Biotechnologies contre naturalisme moral
Biotechnologies contre naturalisme moral : limites du « bio-catastrophisme ». Différence entre un jugement moral et une réflexion éthique.
Publié le 7 novembre 2008, par dans « Homme augmenté • Risques • transhumanisme »
L’expansion récente des biotechnologies, et les mutations considérables qu’elle entraîne (bouleversement des structures traditionnelles de parenté, massification de la pharmacologie, ingénierie génétique…) suscitent des réactions d’hostilité de la part de ceux qui craignent une disparition imminente de l’espèce humaine. On voit ainsi émerger ce que le philosophie Dominique Lecourt appelle le discours « bio-catastrophiste », prisonnier d’une vision excessivement naturaliste de l’humanité.
Le présent « post » a pour but de présenter (avant de critiquer dans un prochain « post ») un des exemples les plus connus de ce discours bio-catastrophiste : la position de Francis Fukuyama, exposée dans l’ouvrage La fin de l’homme.
Voyons dans un premier moment le concept central dans la pensée de Fukuyama : le « facteur X ». Dans l’ouvrage La fin de l’homme, Fukuyama explique en effet que l’expansion des biotechnologies pourrait avoir comme conséquence désastreuse la disparition des traits naturels qui permettent de définir l’espèce humaine, et de la distinguer des autres espèces animales. Ces caractéristiques naturelles correspondent précisément au facteur X, c’est-à-dire, comme l’écrit Fukuyama, à « la somme des comportements et des caractéristiques qui sont typiques de l’espèce humaine »[1].
L’invocation du facteur X reflète bien une conception clairement naturaliste de l’humain, dans la mesure où « chaque membre de l’espèce humaine possède une dotation génétique globale, qui lui permet de devenir un être humain global, dotation qui distingue un homme dans son essence des autres types de créatures. »[2] Cette assertion, pour Fukuyama, a des répercussions fondamentales sur le plan éthique : elle équivaut en effet à soutenir que le sujet moral humain (en tant qu’individu porteur de droits) s’identifie en premier lieu à une certaine configuration biologique, produite par l’évolution.
Les biotechnologies, en modifiant les paramètres génétiques qui définissent l’espèce humaine, en redéfinissant les dispositions et les caractéristiques hérités de l’évolution, constitueraient donc aux yeux de Fukuyama une vaste entreprise d’annihilation de l’homme en tant qu’être naturel doté de propriétés spécifiques. Nombreux à cet égard sont les exemples de cette dangereuse redéfinition selon le prophète de la fin de l’Histoire. Ainsi, Les travaux sur les cellules souches, en permettant de retarder la marche inéluctable vers la mort, prépareraient une société de vieillards ; Les techniques d’assistance médicale à la procréation (fécondation in vitro, diagnostic préimplantatoire…) viendraient menacer de manière spectaculaire et dangereuse la reproduction sexuée, composante fondamentale du facteur X ; la pharmacologie, au-delà de ses applications thérapeutiques, détruirait nos dispositions naturelles, en provoquant un état de bien-être totalement artificiel (comparable à celui provoqué par le « soma », la drogue à laquelle fait référence Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes) ; les nanotechnologies prépareraient quant à elles l’émergence d’inquiétants « cyborgs », à la frontière de l’humain et de la machine.
Les craintes de Fukuyama sont-elles fondées ?
Comment comprendre l’hostilité affichée par Fukuyame à l’égard des biotechnologies ? D’abord en précisant qu’elle illustre un clivage ancré de longue date dans la pensée occidentale : l’opposition entre nature et artifice. Les détracteurs les plus véhéments des biotechnologies n’ont de cesse de se référer à un « ordre naturel » des choses auquel il serait hautement dangereux d’apporter la moindre modification. La configuration génétique de l’espèce humaine constituerait en ce sens une expression de cet ordre naturel, graduellement mis en place au terme de millions d’années d’évolution.
Cette conception perfectionniste de l’ordre naturel soulève néanmoins des difficultés majeures. Force est de constater, à la lumière des données de la biologie évolutionniste, que la nature (n’en déplaise aux naturalistes moraux) ne fait pas toujours les choses pour le mieux. La majorité des biologistes, rejoignant la fameuse critique de Stephen Jay Gould contre l’adaptationnisme, s’accorde ainsi à reconnaître que l’évolution biologique n’est nullement le vecteur d’un progrès que l’on pourrait substituer à la Providence divine. Opérant de manière « aveugle », aléatoire, la sélection naturelle constitue bien plutôt, pour reprendre le fameux terme de François Jacob, un simple « bricolage » imparfait, et non l’action d’une volonté avisée et empreinte de sagesse. Dès lors, qu’y aurait-t-il de scandaleux à ce que les biotechnologies viennent rectifier ou améliorer certains éléments de ce processus intrinsèquement voué à l’imperfection ?
Nombreux à cet égard sont les exemples des dysfonctionnements naturels que les biotechnologies viennent corriger. Ainsi, virus, pandémies, et bactéries ne sont-ils pas des productions de la Nature ? Même les écologistes les plus radicaux, pourtant ne s’émeuvent guère lorsque les biotechnologies parviennent à détruire ce qui pourtant est bien le résultat de l’évolution. (Les bactéries étant d’ailleurs, comme l’explique Stephen Jay Gould, la forme de vie la mieux adaptée dans l’univers). Comme l’écrit très justement (et avec une point d’ironie !) le généticien Lee Silver : « le virus de la variole a fait partie de l’ordre naturel jusqu’à ce que l’intervention humaine finit par l’éradiquer. »[3]
De manière similaire, les malformations génétiques sont bel et bien le pur produit de l’évolution biologique. Qui oserait dire que cette dernière, dans ce cas, a fait les choses pour le mieux ? A ce titre, loin d’être l’expression d’un eugénisme scandaleux, la détection et la prévention des malformations génétiques graves (comme la trisomie 21) au moyen par exemple du diagnostic préimplantatoire, représente bien un facteur de progrès indéniable, en permettant de rectifier les imperfections de la nature. Et si l’on peut comprendre les inquiétudes techniques, juridiques, ou éthiques touchant à une question comme celle de la transplantation d’organes, il semble bien léger (comme le fait Kass) de critiquer cette pratique uniquement en vertu de la sacralité du corps humain : si une transplantation d’organe, effectuée à partir d’un donneur consentant, permet de sauver la vie d’un individu à l’agonie, s’y opposer au nom de notre « intégrité organique » semble pour le moins irresponsable.
Par ailleurs, ériger la nature en modèle à l’aune duquel la moralité de nos pratiques peut être évalué, c’est succomber à un dangereux rapprochement entre l’être et le devoir-être, rapprochement maintes fois condamné au cours de l’histoire de la philosophie morale. En témoigne cette affirmation de Fukuyama, pour le moins déconcertante : « Nous devons continuer à éprouver de la douleur, à être déprimé ou solitaire, ou à souffrir de maladies débilitantes, tout cela parce que c’est ce que les êtres humains ont fait pendant la majeure partie de leur existence en tant qu’espèce. »[4] Ici, le verbe « devoir » se rattache clairement à une injonction d’ordre moral. La légitimité d’un tel raisonnement ne peut pourtant manquer d’être questionnée : au nom de quel principe les traits caractéristiques de l’Homo sapiens, y compris ses pathologies, seraient-ils dotés d’une valeur morale intrinsèque ? Faut-il par exemple laisser un individu souffrir d’une dépression, sous prétexte que le fait de lui prescrire des médicaments viendrait perturber l’ « ordre naturel » des choses ? A cette question, il nous semble raisonnable de répondre par la négative : la simple existence d’un phénomène biologique, si ancien soit-il, ne suffit pas à en fonder la valeur morale. Et ici encore, le recours aux biotechnologies, loin d’être l’incarnation d’un danger potentiel pour l’humanité, peut au contraire permettre d’améliorer ce que la nature n’a pas complètement réussi.
Enfin, le recours à d’hypothétiques intuitions morales censées justifier le rejet des biotechnologies soulève des difficultés majeures. Il ne suffit pas en effet d’avoir l’intuition du caractère immoral d’une pratique pour que nous puissions considérer, sans autre forme de discussion, que cette dernière doive être impérativement condamnée ou interdite. Affirmer cela équivaudrait à justifier nombre de préjugés tendancieux et de condamnations péremptoires, uniquement parce que ces dernières font l’objet d’intuitions « profondes » de la part de ceux qui les formulent.
Une telle conception accorde une confiance bien trop importante à la validité morale de nos réactions immédiates. Loin d’être le reflet de vérités intangibles, nos intuitions morales sont au contraire susceptibles de varier considérablement avec le temps : il suffit de songer par exemple aux préjugés longtemps dominants au sujet des « races inférieures », du statut des femmes, ou encore l’homosexualité pour se convaincre de ce point. On peut également penser à nombre de comportements qui continuent de susciter bien souvent les réactions de dégoût ou de colère de nos contemporains (comme les mariages dits « mixtes » ) alors même que leur caractère « immoral » est plus que discutable…
Les exemples dans le domaine bioéthique sont également nombreux : en leur temps, des pratiques comme l’avortement, la contraception, ou la fécondation in vitro avaient également suscité des réactions de rejet exacerbées. Ainsi, en 1800, le Code civil interdisait en France toute forme d’avortement, et ce quel que soit le contexte dans lequel il était pratiqué. Fort heureusement, dispositions et appréciations morales ont bien évolué, même si débats et polémiques sont loin d’être clos. S’agissant de l’intuitionnisme moral, il est d’ailleurs significatif de constater que la fameuse « sagesse de la répugnance » précédemment évoquée s’applique selon Kass à des pratiques aussi disparates que les droits des homosexuels, l’avortement, le célibat, le divorce, ou la contraception ! Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du caractère douteux de la référence aux intuitions morales dans la perspective d’une critique des biotechnologies.
Par delà le naturalisme moral : d’autres modes de régulation des biotechnologies
Il importe en définitive de prendre pleinement la mesure de la position que nous souhaiterions défendre : il ne s’agit nullement ici de dresser un éloge inconditionnel des biotechnologies, en affirmant que leur développement est nécessairement le signe d’un progrès de l’humanité. Une telle position relèverait d’un perfectionnisme technophile (celui des « techno-prophètes », selon l’expression de Lecourt ) tout aussi pernicieux et utopique que le discours bio-catastrophiste auquel il s’oppose. L’Histoire, du reste, nous a plus d’une fois enseigné que progrès technologique et progrès moral ne vont pas nécessairement de pair.
Bien plus, il est indéniable que le développement récent des technologies induit de nouveaux problèmes moraux, problèmes qui ne se présentaient pas il y a encore quelques décennies. Se pose par exemple de manière cruciale la question des inégalités face aux biotechnologies. En effet, à supposer que ces dernières induisent des effets bénéfiques (hypothèse qui a toute notre sympathie) il n’en demeure pas moins que c’est forcément en vertu d’un coût qui risque de s’avérer assez élevé et donc hors de portée des moins aisés. Ne risque t’on pas ainsi d’assister à un accroissement des inégalités entre ceux disposant de revenus confortables et ceux qui en raison de leurs modestes moyens financiers ne pourront avoir accès aux nouvelles technologies ? Le fossé entre le Nord et Le Sud -déjà immense- ne risque t-il pas de s’accentuer ? Ce problème nécessitera dans les années à venir une réflexion poussée de la part des instances gouvernementales, tout autant à l’échelle des Etats qu’à un niveau international, et ce afin de favoriser la démocratisation de l’accès aux biotechnologies.
Par ailleurs, , il conviendra d’effectuer une distinction (sur le plan juridique tout autant que sur le plan moral) entre l’utilisation thérapeutique (ou corrective), l’utilisation de confort, et l’utilisation esthétique des biotechnologies. L’usage thérapeutique et correctif doit en effet demeurer prioritaire. C’est en vertu d’un tel principe, selon nous, qu’il est légitime de défendre une pratique comme le clonage thérapeutique, susceptible à plus ou moins long terme de contribuer à soigner certaines pathologies graves non curables, (Parkinson, Alzheimer, diabète..).
Pour autant, cela ne signifie pas qu’un usage non thérapeutique des biotechnologies est nécessairement condamnable. Si certaines dérives fantaisistes sont bien entendu à proscrire, il n’en reste pas moins vrai qu’ici encore les biotechnologies peuvent faire office d’instrument de progrès.
Ainsi, certaines innovations à venir pourraient être mises au service de la liberté des individus à disposer de leur corps : lorsque les femmes, dans un futur que l’on n’imagine pas si éloigné, pourront avoir recours par exemple à l’utérus artificiel afin d’éviter les désagréments (supposés) d’une longue gestation, trahiront-elles ce faisant leur « nature » profonde ? Ou exerceront-elles un droit à disposer librement de leur corps, tout aussi important que celui à l’avortement ? C’est à ce type de questions, qui dépasse la seule application thérapeutique des biotechnologies, que la philosophie morale et la bioéthique se trouveront bientôt confrontées.
La distinction entre les différents usages des biotechnologies devra par ailleurs s’accompagner d’un effort pédagogique à l’égard du grand public, et ce afin d’éviter diabolisation ou désinformation. Cet effort pédagogique permettra d’abord de prévenir toute stigmatisation à l’égard des individus issus de la Procréation Médicale Assistée, afin d’éviter que l’opinion publique ne considère ces derniers comme moralement inférieurs aux enfants issus de la banale rencontre « naturelle » entre un ovocyte et un spermatozoïde. Seront également évitées de graves méprises liées aux « mythes » entourant les biotechnologies : aux nostalgiques voulant cloner leur animal de compagnie défunt, il conviendra ainsi d’expliquer, au moyen d’arguments techniques précis, qu’ils n’en retrouveront pas la copie conforme et que leur projet est donc vain.[5]
Quoi qu’il en soit, il importe d’y insister, le fait d’adopter une position critique à l’égard des biotechnologies n’a nullement pour corollaire nécessaire la défense d’une éthique naturaliste, nous intimant de préserver à tout prix l’héritage génétique que l’évolution a légué à notre espèce. Il existe bien d’autres raisons de réguler l’expansion des biotechnologies, sans faire appel à un hypothétique « ordre naturel » que ces dernières viendraient transgresser. Nombre d’arguments politiques, sociaux, pragmatiques et éthiques peuvent être à juste titre mobilisés pour encadrer les innovations visant à modifier notre patrimoine génétique. Et le recours à la nature humaine, en tout état de cause, risque davantage de brouiller les véritables enjeux relatifs aux biotechnologies que de clarifier le débat de manière utile.
Remarques
[1] Francis Fukuyama, La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, p. 231.
[2] Ibid., p. 302
[3] Lee M. Silver : Remaking Eden : cloning and beyond in a brave new world, p.277.
[4] Fukuyama, op.cit., p.25.
[5] En effet, l’idée selon laquelle un clone serait la copie conforme d’un autre individu ne correspond nullement à la réalité biologique : un individu cloné se distingue de son « modèle » à de nombreux égards, tant sur le plan phénotypique (anatomie, comportement, identité psychologique) que sur le plan strictement génétique, en raison tout particulièrement du phénomène d’hérédité cytoplasmique, en vertu duquel l’ADN de l’ovocyte, localisé dans le cytoplasme, joue également un rôle dans la transmission génétique. Sur ce point, voir l’excellent ouvrage de Philippe Descamps, Un crime contre l’espèce humaine ? Enfants clonés, enfants damnés, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004
Auteur
Lee Merge
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