Livre : Éloge de ma fille bionique

Vincent Billard, philosophe des nouvelles technologies, nous invite à réfléchir au lien paradoxal pouvant exister entre le handicap et le transhumanisme. Et si, au lieu de les opposer, comme c'est souvent le cas, nous devions plutôt les rapprocher, afin de mieux comprendre ce qu'est réellement le transhumanisme?

Publié le 30 août 2017, par dans « Homme augmentétranshumanisme »

 

Vincent Billard, de quoi parle votre livre Éloge de ma fille bionique?

Ce livre n’est pas directement une présentation du transhumanisme (même si une première partie inévitablement le présente tout de même un peu, pour savoir de quoi on parle), mais essentiellement une interprétation du transhumanisme, qui est à mes yeux l’enjeu intellectuel majeur sur ce sujet. C’est pourquoi ce livre peut paraître complexe (car il traite de questions aussi « profondes » que la question du sens de la vie par exemple), même si je me suis efforcé de faire des phrases aussi compréhensibles que possible.

L’interprétation dominante aujourd’hui, aussi bien chez les partisans que chez les adversaires de ce courant de pensée, le voit sous l’angle d’un progrès, d’un « plus », d’où la notion d’homme « augmenté ». Pour les partisans du mouvement il s’agit d’augmenter radicalement les capacités de l’homme et sa longévité, mais on comprend que si l’on part de ce point de vue on peut s’exposer aux critiques aussi bien des gens inquiets que des croyants religieux (qui vont parler d’hybris, de démesure, de défi à Dieu, de « prométhéisme ») ou de certains anticapitalistes qui vont y voir la marque d’une société voulant aller toujours plus loin dans le profit, la puissance et la maîtrise de la nature. Je propose dans ce livre une autre interprétation : et si nous nous trompions au fond sur ce qu’est le transhumanisme (quand je dis « nous » je veux dire la plupart des gens, notamment ceux qui réfléchissent et souvent adressent des critiques au transhumanisme)? Et si nous avions tort de le voir sous l’angle du « toujours plus » (toujours plus de pouvoir, toujours plus d’efficacité, toujours plus de dépassement de soi), et que nous devions plutôt le regarder sous l’angle du « toujours moins »?

Je m’explique : lorsque l’on parle du transhumanisme, d' »homme augmenté », la plupart des gens partent spontanément de l’idée d’un homme « normal » (l’adulte ordinaire moyen, de préférence occidental, donc vivant dans un pays riche, avec deux jambes, deux bras, jouissant de tous ses sens, ayant des capacités intellectuelles normales, etc) et ensuite « ajoutent » à cet homme normal des capacités supplémentaires (vivre plus vieux, être plus rapide, plus fort, plus intelligent, et ainsi de suite, c’est l’idée du « toujours plus »). Mais en faisant cela, on part d’une idée qui est déjà très discutable et que l’on peut interroger philosophiquement, qui est l’idée qu’il y aurait un homme « normal », un « état de référence » par rapport auquel on pourrait juger la condition humaine. Et par rapport à cet état, les hommes que l’on considère « handicapés » seraient du côté du « moins », les hommes normaux au milieu, et donc les hommes « augmentés » du transhumanisme, de l’autre côté, sur le versant ascendant. Mais ce que je cherche dans ce livre, en croisant précisément le thème du handicap et celui du transhumanisme, apparemment opposés (et que certains considèrent comme l’antithèse l’un de l’autre, les transhumanistes ayant selon eux pour but de faire disparaître le handicap), c’est de montrer que l’on se trompe sans doute sur la conception de l’être humain. Au fond l’être humain dit normal est lui-même un homme fondamentalement handicapé (à la vie brève, à l’intelligence étroite, au jugement moral balbutiant, aux capacités physiques réduites), et par rapport à ces handicaps fondamentaux les personnes que l’on appelle communément « handicapées » ne le sont au fond que de quelques degrés par rapport aux hommes prétendus « normaux ».

Je prends l’exemple de ma fille qui est sourde (et qui a motivé en grande partie l’écriture de ce livre, son titre lui faisant référence car elle est munie d’un implant cochléaire) : par rapport à une personne dite « normo-entendante », la personne sourde est effectivement une personne sous le signe du « moins », une personne souffrant d’une déficience (ici auditive). Mais les personnes qui entendent « normalement » ne sont-elles pas elles aussi des personnes handicapées? Elles le sont certainement par rapport à des personnes qui auraient par exemple la faculté de transmettre leurs idées par la pensée. Les sourds s’expriment par la langue des signes car ils n’ont pas le choix, de même que nous nous exprimons par la parole car nous n’avons pas le choix, mais si nous étions doués de télépathie nous choisirions certainement ce mode de communication. Le handicap est donc une notion à la fois universelle et relative à mes yeux, une question de degré et de perspective, plutôt qu’une question de « tout ou rien » (ceux qui le seraient, et ceux qui ne le seraient pas, alors qu’en réalité nous le sommes tous à des degrés divers).

Par rapport à cette notion de handicap universel, on comprend mieux alors me semble-t-il le sens que revêt le transhumanisme. A mon avis l’interpréter comme une volonté de toujours plus (de pouvoir, de performance) est une mauvaise interprétation, on ne comprend pas en pensant comme cela ce qui motive réellement les transhumanistes, et ce qui au fond fait l’essence de la nature humaine (ce que les philosophes appelaient autrefois la « finitude » humaine).

Les transhumanistes veulent en réalité « toujours moins » : moins de souffrance, moins de fragilité humaine (au premier rang desquelles la maladie, la vulnérabilité du corps et de l’esprit), moins de projets inaccomplis (liés à la brièveté de notre vie, pathétique aux yeux d’un être qui vivrait mille ans), moins de bêtise, moins de mal, de crimes et de guerres (et si l’IA nous aidait à prendre de meilleures décisions morales?). Bref, je crois que le terme « transhumanisme » est le terme que l’on a trouvé pour désigner ce qui est à mon avis le « désir fondamental, issu des aspirations profondes de notre nature humaine, conduisant à vouloir radicalement diminuer les limitations de cette nature, y compris (et c’est là bien sûr tout le paradoxe) si cela mène à modifier précisément cette nature humaine elle-même ». Ce qui fait en effet la grandeur et le caractère tragique du transhumanisme c’est que c’est au nom des aspirations les plus fondamentales de notre nature qu’il nous conduit à la dépasser, car notre sensibilité a augmenté au cours du temps, nous nous rendons de mieux en mieux compte de ce que nous voulons en tant qu’êtres humains et de ce que nous ne supportons plus (la bêtise, le mal, la souffrance, l’exiguïté temporelle de notre vie). Ce désir a en fait toujours existé, mais sa réalisation n’est devenue que très récemment envisageable, du fait des progrès technologiques.

D’où, je reviens à ce que je disais au début, ces longs passages philosophiques dans mon livre sur le sens de la vie, car avant tout, ne faut-il pas se demander si la vie vaut la peine d’être vécue? Vaudrait-il mieux ne jamais être né? Le transhumanisme peut être interprété comme une réponse à cette question, une réponse qui nous dit que oui, sans doute, la vie vaut la peine d’être vécue, mais pas à n’importe quelle condition, pas en acceptant tout, pas en supportant des peines et des souffrances que l’on trouvait naturelles avant l’invention de la médecine moderne mais plus aujourd’hui. Il s’agit au fond de rendre la vie toujours moins pénible, moins insupportable, en prenant au sérieux cette aspiration de notre nature, en la conduisant au maximum de ce que l’on peut faire en ce sens. Mais ce processus étant infini, ponctué d’étapes innombrables, on est donc très éloigné du fantasme de « l’homme parfait » et autres visions simplistes. La lutte contre le handicap fondamental de la nature humaine est interminable. Plutôt que de parler du fameux « homme augmenté », nous devrions parler de l’homme « moins handicapé », l’homme « indéfiniment (et très diversement) moins handicapé ».

Voilà donc ce que j’essaie de proposer dans cet ouvrage : une interprétation équilibrée me semble-t-il de ce courant de pensée, qui rend davantage justice aux motivations profondes des gens qui y adhèrent, en particulier peut-être dans les pays européens. D’où l’idée sans doute aussi, pour finir, qu’il faut, et c’est justement ce que fait l’AFT-Technoprog en France, militer pour une vision plus « continentale » du transhumanisme, globalement plus sensible chez nous à sa dimension humaine, sensible et morale que sa connotation initiale venue des pays anglo-saxons, et qui fait l’objet des principales critiques du transhumanisme.

 

Vincent Billard est philosophe, proche du transhumanisme, il se définit comme compagnon de route de l’AFT, c’est d’ailleurs à l’occasion du colloque Transvision2014 organisé par l’AFT-Technoprog qu’il a posé les bases de sa réflexion, à présent achevée dans ce livre qui vient de paraître aux éditions Hermann.

 

Vidéo de la présentation de Vincent Billard à TransVision 2014 :

 

Vidéo de présentation du livre :

 

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