La fin du travail : est-ce possible, est-ce souhaitable ?

Analyse des arguments d'un opposant à la "fin du travail".

Publié le 31 janvier 2018, par dans « Intelligence artificielleTransition Laborale »

Je pense que la fin du travail est à la fois possible et souhaitable. C’est également le cas de la plupart de mes connaissances. Cependant, il faut parfois sortir de sa « bulle idéologique », et prendre un moment pour considérer les arguments du camp d’en face.

J’ai donc lu un livre intitulé « Le travail est l’avenir de l’homme », par Nicolas Bouzou. Pour lui, la fin du travail n’est ni possible, ni souhaitable. Voyons ce qu’il a à dire sur le sujet.

 

Pas possible ?

Nicolas Bouzou est conscient du potentiel immense de l’intelligence artificielle, en terme d’automatisation des emplois existants. Parfait : on peut donc sauter les préliminaires usuels, et aller au vif du sujet. Si vous n’êtes pas convaincus, jetez par exemple un oeil à cet article ou cette vidéo.

Cependant, il y a selon lui des secteurs où l’humain n’est pas entièrement remplaçable par la machine.

Il y a bien sûr les métiers de « ceux qui créent l’IA ». Cependant, ils sont amenés à devenir de plus en plus élitistes, et ne peuvent fournir un emploi à la majorité de la population. Que restera-t-il donc à cette dernière ? Nicolas Bouzou cite trois exemples principaux : les soins hospitaliers, l’hôtellerie et l’art.

Pour les deux premiers, ils considère que nous serons toujours demandeurs de contact humain dans ces domaines. Il cite par exemple sa profonde tristesse de passer une soirée dans un hôtel au personnel trop clairsemé. Mais est-ce le cas de toute le monde ?

Pour d’autres personnes, l’hospitalité simulée des emplois de service n’est pas une « valeur ajoutée » : c’est une valeur nulle, voire négative. Puisque Nicolas Bouzou parle de ses ressentis personnels, exprimons ici un point de vue différent.

Par exemple, mes collègues de bureau et moi préférons unanimement les caisses automatiques aux caisses « classiques » dans les supermarchés. Tout d’abord, on peut y scanner ses articles paisiblement et sans stresser, ce qui est une véritable valeur ajoutée ! Mais surtout, nous ne voyons pas l’intérêt d’un « contact humain » factice avec des employés sous-payés, dont la lassitude (compréhensible) se lit souvent sur le visage.

Et c’est potentiellement pire quand ils sont forcés de sourire, comme dans certains hôtels. Certains clients trouvent cela satisfaisant, d’autres « malaisant ». Certaines personnes (surtout parmi la jeune génération) veulent juste une chambre d’hôtel pour dormir, point final. On ne voyage pas à Tokyo pour voir l’hôtel, mais pour voir Tokyo ! Idem pour une prise de sang ou une consultation chez le dentiste. Il y a bien assez d’opportunité de contacts humains authentiques avec ses amis, ses collègues, sa famille, etc.

Question de génération ? Peut-être. En tout cas, on peut sérieusement se poser la question suivante : à l’heure de l’automatisation massive, serons-nous prêts à payer beaucoup plus cher pour un peu d’hospitalité rémunérée ? Certains, oui (à condition d’en avoir les moyens) ; mais pas forcément tout le monde. Les contacts humains sont importants, mais pas nécessairement ceux dans un cadre professionnel ou commercial hiérarchisé.

Il y aura sans doute toujours des métiers de contact humain. Mais pas forcément autant qu’aujourd’hui. Beaucoup de gens recherchent un service efficace et peu coûteux avant de rechercher un contact humain.

Quant à l’art, c’est un domaine que nous idéalisons, auquel nous conférons une aura « magique ». Il faut toutefois se rappeler que, durant les siècles passés, le jeu d’échec était vu comme le pinacle de l’exercice de l’intelligence humaine. Aujourd’hui, le champion du monde de jeu d’échec serait incapable de battre une IA contenue dans son smartphone, à moins de la régler artificiellement sur un mode plus facile.

Ne reproduisons-nous pas le même aveuglement avec l’art ? Si l’IA produit des scénarios de série télévisée beaucoup plus prenants et passionnants, les scénaristes seront rapidement au chômage. Certes, nous créerons toujours, et apprécierons les créations de nos proches. Mais là encore, serons-nous prêts à payer beaucoup plus cher pour des créations moins satisfaisantes ? Certains puristes fortunés, oui, sans doute ; la majorité des gens, on peut fortement en douter.

Dans ce contexte, à supposer que des emplois humains subsistent, y en aura-t-il assez pour embaucher et rémunérer tout le monde ? Les avocats de la « destruction créatrice » aiment répéter que les besoins humains sont potentiellement infinis. Ce qu’ils oublient, c’est que le temps et l’attention sont en revanche des ressources limitées. Et, en dehors de nos relations avec d’autres humains, le temps et l’attention que nous consacrerons à des IA sera du temps que nous ne consacrerons pas à des employés « remplaçables ».

Dans ces conditions, partir du principe qu’il y aura toujours des emplois (en laissant faire la main invisible du marché) est une certitude dangereuse. Et envisager, sinon une disparition, du moins une raréfaction de l’emploi, est loin d’être délirant. Cela mérite au minimum que l’on considère cette éventualité. Non ?

 

Pas souhaitable ?

Mais même si la fin du travail était possible, Nicolas Bouzou affirme qu’elle ne serait pas pour autant souhaitable. Selon lui, sans travail, nous serions désœuvrés, oisifs, dépressifs et malheureux.

Il y a, tout au long du livre, une sorte de quiproquo sur le sens du mot « travail ». En effet, ce mot peut être compris de deux façons différentes.

Au sens large, le travail désigne toute forme d’activité constructive. Il est donc, selon cette définition, l’opposé de l’oisiveté. Toutefois, dans un sens plus restreint, le travail désigne l’ensemble des activités réalisées en échange d’un salaire. Si l’on ajoute cette contrainte financière, cela réduit considérablement le champ des activités que l’on peut qualifier de « travail ».

En restant flou sur le sens du mot « travail », Nicolas Bouzou parvient à suggérer l’idée suivante : si le travail au sens restreint (celui effectué en échange d’un salaire) venait à disparaître, alors il ne resterait que l’oisiveté. C’est oublier toutes les activités qui ne sont pas contraintes par la nécessité de gagner de l’argent.

Avant d’aller plus loin, je dois dire que je suis d’accord avec cette phrase tirée de la conclusion du livre :

« Le travail, Freud l’écrit noir sur blanc, est une solution, s’il est librement choisi. L’homme qui travaille librement enrichit le monde. En revanche, l’activité professionnelle subie par la seule nécessité de gagner de l’argent ne résout rien. Elle transforme des problèmes psychologiques individuels en malheurs sociaux. »

Nicolas Bouzou admet que certains emplois ont une dimension aliénante. Il faut donc, selon lui, « désaliéner » le travail : autoriser le travail à domicile, supprimer les réunions inutiles, éviter le micro-management… Je suis, là encore, entièrement d’accord.

Mais il oublie que pour un grand nombre de gens, l’aliénation principale réside précisément dans la nécessité de gagner de l’argent pour vivre. Certains ont la chance de gagner leur vie avec une activité qui les passionne ; mais c’est loin d’être le cas de tout le monde.

Or, si une automatisation radicale mettait fin à la nécessité de travailler pour vivre, cela ne supprimerait pas le travail au sens large. Au contraire : il resterait possible de faire ce que l’on fait dans les emplois « passionnants ». Mais pour les personnes qui n’ont pas la possibilité d’avoir un emploi « passionnant », ce serait une libération : elles pourraient trouver bien davantage de sens dans des activités non-contraintes financièrement (artistiques, sociales, associatives…).

Nicolas Bouzou laisse entendre que son travail consiste (entre autres) à écrire des livres et à donner des conférences. C’est en tout cas les activités qu’il met le plus en avant pour défendre l’idée de travail. Or, il s’agit typiquement d’activités que l’on peut tout aussi bien réaliser sur son temps libre, sans objectif financier, par simple passion.

Les plus grandes œuvres (littéraires, musicales…) n’ont pas été réalisées avec le but premier d’obtenir un salaire. Au contraire : beaucoup d’artistes, poètes, écrivains, compositeurs, scientifiques… des siècles passés étaient des rentiers, pour qui l’oisiveté complète était une option. Et pourtant, ils n’ont pas choisi l’oisiveté.

La fin du travail est souhaitable car elle ne serait que la fin du travail contraint. Resterait alors le travail libre, celui que Nicolas Bouzou encense dans son livre.

 

Porte-parole et vice-président de l'Association Française Transhumaniste. Pour accéder à ma page perso (articles, chaîne YouTube, livre...), ou pour me contacter par e-mail, cliquez ici.