Fun sans fin

Ce texte, publié dans sa version originale anglaise en décembre 2013, montre la vision qu'a un neuroscientifique (né en 1967) du "Mind uploading" ou "téléchargement de la pensée". (traduction EMG)

Publié le 22 janvier 2014, par dans « transhumanisme »

Texte original (lien) de Michael Graziano, traduit depuis l’anglais et commenté par EMG.

Note : ce texte, publié en décembre 2013, montre la vision qu’a un neuroscientifique (né en 1967) de l’Emulation de Cerveau ou « téléchargement de conscience ». Le texte a pas mal circulé sur les réseaux émulationnistes car un tel article aurait été impensable, de la part d’un spécialiste, ne serait-ce qu’il y a cinq ans. Je le trouve intéressant pour d’autres raisons également – son interprétation fantaisiste, fantasmée et en fin de compte pessimiste de l’Emulation, qui n’évite pas toujours les clichés.

  A la fin du dix-huitième siècle, des bricoleurs ont fabriqué les premières boites à musique : de subtils petits mécanismes capables de jouer des harmonies et mélodies tout seuls. Quelques uns comptaient des cloches, percussions, orgues, et même des violons, tout cela coordonné par un cylindre rotatif. Les exemples les plus ambitieux étaient de véritables orchestres lilliputiens, comme le Panharmonicon, inventé à Vienne en 1805, ou l’Orchestrion, produit en série à Dresde en 1851.

   Mais la technologie était limitée. Pour rendre un son de violon convaincant, il fallait créer un simulacre miniature de violon – autant dire un sacré exploit d’ingénierie. Comment répliquer un trombone ? Un hautbois ? De la même façon, évidemment. Les artisans pensaient que l’instrument entier devait être copié pour pouvoir capturer son timbre exact. Le métal, le bois, les cordes, la forme, la résonance identique, tout cela devait être dupliqué. Comment faire autrement pour produire le son d’un orchestre ? La tâche était désespérément hors d’atteinte.

  Puis, en 1877, l’inventeur américain Thomas Edison présenta le premier phonographe, et l’histoire de la musique enregistrée en fut changée. Il s’avéra que, pour conserver et recréer le son d’un instrument, il n’y avait pas besoin de tout savoir à son propos, matériaux comme structure physique. Vous n’avez pas besoin d’un orchestre miniaturisé dans une boite. Vous n’avez à vous occuper que d’une seule composante, essentielle : enregistrez les ondes sonores, transformez-les en données, et donnez-leur l’immortalité.

  Imaginez un futur dans lequel votre esprit ne meurt jamais. Quand votre corps commence à faiblir, une machine vous scanne le cerveau suffisamment en détail pour saisir son câblage unique. Un système informatique utilise ces données pour simuler votre cerveau. Il n’aura pas besoin de répliquer chaque détail ; comme un phonographe, il mettra de côté les éléments physiques inutiles, laissant simplement l’essence de la structure. Et surgira alors un second Vous, avec vos mémoires, vos émotions, votre façon de penser et de prendre des décisions, copié sur du matériel informatique aussi simplement qu’un fichier texte de nos jours.

   La seconde version de Vous pourrait vivre dans un monde simulé et s’en rendre à peine compte. Vous pourriez vous balader dans une rue simulée, sentir une brise fraiche sur votre peau, manger dans un bistrot, parler à d’autres gens simulés, jouer, regarder des films, prendre du bon temps. La souffrance et la mort seraient déprogrammées de l’existence. Si vous êtes encore intéressé par le monde réel en dehors de la simulation, vous pourriez assister via Skype à des réunions de travail ou des diners de famille.

   Cette vision d’une vie virtuelle après la mort, parfois appelée « téléchargement », est entrée dans l’imaginaire populaire grâce à la nouvelle « le Tunnel sous le Monde » (1955) de l’écrivain de science-fiction américain Frederik Pohl, bien que le film Tron (1982) lui ait donné un sérieux coup de fouet. Matrix (1999) introduisit ensuite auprès du grand public l’idée d’une réalité simulée, sur laquelle seraient branchés d’authentiques cerveaux. Ces idées ont émergé hors de la fiction récemment. Le multimillionnaire russe Dmitry ltsktov a défrayé la chronique en prévoyant de transférer son esprit sur un robot, et donc d’atteindre l’immortalité. Il y a quelques mois à peine, le physicien britannique Stephen Hawking suggérait qu’une vie après la mort, simulée sur ordinateur, pourrait devenir techniquement faisable.

  Il est tentant de considérer ces idées comme des lubies de science-fiction, des fantasmes de nerd. Mais quelque chose m’en empêche. Je suis chercheur en neurosciences, j’étudie le cerveau. Pendant près de 30 ans, j’ai étudié la façon dont l’information sensorielle est captée et traitée, comment les mouvements sont contrôlés et, dernièrement, comment des réseaux de neurones pourraient générer l’effrayante propriété de l’attention. Je me retrouve à me demander, au vu de ce qu’on connait du cerveau, si nous pourrions réellement télécharger l’esprit de quelqu’un sur un ordinateur. Et ma réponse est : oui, presque certainement. Cela soulève de nombreuses questions, dont pour commencer : quels résultats cette technologie aura-t-elle sur nous, psychologiquement et culturellement ? Et là, la réponse est tout aussi emphatique que la question, quoique dérangeante dans les détails.

   Cela transformera profondément l’humanité, probablement de façon plus déstabilisante que bénéfique. Cela nous changera bien davantage qu’Internet a pu le faire, quoique peut-être dans une direction similaire. Quand bien même les chances que tout cela arrive seraient minces, les implications seraient si énormes qu’il serait sage d’y songer sérieusement. Mais je ne suis pas sûr que les chances soient minces. En réalité, plus je pense à ce futur éventuel, plus il me semble inévitable.

   Si vous vouliez capter la musique de votre esprit, par où commenceriez-vous ? Le cerveau humain comporte toute une machinerie biologique. Cent milliards de neurones sont connectés de façon complexe, chacun d’eux étant constamment en train de recevoir et d’envoyer des signaux. Ces signaux sont le résultat d’ions entrant et sortant des membranes cellulaires, en flux régulés par des protéines jouant le rôle de portes et de pompes miniatures. Chaque connexion entre neurones, ou synapse, est elle-même un époustouflant mécanisme de protéines fluctuant constamment.

   Faire la simulation d’un simple neurone est en soi un exploit considérable, quoique cela ait déjà été fait par approximation. Simuler un réseau entier de neurones interagissant, avec chacun leurs véritables propriétés électriques et chimiques, est au-delà de la technologie actuelle. Et puis il y a les facteurs compliquant la tâche. Les vaisseaux sanguins réagissent de façon subtile, permettant à l’oxygène d’être distribué dans telle ou telle région du cerveau, selon les besoins. Il y a aussi la glie, de minuscules cellules qui surpassent allègrement en nombre les neurones. La glie aide les neurones à fonctionner, de manière encore largement mal comprise : retirez-la et aucune synapse ni aucun signal ne fonctionnera correctement. Personne, pour autant que je sache, n’a tenté de simulation informatique des neurones, de la glie et de la circulation sanguine. Mais peut-être que ce sera superflu. Souvenez-vous de la révolution d’Edison avec son phonographe : pour répliquer fidèlement un son, il s’avère que vous n’êtes pas obligé de répliquer l’instrument qui l’a produit à l’origine (1).

    Donc quel est le bon niveau de détail à copier si vous voulez saisir l’esprit d’une personne ? De tous les complexes éléments biologiques, lesquels doivent être reproduits pour avoir l’information, son traitement, et la conscience ? L’une des hypothèses les plus courantes est que c’est le diagramme des connexions entre neurones qui contient l’essence de la machine. Si vous pouviez savoir comment chaque neurone est connecté à ses voisins, vous auriez tout ce qu’il faut pour recréer cet esprit. Un champ entier de recherche s’est constitué autour des modèles de réseaux de neurones, des simulations informatiques de neurones et synapses ultra simplifiés. Ces modèles laissent de côté les détails que sont la glie, les vaisseaux sanguins, les membranes, les protéines, les ions, et ainsi de suite. Ils ne font que considérer la façon dont chaque neurone est relié aux autres. Ce sont des diagrammes de câblage.

  De simples modèles informatiques de neurones branchés ensemble par des synapses sont capables d’une complexité gigantesque. De tels modèles de réseaux existent depuis des décennies, et ils diffèrent de manière intéressante des programmes informatiques standard. Pour commencer, ils sont capables d’apprendre, tout comme les neurones qui ajustent avec subtilité leurs connexions. Ils peuvent résoudre des problèmes qui posent des difficultés aux programmes traditionnels, et ils sont particulièrement bons quand il s’agit de traiter des signaux composés de bruit. Donnez à un réseau de neurones une photo floue et tachée, et il sera malgré tout à même de reconnaître l’objet représenté, en comblant les vides et erreurs dans l’image – ce qu’on appelle la reconstitution de motif.

   Malgré ces qualités remarquablement humaines, les modèles de réseaux de neurones ne sont pas encore la solution pour simuler un cerveau. Personne ne sait comment en construire un à une échelle appropriée. Quelques tentatives notables sont en cours, comme le Blue Brain Project et son successeur subventionné par l’UE, le Human Brain Project, tous deux gérés par l’Institut Fédéral Suisse de Technologie à Lausanne. Mais même si les ordinateurs étaient assez puissants pour simuler 100 milliards de neurones – et la technologie informatique en est assez proche – le véritable problème demeure que personne ne sait comment faire les branchements d’un réseau artificiel d’une telle taille.

   D’une certaine manière, le problème scientifique qu’est la compréhension du cerveau humain est similaire à celui de la génétique humaine. Pour bien comprendre le génome humain, un ingénieur commencerait probablement par assembler des briques élémentaires d’ADN pour construire un animal, paire de bases par paire de bases, jusqu’à créer quelque chose ressemblant à un humain (2). Mais étant donné la complexité monstrueuse du génome humain – plus de 3 milliards de paires de bases – cette approche serait prohibitive à l’heure actuelle. Une autre approche consisterait à lire le génome qui existe déjà chez de vraies personnes. Il est beaucoup plus simple de copier quelque chose de compliqué que de le recréer en partant de zéro. Le projet Génome Humain des années 90 a réussi de cette manière, et même si personne ne comprend encore très bien ce fameux génome, au moins nous avons beaucoup d’exemplaires séquencés à étudier.

   La même stratégie pourrait être utile pour le cerveau humain. Au lieu d’essayer de créer un cerveau artificiel à partir de principes de base, ou d’entrainer un réseau de neurones sur une période absurdement longue jusqu’à ce qu’il devienne humanoide, pourquoi ne pas copier le câblage existant déjà dans un cerveau réel ? En 2005, deux scientifiques, Olaf Sporns, professeur de neurosciences à l’université d’Indiana, et Patric Hagmann, neuroscientifique à l’université de Lausanne, ont chacun de leur côté inventé la notion de « connectome » pour désigner la carte de toutes les connexions dans un cerveau. Par analogie avec le génome humain, qui contient toute l’information nécessaire pour engendrer un être humain, le connectome humain contient en théorie toute l’information nécessaire pour câbler un cerveau humain fonctionnel. Si le postulat des réseaux de neurones est juste, alors l’essence d’un cerveau humain est contenue dans ces schémas de connectivité. Votre connectome, simulé dans un ordinateur, recréerait votre esprit conscient.

   Pourrons-nous jamais cartographier un connectome humain complet ? Eh bien, les scientifiques l’ont fait pour un ver. Ils l’ont fait pour de petites parties d’un cerveau de souris. Une carte très sommaire, à grande échelle, de la connectivité dans le cerveau humain est déjà disponible, même si on est encore loin d’une carte tout à fait exacte de chaque neurone individuel avec ses synapses à l’intérieur du cerveau d’une personne en particulier. L’Institut National Sanitaire des Etats-Unis alloue présentement un budget au Human Connectome Project, chargé de cartographier un cerveau humain avec le haut niveau de détail possible. J’avoue que je suis plutôt optimiste pour ce projet. La technologie de scan de cerveau s’améliore de jour en jour. Aujourd’hui, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est en ligne de front : des scans haute résolution de volontaires révèlent la connectivité du cerveau humain avec une précision que personne n’aurait jamais crue possible. D’autres techniques, encore meilleures, seront inventées. Seul un écervelé (pardon pour le jeu de mots) douterait que nous réussirons à scanner, cartographier, et stocker les données concernant chaque connexion neuronale à l’intérieur d’un crâne humain. Ce n’est qu’une question de temps, et une estimation de 5 à 10 décennies semble à peu près correcte (3).

   Bien sûr, personne ne sait si le connectome contient réellement toute l’information essentielle pour le cerveau. Une partie de celle-ci pourrait être encodée d’une autre manière. Les hormones peuvent être diffusées dans le cerveau. Les signaux peuvent se combiner et interagir par d’autres moyens que les connexions synaptiques. Peut-être que d’autres aspects de cerveau ont besoin d’être scannés et copiés pour réaliser une simulation de haute qualité. Tout comme l’industrie des enregistrements musicaux a eu besoin d’un siècle de cheminement pour arriver aux impressionnants standards actuels, l’industrie des enregistrements d’esprits fera vraisemblablement face au même long processus d’affinage.

    Cela ne viendra pas assez tôt pour certains d’entre nous. L’une des choses les plus basiques à propos des humains est qu’ils ne meurent pas volontiers. Ils ne veulent pas que les êtres qui leur sont chers meurent, ni leurs animaux de compagnie. Quelques uns paient déjà des sommes énormes pour se faire congeler le corps ou parfois même seulement (ce qui est d’ailleurs un peu glauque) la tête, dans l’espoir qu’une technologie future puisse les faire revivre. Ce genre de personnes seront certainement prêts à payer pour une place dans une vie virtuelle. Et au fur et à mesure que la technologie progresse, cela va s’amplifier.

   On pourrait dire (au risque d’être cynique) que la post-vie n’est qu’une extension naturelle de l’industrie du divertissement. Pensez au plaisir d’être un Vous simulé dans un environnement simulé. Vous pourriez partir en safari à travers la Terre du Milieu. Vous pourriez vivre à Hogwarts, où les sorts et incantations produisent effectivement des résultats magiques. Vous pourriez vivre dans un agréable paysage vallonné et photogénique, une simulation des plaines africaines, avec ou sans mouches tsé-tsé selon votre bon plaisir. Vous pourriez vivre dans une simulation de Mars. Vous pourriez passer facilement d’un divertissement à un autre. Vous pourriez rester en contact avec vos amis vivants à travers les réseaux sociaux habituels (4).

   J’ai entendu des gens dire que cette technologie ne convaincrait pas. Les gens ne seraient pas tentés parce qu’un double de vous, peu importe son niveau de réalisme, n’est pas vous. Mais je doute que ce genre de questions existentielles aient le moindre impact une fois que la technologie sera disponible. Vous vous réveillez déjà chaque matin en tant que copie de votre Vous précédent, et personne n’a de paralysantes ruminations métaphysiques à ce sujet. Si vous mourrez et êtes remplacé par une très bonne simulation informatique, vous aurez simplement l’impression d’être entré dans un scanner et d’en sortir autre part. Du point de vue de la continuité, vous perdrez quelques souvenirs. Si votre dernier back-up cérébral a eu lieu, disons, huit mois plut tôt, vous vous réveillerez en ayant oublié ces huit mois. Mais vous vous sentirez quand même vous-même, et vos amis et votre famille pourront vous rappeler ce que vous avez raté. Quelques groupes de gens pourraient se tenir à l’écart – les Amish des technologies de l’information – mais la plupart se ruera vraisemblablement en masse sur la nouveauté.

   Et après ?… Eh bien, une telle technologie changerait la définition de ce que cela signifie d’être un individu et d’être vivant. Pour commencer, il semble inévitable que nous aurons tendance à traiter la vie et la mort de manière beaucoup plus légère. Les gens seront davantage prêts à se mettre, et à mettre les autres, en danger. Peut-être mépriseront-ils le caractère sacré de la vie comme la masse des lecteurs d’ebooks contemporains méprise les vieux barbons ressassant le caractère sacré du livre relié à couverture cartonnée. Et aussi, sacraliserons-nous la vie digitale ? Les gens simulés, vivant dans un monde artificiel, auront-ils les mêmes droits que les autres ? Débrancher une personne simulée sera-t-il un crime ? Est-ce éthique de mener des expériences sur une conscience simulée ? Un scientifique peut-il copier Jim, en lancer une version dégradée, effacer l’original par accident, et faire des essais ensuite jusqu’à obtenir une version satisfaisante ? Cela n’est que la partie émergée du monstrueux iceberg éthique que nous allons avoir devant nous. (5)

    Dans de nombreuses religions, une heureuse vie après la mort est une récompense. Dans une vie artificielle, à cause des inévitables contraintes de puissance informatique, les places seront chères. Qui décide à l’entrée ? Les riches seront-ils les premiers servis ? Sera-ce basé sur le mérite ? La promesse de résurrection peut-elle être agitée comme une carotte pour contrôler et contraindre les populations ? Peut-elle être retirée pour punir ? Une version spéciale « torture » sera-t-elle mise en place pour les lourdes peines ? Imaginez le contrôle qu’acquerrait une religion qui serait fondée sur l’existence réelle et démontrable d’un paradis et d’un enfer.

    Et puis il y a les problèmes qui surgiront si certains multiplient les copies d’eux-mêmes, dans le monde réel et dans les simulations. La nature de l’individualité, de la responsabilité individuelle, devient plutôt floue quand vous avez la possibilité de vous croiser vous-même dans la rue. Qu’attendre socialement, par exemple, de couples mariés dans une post-vie simulée ? Resteront-ils ensemble ? Certaines versions oui, d’autres non ?

   Encore une fois, le divorce semblera peut-être un peu mélodramatique si les différences irréconciliables s’avèrent des choses du passé. Si votre cerveau a été remplacé par quelques milliards de lignes de code, nous finirons peut-être par savoir comment corriger et supprimer toute émotion négative. Ou peut-être devrions-nous imaginer un système émotionnel standard, réglé et arrondi aux angles, de telle manière à pouvoir y raccrocher le reste de votre esprit simulé. Vous abandonnerez votre circuit plein de blessures et de cicatrices, issu de votre vie biologique, pour un ensemble flambant neuf. Ce n’est pas complètement tiré par les cheveux : en effet, cela pourrait faire sens économiquement, si ce n’est thérapeutiquement. Le cerveau est grossièrement divisé en deux parties : le cortex et le cerveau reptilien. Attacher un cerveau reptilien standard à un cortex individualisé et simulé pourrait s’avérer être la façon la plus économique de réaliser et faire fonctionner le système. (6)

    Mais assez parlé du Soi. Que dire du monde ? L’environnement simulé reproduira-t-il nécessairement la réalité ? Cela semble la façon la plus évidente de commencer, après tout. Créez une ville. Créez un ciel bleu, des rues, une odeur de nourriture… Tôt ou tard, cependant, les gens vont se rendre compte qu’une simulation peut offrir des expériences impossibles à vivre dans le monde réel. L’âge électronique a modifié la musique, non pas en imitant des instruments physiques mais en offrant de nouvelles perspectives sonores. De la même manière, un monde digital pourrait mener à des endroits inattendus.

    Pour ne donner qu’un exemple frappant, cela pourrait inclure le nombre de dimensions dans l’espace et le temps. Le monde réel nous semble posséder trois dimensions spatiales et une temporelle, mais, comme le savent les mathématiciens et les physiciens, d’autres existent. Il est d’ores et déjà possible de programmer un jeu vidéo dans lequel les joueurs naviguent dans un chaos à quatre dimensions spatiales. Il s’avère qu’avec un peu d’entrainement, vous pouvez acquérir un assez bon niveau d’intuition relative à la quatrième dimension (j’ai publié une étude à ce sujet dans le Journal of Experimental Psychology en 2008). Pour un esprit simulé dans un monde simulé, les limites de la réalité physique perdraient de leur pertinence. Si vous n’avez plus de corps, pourquoi faire semblant ?

    Tous les changements décrits plus haut, tout exotiques qu’ils soient et dérangeants qu’ils puissent paraitre, sont mineurs, dans un sens. Ils ne concernent que les esprits et expériences individuels. Si le téléchargement n’était qu’un problème de divertissement exotique, réalisant littéralement les fantasmes psychédéliques de chacun, alors ce ne serait que moyennement significatif. Si les esprits humains peuvent exister dans un monde simulé, alors le changement le plus radical, la coupure la plus profonde dans l’expérience humaine, serait la perte de l’individualité elle-même – l’intégration de connaissances dans une intelligence unique, plus douée et puissante que tout ce qui pourrait exister dans la nature.

     Vous vous réveillez dans un hall d’accueil, doté d’un corps simulé habillé de manière standard. Que faites-vous ? Peut-être que vous vous promènerez un peu, que vous regarderez autour de vous. Peut-être que vous goûterez à la nourriture. Ou taperez quelques balles de tennis. Ou irez voir un film. Mais tôt ou tard, la plupart des gens voudront mettre la main sur un téléphone portable : pour envoyer un tweet depuis le paradis, un sms à un ami, pour aller sur Facebook, se connecter aux réseaux sociaux. Mais voilà le hic des esprits téléchargés : les règles des médias sociaux sont transformées.

    Dans le monde réel, deux personnes peuvent échanger leurs pensées et expériences. Mais faute d’avoir un port USB sur nos têtes, nous ne pouvons pas fusionner directement deux esprits. Dans un monde virtuel, cette barrière tombe : une simple application, et deux personnes peuvent raccorder leurs pensées directement. Pourquoi pas ? C’est une extension logique. Nous autres humains sommes hyper sociaux. Nous adorons tisser des liens. Nous vivons déjà dans un monde semi-virtuel d’esprits connectés à des esprits. Dans une éternité artificielle, après quelques siècles d’avancées technologiques, qu’est-ce qui empêchera les gens de fusionner pour former des surhumains, combinaisons de sagesse, d’expériences, de souvenirs au-delà de tout ce qui est imaginable en biologie ? Deux esprits, trois esprits, 10, bientôt tout le monde sera relié par l’esprit. Le concept d’identité séparée sera perdu. Le besoin de nourriture simulée, de paysages simulés, de voix simulées disparaitra, laissant la place à une unique plateforme de pensée, de connaissance et de réalisations constantes. Ce qui aura commencé comme une façon artificielle de préserver l’esprit après la mort aura pris son autonomie et son envol. La vraie vie, la nôtre, verra son importance diminuer jusqu’à ne représenter qu’une sorte de stade larvaire. Quelles que soient les édifiantes expériences accumulées pendant votre existence biologique, elles n’auront de valeur que si elles peuvent être ajoutées à la machine douée d’une longévité et d’une sophistication bien supérieures. (7)

    Je ne parle pas d’utopie. Selon moi, cette perspective est à 30% intrigante, et à 70% horrifiante. Je suis très heureux de savoir que je ne serai plus là pour voir ça. Ce sera une nouvelle phase de l’aventure humaine, tout aussi compliquée et difficile que n’importe quelle autre, une phase aussi éloignée de nous que l’âge d’internet le serait pour un citoyen romain il y a 2000 ans ; aussi éloignée que la société romaine pourrait l’être pour un chasseur-cueilleur 10 000 ans plus tôt. Ainsi va le progrès. Nous parvenons toujours à vivre plus ou moins confortablement dans un monde qui aurait effrayé et indigné les générations précédentes.

M. Graziano





  1. La comparaison entre l’enregistrement de morceaux musicaux et l’émulation de cerveau est faible, et étonnante de la part d’un neuroscientifique. Il ne s’agit pas de capter un événement passé, circonscrit dans le temps, mais la réalité d’un objet dynamique. Un cerveau est capable de générer des choses nouvelles, imprévisibles. La comparaison avec les synthétiseurs numériques, pour rester dans le domaine musical, serait plus pertinente ; en effet, on peut aujourd’hui (mais c’est très récent) reproduire la sonorité de n’importe quel instrument au moyen d’un ordinateur et d’un clavier. Pour réaliser ces synthétiseurs numériques, il a notamment fallu échantillonner de nombreux instruments réels, et travailler sur ces échantillons numérisés. C’est probablement la piste que suivront les premiers émulateurs de cerveau – et que suivent déjà les équipes de scientifiques qui, à travers le monde, cherchent à simuler des neurones sur ordinateur. Un cerveau peut être vu, à l’aune de cette métaphore, comme un orchestre composé de milliards d’instruments, classés pour le moment par grandes catégories (une centaine de familles de neurones) et disposés selon un schéma à chaque fois unique. Là où ça se corse, c’est quand on sait que chaque soliste influe sur son voisin. Un morceau sans partition, pour conclure : mais avec un fonctionnement très strict.

     


  1. Encore une comparaison étrange, et de belles approximations concernant le génome. En aucun cas le génome d’un être humain n’est suffisant pour « assembler » ce même être humain. On sait que le rôle du milieu, particulièrement dans les premiers mois de vie in utéro, est capital. La genèse d’un mammifère est un jeu complexe entre l’environnement extérieur à l’organisme, l’ADN, puis enfin le milieu cellulaire. Ceci étant dit, pour connaître le connectome, la voie tracée par le projet Human Genome est en effet, sans doute, la plus simple. Mais connaître le connectome donne-t-il accès au fonctionnement de chaque neurone ? Autrement dit, la connectivité, la carte, donne-t-elle des informations sur la façon dont ses éléments constitutifs vont réagir, une fois la simulation lancée ? Par exemple, la carte routière d’une région française donne-t-elle la probabilité qu’aura un véhicule lambda de prendre tel ou tel chemin, de s’arrêter dans telle ou telle ville, de bifurquer ici et là ? En fait, plus ou moins. C’est la question qui intéresse en ce moment les participants du projet Human Connectome, qui seraient ravis de pouvoir doubler le Human Brain Project au moyen d’une formule du type « la forme suit la fonction ».

     


  1. Estimation très pessimiste, et très peu partagée. Le projet Human Connectome avance bien plus vite, grâce au traitement automatique de bases de données déjà bien précises (il suffit de s’inscrire sur le jeu sérieux EyeWire pour s’en convaincre). Il faut plutôt lire « 5 ou 10 années ». Rappelons que nombre de généticiens avaient prédit au projet Human Genome un siècle de tâtonnements (en réalité, il fut bouclé en 13 ans, soit avec 2 ans d’avance). Mais encore une fois, rappelons que le génome comme le connectome ne suffisent pas tout à fait. Après la post-génomique, on verra sans doute s’ouvrir l’ère de la post-connectomique. D’ailleurs, les neurones expriment eux aussi, comme toute autre cellule, une partie de l’ADN. Pense-t-on avec son ADN ? Sans doute pas, même si l’ADN est utilisé pour mettre en place des connexions, en fait plutôt par type de neurone que par individu. Un neurone pyramidal va avoir tendance à étendre ses connexions vers tel ou tel endroit du cortex, en fonction de la concentration en telle ou telle molécule. Mon neurone pyramidal diffère-t-il de votre neurone pyramidal ? Peut-être un peu, mais pas vraiment plus que ma cellule musculaire diffère de la vôtre.

     


  1. Pourquoi l’auteur n’évoque-t-il que l’aspect virtuel, comme si les deux mondes étaient complètement séparés ? Il parle plus haut du projet de Dmitry Itskov, or celui-ci place l’incarnation dans des corps robotisés bien en amont dans le déroulement du scénario, à raison sans doute. Il est d’ailleurs plus que probable que ce qu’on appelle les « réalités virtuelles », l’accès à ces mondes artificiels par le biais de systèmes de plus en plus immersifs, viendra bien avant l’émulation de cerveaux. Il est déjà possible de passer ses journées sur des jeux vidéos « subjectifs » (c’est même le passe-temps de nombreux adolescents). Les personnes qui ont testé les lunettes 3D reliées à des drones contrôlés à distance savent que les expériences de « sortie hors du corps », très troublantes, sont accessibles pour quelques centaines d’euros aujourd’hui. Il est très probable que nous contrôlerons de petits robots, et interagirons ainsi à distance, pour voyager par exemple en Patagonie sans prendre l’avion, ou plus probablement pour faire la guerre, dans le courant de la décennie. Cette vision d’une humanité simulée dans une sorte de « prison » avec pour seule porte de communication avec la réalité le mur Facebook, est complètement à côté de la plaque, et ne donne pas envie, c’est le moins que l’on puisse dire.

     

     

  1. L’auteur donne ici à fond dans la dystopie. Le contrôle des individus, les restrictions d’accès aux ressources, la torture, existent déjà largement dans le monde biologique. La paranoïa d’un monde virtuel sans lois ni limites se base sur la relative anarchie qui règne sur le réseau de nos jours. La question politique est importante mais sa résolution ne semble pas hors de portée.

     


  1. Sauf que le cerveau reptilien est individualisé également et que la façon dont nous traitons les signaux et générons des émotions semble peu dissociable de notre personnalité. Il est vrai que l’on n’a jamais greffé de tronc cérébral à un être humain, donc ce ne sont ici que des hypothèses. Mais connaissant la complexité du connectome, ce scénario semble légèrement irréaliste.

     


  1. L’auteur contredit ici ce qu’il affirme plus haut : « L’une des choses les plus basiques à propos des humains est qu’ils ne meurent pas volontiers ». Or fusionner en une seule entité, c’est aussi mourir pour de bon. Il est sans doute possible que des expériences de fusion de cerveaux soient menées à partir de copies consentantes (quoique cela semble pratiquement très flou : suffira-t-il de brancher deux cortex ensemble, et si oui, de quelle manière ?…). Mais l’instinct de survie rend cette option peu convaincante. Là encore, l’auteur démultiplie l’effet dramatique d’un phénomène qui existe déjà largement : on peut en effet considérer nos sociétés humaines comme des méta-intelligences capables de survivre et de produire des choses supérieures à ce que nous pouvons individuellement faire. Pas de quoi fouetter un chat, ni le faire fusionner avec un autre.

     

    La question que l’on peut se poser, si l’on n’a pas peur du ridicule en faisant de la prospective sur ce genre de sujets, c’est plutôt celle de la perte de motivation – quand la menace de la mort, voire de l’inconfort, disparaît, nombre d’entre nous ont tendance à se laisser aller (on rejoint la vision de Huxley où, dans son Meilleur des Mondes, les humains se gavent de soma, pilule du bonheur…). Certains voient également dans cette éventuelle « Fin de l’Histoire » l’explication au paradoxe de Fermi : si aucune civilisation extraterrestre ne nous a contactés, et ce malgré le nombre quasi infini de lieux propices à la vie intelligente dans l’univers, c’est parce qu’elles atteindraient toutes l’immortalité (et donc la perte d’énergie vitale) avant de savoir/pouvoir voyager sur de longues distances jusqu’à nous. Cela rappelle le paradoxe des châteaux de sable : ce qui est effrayant dans la vie, c’est qu’on a l’impression de construire de beaux châteaux de sable sur la partie de la plage qui sera recouverte par la marée ; ma< /small>is c’est aussi la seule partie de la plage qui rend ces constructions possibles. Si on retire la crainte de la mort, l’énergie vitale disparait-elle ?

    Peut-être, ma
    is cette crainte n’est pas près de nous fausser compagnie : notre peur de disparaître se reportera sur l’éventualité d’être débranchés, puis annihilés par une météorite, puis grillés par l’inflation de notre étoile. En 1998, en plein blues « Fin de l’Histoire », et alors que le monde occidental ne trouve plus d’ennemis à sa hauteur, sortent les films Armageddon et Deep lmpact, aux scénarios quasi identiques : la menace est tirée par les cheveux, pourtant les films sont d’énormes succès !

    Ce n’est qu’une fois atteinte la certitude de notre éternité, garantie par un cloud intergalactique bardé d’antivirus, que nous serions réellement en droit de crever d’ennui. Mais ce qui est drôle, c’est que nous continuerons à explorer des nébuleuses inconnues, essayer de comprendre l’univers, aimer d’autres gens, ressentir des frissons à la vue d’un sein, d’une araignée, d’un loup, parce qu’on aura encore de beaux restes de notre architecture neuronale surannée devenue parfaitement inutile à la survie de l’espèce. Quoique…

 EMG

Porte-parole de l'AFT