Cavanna, premier transhumaniste français ?

“Je n’ai pas peur de mourir. Enfin, pas trop. Simplement, je trouve que c’est trop con !” A l’occasion de la réédition de Stop-Crève (1976), l’AFT se penche sur l’itinéraire de François Cavanna.

Publié le 12 octobre 2023, par dans « transhumanisme »

A l’AFT, nous nous passions depuis plusieurs années le PDF mal scanné de Stop-Crève, brûlot longévitiste de François Cavanna publié en 1976 par Jean-Jacques Pauvert. Rapidement épuisée, oubliée, cette première édition rassemblait des chroniques parues dans Charlie-Hebdo de 1969 à 1975.

Nous ignorions en revanche que Cavanna avait écrit une nouvelle préface au début des années 1980, puis plusieurs autres textes sur le même thème – la lutte contre le vieillissement biologique -, jusqu’en 2012, peu avant sa mort. C’est tout l’ensemble qu’a sorti, en janvier de cette année, les Nouvelles Editions Wombat, sous une très explicite couverture de Willem.

“Il faut exiger une mobilisation totale de l’humanité pour la prolongation de la vie. Décréter la biologie science prioritaire. Former des biologistes en masse, édifier des laboratoires, déclarer la guerre à la mort”.

Difficile de croire que ces lignes viennent du fondateur des journaux Hara-Kiri puis Charlie Hebdo, François Cavanna, figure tutélaire de la contre-culture en France dans les années 1960 et 1970. Ces titres de presse sont surtout connus aujourd’hui pour leur défense de la liberté de ton et de pensée, pour leurs combats écologistes, féministes, anticapitalistes, antimilitaristes et anticléricaux. Mais ces publications étaient aussi de formidables turbines à idées nouvelles, alimentées par des échanges intenses avec les lecteurs.

Le contexte

En 1965, les Français Monod, Lwoff et Jacob sont récompensés par le prix Nobel pour leurs éclairages importants sur le fonctionnement et l’importance de l’ADN dans le fonctionnement cellulaire. C’est l’occasion d’un renouveau de l’intérêt porté par le public pour les sciences du vivant. En 1968, Henri Laborit écrit Biologie et Structure, essai transhumaniste avant l’heure. En 1970, Jacques Monod publie le Hasard et la Nécessité, qui popularise la génétique. 

Pourtant, les chroniques que François Cavanna publie dans Charlie-Hebdo à partir de 1969 sur le thème de la lutte contre le vieillissement semblent comme “sorties de nulle part”, cri du cœur et cri de rage – à l’apparence de “coup de gueule” – d’un autodidacte velléitaire (de son propre aveu) mais bien renseigné sur les progrès de la biologie.  

Il s’agit de courts textes, engagés, percutants, examinant la question du vieillissement humain sous l’angle technique et sociétal. Stop-Crève est une chronique transhumaniste avant l’heure.

François Cavanna est une personnalité à part au sein de Hara-Kiri puis Charlie Hebdo : grand lecteur depuis son enfance, il a connu les affres de la guerre (il s’est volontairement sectionné un doigt pour tenter d’échapper au STO) et les duretés de la vie d’enfant d’immigré. Il a quitté l’école tôt, mais n’a jamais cessé d’échanger avec des scientifiques, notamment du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, grâce à un intérêt précoce pour l’évolution et la paléontologie.

Propos et réception

Le style de Cavanna, salué plus tard par Desproges, est vif, rabelaisien, imagé et rentre-dedans (“métaphysique mon cul, quoi de plus concret que de crever, et de le savoir, et de ne pas aimer ça ?”). 

Cavanna n’hésite pas à se moquer de tout et de tous, y compris de lui-même ou de ses contradicteurs. Car sa première chronique du 30 juin 1969 déclenche, à sa grande surprise, un flot de lettres à la rédaction de Charlie Hebdo. 

La plupart de celles-ci sont écrites par des jeunes, et les réactions “quasi toutes” positives. Quelques-uns croient à un canular. D’autres, enfin, expriment leur désaccord.

Ce qui étonne, c’est la grande actualité de l’ensemble : à la fois des arguments de Cavanna et de ceux de ses détracteurs. Quarante-cinq ans plus tard, le débat n’a pas avancé dans ses grandes lignes. Cavanna était déjà assez au point concernant les causes éventuelles de la sénescence (notamment sur le débat entre le vieillissement comme programme et comme accumulation de dégâts non traités au niveau de l’ADN). Ses détracteurs, eux, avançaient les mêmes critiques que celles qu’essuient les transhumanistes d’aujourd’hui.

Cavanna réfute ces critiques dans ses chroniques suivantes : 

  • sur la gérontologie : hors de question de “prolonger les vieillards à coups de replâtrages”, il s’agit bien de vouloir la jeunesse éternelle, pas l’immortalité hypothétique ;
  • sur la difficulté de l’entreprise : elle est certes importante, mais n’a-t-on pas réussi à aller sur la Lune en y mettant les moyens ? Et pas besoin de “connaître les moeurs du bacille du choléra” pour guérir cette maladie, les remèdes sont souvent découverts par empirisme ;
  • sur la “nature qui fait bien les choses” : si elle les faisait si bien, nous n’aurions besoin ni du feu, ni des vaccins, ni de la médecine de manière générale ;
  • sur les “causes plus importantes” que seraient la faim et les guerres : “Et alors ? L’un n’empêche pas l’autre”, et la mort est bien “l’Enjeu. Le seul” ;
  • sur la peur : tout le monde a peur de la mort, c’est bien normal, mais pour Cavanna ce n’est pas tant la peur qui est motrice, que le sentiment d’un profond gâchis ;
  • sur les charlatans : nombre d’escrocs ont bien promis de soigner la tuberculose à coups de potion de limace… ce n’est pas pour autant qu’elle était incurable ;
  • sur la surpopulation : c’est un problème de naissances avant tout. La plupart des gens font des enfants pour un ersatz d’immortalité ;
  • sur l’angoisse générée par une vie trop longue : l’angoisse générée par la mort certaine est bien pire, et les jeunes en bonne santé ne se préoccupent pas de la mort.

Dans sa chronique du 16 août 1971, il résume :  “Et puis, les objections, on s’en fout. On verra quand on y sera. Il est impossible, une pareille chance étant donnée, de la laisser passer. Les accidents d’auto et tout le merdier prévisible ont-ils empêché l’automobile ? Et ça, je vous jure que c’est autre chose que l’automobile, même une Rolls !”.

Créer un mouvement citoyen

À l’époque, Charlie Hebdo disposait d’un lectorat abondant et fidèle, et ces saillies longévitistes ont eu un impact non négligeable. Plusieurs biologistes ont entamé une correspondance avec Cavanna, soit pour leur faire part de leur motivation, de leur manque de moyens, ou pour lui apporter des éléments de connaissance supplémentaires. Ses amis à la rédaction de Charlie illustraient sa “marotte”, ou la tournaient en dérision. Jean Teulé, qui avait 23 ans au moment de la lecture de Stop-Crève, se souvient avoir été durablement ébranlé par le livre. 

Pour autant, force est de constater que personne n’a ensuite repris le flambeau dans l’opinion publique. Cavanna était-il trop en avance sur l’état réel des connaissances scientifiques ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu la mobilisation massive qu’il appelait de ses vœux ? D’après lui, c’était l’attrait trop grand du “métro-boulot-dodo”, la force des habitudes… chercher, c’est dur, et Cavanna lui-même se décrivait comme “flemmard” :  “Nous, tout ce que nous pouvons faire, c’est gueuler, être de plus en plus nombreux à gueuler”. Il regrette avoir été maçon dans sa vingtaine, au lieu de biologiste.

Il écrivait qu’il n’avait pas l’âme d’un organisateur, d’un rassembleur. Il avait l’intuition qu’il n’y aurait que deux moyens d’avancer : par un mouvement citoyen massif, ou par un petit groupe de personnes motivées capables d’intéresser des “magnats à cigare” (stratégie qui ne manqua pas de susciter l’indignation de ses collègues anticapitalistes). Il ne croyait pas vraiment à l’action “d’en haut”, de leaders éclairés. Pour lui, la lutte devait avoir lieu à la base. Les jeunes devaient s’engager en biologie comme dans une guerre, en réorganisant l’économie si besoin. L’écologie, la révolution, ne pouvaient être que des “buts partiels”. Le seul but, le vrai, c’était la lutte contre la mort ; tout le reste pouvait être remis à demain.

Conclusion

Au fil des années, Cavanna cessa d’insister, sans pour autant changer d’avis. De temps à autre, telle ou telle découverte lui rappelait qu’il n’avait pas eu tort d’espérer. Atteint de Parkinson, il se positionna pour le droit à l’euthanasie.

En 2012, il salue la publication du livre “Au-delà de nos limites biologiques” de Miroslav Radman (2011), dans lequel il entrevoit un plan et un argumentaire proche de ses idées.

Hélas, Cavanna meurt en 2014, un an à peine après le prix Nobel de Shinya Yamanaka, qui ouvrira le champ prometteur de la reprogrammation cellulaire.

La recherche médicale nommément anti-vieillissement (ou réjuvénatrice) attire aujourd’hui des milliards d’investissements, essentiellement aux Etats-Unis (comme l’avait prédit Cavanna). Mais nous sommes toujours dans une situation de grande réticence du public vis-à-vis de ces sujets. Le mouvement massif n’a pas eu lieu. Le vieillissement est toujours vu comme un sujet accessoire, au petit hasard des progrès scientifiques. L’économie n’a pas été réorientée vers cet objectif. Tout reste à faire.

Au passage, signalons que la postface de cette édition de 2023 de Stop-Crève a été écrite par un chercheur (Lionel Simonneau) ayant rencontré Cavanna au moment de l’écriture des chroniques. Mais son admiration originelle pour l’écrivain des Fosses Carolines n’a pas influé sur son parcours scientifique : le laboratoire de l’Inserm où il travaillait sur le vieillissement ayant fermé, il est passé à un autre sujet. Il se permet un méchant tacle gratuit aux transhumanistes “GAFA-compatibles” favorables selon lui à une société “encore plus inégalitaire, encore plus sans solidarité, sans chaleur humaine, individualiste. La “bêtise à front de taureau”, comme disait Cavanna, sera toujours bien présente, augmentée même ?”. 

L’auteur de cette postface aurait été bien inspiré de ne pas faire mine de citer Cavanna pour nous salir, et de se souvenir que les transhumanistes français ont été les seuls à “gueuler” depuis la mort de celui-ci.

Alors, Cavanna était-il transhumaniste ? Selon nous, oui. Parions que s’il avait vécu aujourd’hui, il serait l’un de nos compagnons de route.


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