ces fameuses “questions d’éthiques” ne suffit pas à condamner toutes les perspectives maintenant ouvertes. Les réponses de notre société, difficilement consensuelles dans un tel domaine, sont et seront fluctuantes. Pourtant, il se pourrait que collectivement, nous finissions par y répondre positivement.
Il n’est pas possible d’envisager ici toutes ces questions et encore moins de rentrer dans les détails, mais en voici quelques unes que l’aventure du Pr He rend particulièrement sensibles.
- A-t-on le droit d’imposer ces déterminations à ces enfants ?
L’une de ces questions consiste à se demander si les parents et l’équipe médicale ont “le droit”, moralement parlant, d’imposer à l’enfant une modification quelconque dont il sera a priori porteur toute sa vie mais qui en plus pourrait s’imposer à sa descendance.
Une réponse transhumaniste aura tendance à dire qu’il n’y a pas de droit moral à naître d’une manière ou d’une autre dans la mesure où la santé de l’enfant n’est pas délibérément mise en danger. Une naissance est toujours d’abord de la responsabilité des parents (biologiques ou non). Les enfants ne peuvent jamais se retourner contre leurs parents au motif des conditions de leur naissance, quand bien mêmes celles-ci seraient défavorables pour des raisons matérielles ou sociales. Il en va de même des choix d’éducation par les parents. Il pourrait en être de même des interventions génétiques.
Par ailleurs, concernant l’hérédité, il ne faut pas oublier que des mutations aléatoires se produisent naturellement à chaque naissance. Celles induites par les effets hors-cible de CRISPR sont simplement inconnues. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’elles sont pires ou meilleures que les mutations naturelles.
Ce point de vue, par contraste, met en lumière le positionnement bioconservateur qui s’oppose au transhumanisme. Nous n’aurions moralement pas le droit d’intervenir dans le processus naturel. Les justifications de cette interdiction a priori peuvent être d’inspiration religieuse (Nous de devrions pas modifier l’oeuvre de Dieu, ne pas “jouer à Dieu”, etc.), ou provenir d’une philosophie humaniste “fixiste” (Nous allons perdre notre humanité). Elles font penser à celles qui, naguère, ont cherché à interdire l’avortement ou la fécondation in vitro. Dans tous les cas, elles semblent témoigner d’un refus effrayé d’assumer cette qualité très humaine : la capacité à prendre notre destin en main.
- Ces bébés “programmés” pourront-ils s’épanouir ?
Selon les thèses du philosophe allemand Jürgen Habermas, des personnes dont une partie de l’ADN auraient été déterminée par des équipes médicales, même avec l’accord de leurs parents, ne pourront pas s’épanouir dans les mêmes conditions que tous les autres. Dans son ouvrage critique, L’avenir de la nature humaine [4], ce grand penseur pose que ce qu’il appelle un “eugénisme libéral” finira par être accepté pour des raisons thérapeutiques, mais il le condamne au motif que toute diminution de l’indétermination de la naissance provoquerait une impossibilité de vivre complètement la dignité humaine.
Cet argument a pesé d’un poids considérable, notamment en Allemagne et en France, et se trouve à l’origine des lois qui bannissent toute forme “d’eugénisme” ou de clonage reproductif. Pourtant, il comporte un biais qui le rend vicié dès son origine. Prévoyant une catastrophe humaine insupportable en cas d’essai d’ingénierie génétique sur l’embryon, il interdit moralement par avance toute tentative de vérifier, pour valider ou invalider, sa théorie. Il nous semble qu’une telle affirmation mérite vraiment d’être qualifiée de dogmatique !
À l’inverse, on pourrait soutenir que la possibilité, pour les deux jeunes filles jumelles que deviendront les enfants qui viennent de naître, de s’épanouir, va essentiellement dépendre de la manière dont elles vont être entourées, choyées et aimées. N’est-ce pas avant tout le regard et les discours que leurs proches ainsi que de toute la société dans laquelle elles vont grandir porteront sur elles qui leur permettront – ou non, de devenir des personnes humaines dignes et de se ressentir comme telles ?
- Quel intérêt y a-t-il à la recherche de ce genre d’amélioration ?
Certains commentateurs ont fait valoir que ce qui était problématique était que le chercheur chinois avait comme objectif d’augmenter les enfants en les immunisant par avance contre le virus HIV. Or, <<Ces deux petites filles n’étaient pas malades.>> [5] Nous trouvons frappant de constater que, au motif que la technique concernée passe par l’ingénierie génétique embryonnaire, on en vient à remettre en question ce qui n’est jamais que la logique du vaccin. Or, c’est bien de cette logique dont s’est réclamé le Pr. He dans ses différentes déclarations.
Mais, soyons honnêtes, de notre point de vue, il est clair que la vaccination relève d’une logique transhumaniste. Nous savons qu’une vaccination est susceptible de changer à vie la biologie d’une personne, voire de laisser des traces au moins sur quelques générations par voie épigénétique. Nous considérons donc que d’autres modifications génétiques volontaires peuvent avoir des effets salutaires pour tous ceux qui désireront en bénéficier, voire davantage.
Et il ne s’agit pas seulement des transformations qui éviteront des maladies, congénitales, infectieuses ou liées au vieillissement. La proposition transhumaniste considère que c’est d’abord à chacun, individus adultes et parents, de définir ce qui devrait être souhaitable pour nous-même ou pour nos enfants. La possibilité de “pré-concevoir” nos enfants pourrait n’avoir de limite que le respect de leur santé et de la liberté d’autrui.
- À qui profite le crime ?
La dernière question, survolée ici, est celle des conséquences politiques et sociales. Une critique qui doit être formulée et qui, étonnamment, ne l’a pas été jusqu’à présent dans la très grande majorité des réactions qu’a provoqué la première de Shenzen, consiste à se demander quelles suites elle pourra avoir en Chine ou dans des pays comme le nôtre. Une hypothèse imagine déjà que les autorités de Beijing, si elles ont rapidement condamné l’initiative de leur chercheur à cause de sa précocité, ne renoncent pas plus que l’Académie des Sciences française à l’édition génétique de l’embryon. L’ouverture d’un lycée dans lequel sont regroupés des étudiants au QI particulièrement élevé, en relation avec les travaux de Zhao Bowen, chercheur en génomique cognitive, ont montré qu’une véritable tentation eugéniste n’est pas loin [6].
En occident, C’est notre tendance à donner systématiquement la priorité à la logique commerciale qui posera assurément problème. À l’heure où le scandale des “Implant files” montre à quel point peuvent aller loin les conflits d’intérêt entre scientifiques et entreprises, on peut à bon droit craindre que l’ouverture d’un nouveau marché de l’ingénierie génétique ne débouche sur de nouvelles accaparations, de nouvelles manipulations et de nouveaux scandales.
Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, les technoprogressistes avanceront que ce n’est pas la pensée transhumaniste qui est en cause. Ce sont les dérives autoritaristes, nationalistes, mercantiles ou capitalistes. La solution pour y remédier ne saurait être de renoncer à la science et à la technologie, dont les avancées peuvent être aussi des vecteurs de libération et de véritable progrès humain, mais consiste à lutter pied à pied contre ces dérives, en commençant dans le champ politique.
En conclusion, cette expérimentation, menée sur des êtres humains, est probablement condamnable, mais il faudra rester attentif à la juger sur des critères scientifiques et non à la vouer aux gémonies au nom de valeurs conservatrices, si ce n’est obscurantistes.
En effet, les techniques de modification du génome humain ouvrent d’immenses perspectives, notamment pour permettre à terme aux femmes et aux hommes une vie plus longue, plus épanouie et en meilleure santé. En ce sens, la récente “Déclaration l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des sciences à propos de l’annonce faite par le Dr Hé Jiangkui nous rappelle que les thérapies envisagées sont une véritable source d’espérance. Elle mentionne en effet en conclusion que les académies « tiennent à réaffirmer l’importance pour l’être humain des recherches responsables faisant appel aux technologies modifiant l’ADN y compris quand elles sont menées chez l’embryon et leur apporte leur soutien » [7].
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Notes :
[1] Hervé Morin, Le Monde, “Des bébés génétiquement modifiés seraient nés en Chine”, 26 novembre 2018.
[2] David Cyranoski & Heidi Ledford, Nature (international journal of science), “Genome-edited baby claim provokes international outcry”, 26 novembre 2018.
https://www.nature.com/articles/d41586-018-07545-0
[3] BBC, “He Jiankui defends ‘world’s first gene-edited babies’”, 28 novembre 2018.
https://www.bbc.com/news/world-asia-china-46368731
[4] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002.
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/L-avenir-de-la-nature-humaine
[5] Florence de Changy, Le Monde, “Vives critiques contre le « père » des bébés génétiquement modifiés”, 29 novembre 2018. La journaliste rapporte notamment les propos du Pr Mohammed Ghaly, spécialiste des questions de bioéthique au Collège d’études islamiques de Doha.
[6] Ursula Gauthier, L’Obs, “Comment la Chine fabrique ses futurs génies”, 13 janvier 2014.
https://www.nouvelobs.com/monde/20140110.OBS1978/comment-la-chine-fabrique-ses-futurs-genies.html
[7] Déclaration de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des sciences à propos de l’annonce faite par le Dr Hé Jiangkui,
TweeterExtrait de la déclaration : <<Dans l’état actuel des connaissances, les conditions ne sont pas réunies pour ouvrir la voie à la naissance d’enfants dont le génome a été modifié à l’état embryonnaire. Si cette démarche était entreprise dans l’avenir ce ne devrait l’être qu’après approbation du projet par les instances académiques et éthiques concernées et un débat public approfondi.
L’Académie Nationale de Médecine et l’Académie des Sciences tiennent néanmoins à réaffirmer l’importance pour l’être humain des recherches responsables faisant appel aux technologies modifiant l’ADN, y compris quand elles sont menées chez l’embryon, et leur apporte leur soutien.>>