Le devenir homme de la machine : anthropologie robotique et communauté humaine

Les robots peuvent-ils prétendre à l'humanité?

Publié le 19 décembre 2017, par dans « transhumanisme »

Un certain nombre de champs scientifiques vont dans le sens d’une contestation de la centralité de notre espèce, notamment en abattant les frontières entre l’homme et le reste du monde, entre l’homme et les animaux, mais aussi entre l’homme et les machines.

Le perfectionnement croissant des technologies robotiques nous renvoie une perception plus nuancée de nous-mêmes. En effet les robots contemporains se rapprochent de plus en plus de la forme humaine, il y a un illusionnisme de plus en plus bluffant. Ils ont des peaux siliconées, ils peuvent reproduire des émotions, ils ont un répertoire de langage très diversifié,… Ce type de robots plus portés vers la ressemblance et les contacts sont communément appelés robots « sociaux » ou de compagnie et la branche de la robotique qui s’en occupe se nomme informatique affective ou robotique sociale.

Cette quête forcenée de notre reproduction questionne notre humanité. Nous découvrons à travers eux ce qui fait de nous des hommes, mais aussi ce qui ne le fait pas. Avec le développement parallèle de l’intelligence artificielle, les progrès de la robotique nous montrent notre difficulté à tenir acquis pour toujours des critères immuables de l’humanité. Les frontières deviennent plus minces. Si bien que cette rencontre imminente nécessite pour certains la construction d’une humanité plus élargie. Le rapport humain-robot se doit pour eux d’être pensé en termes moraux et relationnels. La Corée du Sud a elle-même entamé la rédaction d’une charte éthique des robots inspirée par les lois de la robotique d’Asimov. Plus récemment l’Arabie Saoudite a accordé la citoyenneté au robot Sophia de Hanson Robotics ou encore le robot virtuel japonais Mirai a obtenu le statut de résident tokyoïte.

Mais de quelle manière peut-on envisager une communauté avec eux ? Cela peut-être vue sous l’angle de l’anthropomorphie et du rapport qu’entretient l’homme avec les objets de son environnement. L’anthropologue Alfred Gell, dans son livre l’Art et ses agents, une théorie anthropologique, dans le sens de sa conception d’une agentivité des œuvres d’art considère qu’il y a une tendance chez l’être humain à rendre semblable ce qui lui est différent. Il va attribuer des caractéristiques humaines, une intériorité aux objets qui l’entourent, et plus l’artefact qu’il a en face de lui à des traits humanoïdes plus cette capacité va être exacerbé. La petite fille quand elle joue avec sa poupée expérimente véritablement un lien. Elle prête une vie intérieure et des caractères humains à un objet inanimé aux caractères anthropomorphes. Cette perception est en accord avec la revalorisation de l’animisme dans l’anthropologie contemporaine. Philippe Descola le définissait ainsi par « l’imputation par les humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur » [1].

Cette conception est aussi présente dans les écrits récents d’anthropologues travaillant sur la robotique [2] qui d’ailleurs citent les travaux de Gell sur l’anthropologie de l’art. Ceux-ci considèrent que dans certains contextes d’interaction les robots peuvent être pris pour des personnes, on peut leur inférer des intentions, des perceptions, des sentiments. L’autre différent n’est pensable qu’en le rapprochant, la relation ne peut se faire qui si nous lui supposons des caractéristiques mentales humaines. Et ce rapprochement est encore plus facile si l’artefact a une forme similaire, si celui-ci peut simuler des émotions. Une apparence anthropomorphe suscite de l’empathie, et donc un sentiment de proximité.

Cependant ce sentiment de proximité amené par l’anthropomorphie peut être contrebalancé par un autre effet. C’est celui de la vallée de l’étrange. Ce concept inventé par le roboticien japonais Masahiro Mori postule que plus un robot humanoïde est ressemblant plus il va susciter un sentiment de malaise, plus son apparence va être proche de la nôtre plus les moindres détails artificiels vont être remarqués et être dissonants. Des sourires qui ressemblent à des rictus, une peau cadavérique, des excroissances mal placées… Il utilise ce terme de vallée de l’étrange pour montrer que passé un certain cap de ressemblance le degré de familiarité va diminuer d’une réaction émotionnelle favorable pour descendre vers une réaction négative et inconfortable.

C’est pour cela que certains robots sociaux ne tendent pas vers la ressemblance parfaite, ils affichent clairement leur artificialité et montrent plutôt un caractère enfantin en se présentant plus sous la forme de jouets, si on pense par exemple au robot Pepper de chez Aldebaran robotics ou Matilda conçue par Rajiv Khosla. L’effet recherché n’est pas celui d’une proximité physique, mais celui d’une dimension agréable et ludique, ils sont inoffensifs et ne peuvent nous vouloir de mal, le robot devient un compagnon de jeu qui est sensible aux interactions. Ils sont capables de lire les expressions de notre visage et de réagir en conséquence par des traits d’humour ou par d’autres réactions émotives, ils transmettent quelque chose notamment au travers de la voix qui est ponctuée de rires, de soupirs, mais aussi de mimiques et de gestes.

Cette dimension sociale qu’ils incarnent montre qu’au-delà de leurs apparences, ils peuvent avoir une place dans la société des hommes. En tant que partenaires actifs, ils s’incluent eux-mêmes dans notre communauté. C’est là aussi un autre aspect de la personne humaine qu’on peut mettre en avant. Dans les échanges, on a un horizon d’attente qui permet de se projeter dans l’autre, qui permet de fonder un lien et ce lien se base sur une identification. Les robots peuvent répondre à cet horizon d’attente, avec cette capacité à interagir, à créer une liaison émotionnelle, un attachement relationnel. Communiquer c’est épouser le rythme et les attentes de l’autre.

Cette identification dans les interactions humaines se fait aussi au travers du travail des neurones miroirs qui sont des neurones qui permettent de se voir agir à la place de l’autre. En effet quand quelqu’un agit d’une certaine manière, ces neurones entrent en jeu dans le cerveau pour nous faire sentir reproduire la même chose. Ils peuvent servir dans les processus d’apprentissage notamment par imitation et être aussi impliqués dans les phénomènes de compréhension et d’empathie. C’est en se mettant à la place d’un tiers qu’on peut appréhender comment il fonctionne et avoir une idée de ce qu’il ressent. Dans les relations avec les robots cela peut aussi se manifester, si un robot agit d’une certaine manière, on va se sentir faire la même chose à travers lui, et donc s’éprouver à travers lui, ressentir une plus grande proximité.

Si on traite les machines comme des humains alors on peut dire qu’elles le deviennent au sein du tissu social, et ce même si celles-ci ont une ontologie complètement différente. La série télévisée suédoise Real Humans (Äkta människor 2012-2014) aborde les choses un peu de cette manière. Elle s’intéresse aux rapports sociaux hommes/robots dans une société très proche de la nôtre. Par leur apparence humaine et par les traits mentaux qu’ils dégagent les robots sont peu à peu intégrés au social et ont leur donne même des droits identiques aux autres citoyens. C’est leur position sociale et les regards qui sont portés sur eux qui les font rentrer dans la communauté humaine et acquérir un statut similaire à celui qu’on se donne. Se figurer l’autre comme un semblable et lui déduire les mêmes besoins est une problématique qui se retrouve aussi concernant les droits des animaux.

Cependant il reste différentes réserves à émettre. Car on peut effectivement faire comme si on était face à quelque chose de vivant, un semblable, mais de là à le reconnaître véritablement il y a une différence de taille, on peut se poser la question d’accorder un statut juridique et moral à un objet qui n’a ni intériorité ni conscience. Il y a cette idée sous-jacente qui énonce que tant que le robot n’a pas de subjectivité, il ne peut prétendre à avoir des droits.

Mais doit-on pour autant mesurer le degré d’humanité d’un robot à l’aune de la conscience humaine ? Il n’est pas certain que créer une intelligence, même supérieure à l’intelligence humaine, entraîne la création d’une conscience (mais le contraire n’est pas certain non plus). De plus, même si un jour les robots accèdent à celle-ci, elle sera très probablement bien différente de la nôtre. En effet elle se base sur notre corps de chair et sur ses besoins, notre organisme participe de notre perception du monde, notre conscience se bâtit elle-même sur cette corporéité. La subjectivité des robots, si tant est qu’elle existe un jour, se construira d’une autre manière, sur la base des canaux qui leur sont propres pour appréhender et décoder le monde.

Le grand pas à franchir sera celui de l’acceptation de cette conscience autre, plus elle sera similaire à la nôtre, plus il sera facile de l’intégrer mais si la communauté lui admet une certaine valeur, alors il sera possible de reconnaître les robots intelligents comme des personnes. Ce qui pourra être accompagné par une validation juridique avec les droits afférents.

 

Notes

[1]  Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard, p 183.

[2]  Vidal, D. (2012). Vers un nouveau pacte anthropomorphique!. Gradhiva, (1), 54-75.

Étudiant en sciences sociales, j’ai une licence en anthropologie et un master en études culturelles. Dans ce dernier, j’ai produit un mémoire sur l’hybridation homme/machine au travers d’un terrain de recherche sur le mouvement du Body Hacking. C’est la dimension sociale et culturelle de la technologie que j’explore. D’autre part, je m’intéresse aussi particulièrement à la science-fiction, notamment le genre du post-apocalyptique. Pour me contacter : laurens.vaddeli@gmail.com