Global Future 2045 – Carnet de voyage

Gabriel Dorthe est doctorant en philosophie aux Universités de Lausanne et Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est aussi membre de l'Association Française Transhumaniste: Technoprog! depuis plusieurs années. Présent les 15 et 16 juin 2013 lors de l'évènement Global Future 2045 à New York, il nous livre en exclusivité ses impressions et ses réflexions de "chercheur embarqué".

Publié le 23 août 2013, par dans « transhumanisme »

Gabriel Dorthe est doctorant en philosophie aux Universités de Lausanne et Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est aussi membre de l’Association Française Transhumaniste: Technoprog! depuis plusieurs années. Présent les 15 et 16 juin 2013 lors de l’évènement Global Future 2045 à New York, il nous livre en exclusivité ses impressions et ses réflexions de « chercheur embarqué ».

 

Ce n’est jamais facile de rentrer de New York. Pour distiller la nostalgie des trésors et des paradoxes de la ville, on peut trier ses photos, disposer ses souvenirs. Cette fois-ci, en plus des habituels « Ben… c’était… comment te dire… », j’ai deux ou trois choses à raconter, deux ou trois choses qu’il me semble important de préciser. Le 14 juin dernier, je montais dans un avion à Genève, destination JFK, avec dans mon bagage à main mon ordinateur et le récent livre dirigé par Natasha Vita-More et Max More, The Transhumanist Reader: Contemporary and Classical Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future, ouvrage indispensable à qui veut approcher le transhumanisme dans ses variations, ses convictions et ses interrogations. Je m’envolais pour des vacances, certes, mais d’abord pour assister à la Conférence Global Future 2045, qui se tenait au Lincoln Center (Manhattan), les 15 et 16 juin 2013. Deuxième édition de ce qui compte désormais comme l’un des principaux rassemblements de transhumanistes au monde.

 

Dans une poche, un stock de cartes de visite attestant de mon activité de doctorant en philosophie de l’Université de Lausanne et Paris I Panthéon-Sorbonne; dans une autre, deux badges de l’Association française transhumaniste: Technoprog! Des poches qui traduisent mon statut hybride, celui de ce qu’on appelle dans notre jargon un chercheur embarqué. Je porterai un badge et offrirai l’autre à James Hugues, sûrement la personnalité du transhumanisme américain dont le technoprogressisme européen peut se sentir le plus proche. James, qui, peut-être pour les mêmes raisons, ne compte pas parmi les speakers de la conférence, est averti de ma venue, de même que Natasha Vita-More et quelques autres participants. Marc Roux, le Président de l’AFT, s’est généreusement chargé de leur écrire en amont, leur demandant de me réserver bon accueil. Et ce fut le cas!

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(Gabriel Dorthe et James J. Hughes)

C’était pour moi une chance, de rencontrer ces personnalités lues ou écoutées sur Youtube tant de fois, dont une partie des auteurs du livre qui m’accompagnait dans l’avion. Une chance de mieux comprendre qui sont ces porteurs d’idées perçues tantôt comme hautement stimulantes et importantes – par les militants transhumanistes mais aussi par des personnalités scientifiques et industrielles -, tantôt comme scandaleuses et dangereuses.

 

Mon quotidien de chercheur est marqué par un très grand inconfort, à côté duquel les huit heures d’avion en classe économique ressemblent à une balade chez le confiseur. Tous ceux qui me connaissent savent que je n’écris pas une thèse transhumaniste, mais une thèse sur le sujet. L’écart est mince, et je tiens à le garder le plus mince possible. L’inconfort est le prix à payer pour déployer une pratique philosophique spécifique. En effet, celui qui tente de rendre compte du transhumanisme en s’en tenant proche, en cherchant à l’écouter, dans ses déclarations mais aussi ses doutes, ses variations, ses désaccords, peut facilement s’attirer les foudres des critiques – ils ne manquent ni en nombre ni en énergie – en même temps que la méfiance des militants. Tenter de maintenir cette confiance et calmer la foudre est un pari: essayer de faire mon travail de philosophie de terrain, tenant ma position hybride et sa double exigence de rendre compte de la finesse de ce qui se passe sous nos yeux (lorsque l’on accepte de regarder) et, en même temps, d’assumer des gestes spéculatifs propres. Pour tenter ce pari ici, la sincérité du récit de voyage me semble la plus adaptée. Sans prétendre à l’exhaustivité ni à l’objectivité, voici donc deux ou trois choses que j’ai vues, et qui me semblent importantes.

 

Global Future 2045, conférence imposante dont l’édition new-yorkaise succédait à une première à Moscou en 2012, est l’événement phare de la 2045 Initiative fondée par le jeune entrepreneur milliardaire Dmitry Itskov en février 2011, en partenariat avec plusieurs scientifiques russes de premier plan. Ce rassemblement, affichant 800 inscrits dont 200 journalistes, s’est rapidement hissé au rang des événements majeurs permettant à la communauté transhumaniste de poursuivre une conversation amorcée souvent il y a de nombreuses années, comme me le racontait Natasha Vita-More.

 

Mais le discret Dmitry, comme tout le monde l’appelle, reste pour une large part un mystère. Son récent engagement prend sa source dans une crise de conscience sur laquelle il reste très évasif dans les nombreuses interviews qu’il donne. Mais ses intentions n’en sont pas moins perçues comme sincères et ses actions bienvenues. Son argent aussi. Elles ne s’en cachent pas: les organisations transhumanistes, malgré quelques interventions de l’industrie – au premier rang Google aux côtés de la Singularity University cofondée par Ray Kurzweil – peuvent rarement s’offrir l’un des plus prestigieux centres de conférences de New York, un service de traduction simultanée (plusieurs intervenants ne parlaient que le Russe), ou encore de copieuses pauses café (je ne vous parlerai pas de la soirée VIP sur le toit d’un hôtel dans laquelle j’ai atterri un peu par hasard).

 

Mais, s’il y est question de singularité, d’allongement de la durée de vie ou encore d’implants, et même si des ténors du transhumanisme ont foulé la scène du Lincoln Center, l’organisation prend garde à ne pas s’afficher comme transhumaniste. Un fin connaisseur du milieu me confiait que ce positionnement ne doit rien au hasard. L’étiquette reste relativement sulfureuse, même outre-atlantique, et risque d’entraver la vocation générale de Dmitry, celle de créer et d’animer une communauté la plus large possible, dont la mission affichée est «ensure the survival of civilisation, build a bright future for all mankind, reach new goals and create new meanings and values for a humane, ethical, and high-tech future.»

 

Assurer la survie de la civilisation, construire un futur ouvert pour l’ensemble de l’humanité, atteindre de nouveaux buts ou encore créer de nouvelles valeurs et imaginaires. Le plan ne manque pas d’ambition. Ni d’une certaine forme de générosité. Certains diront de naïveté. L’étiquette transhumaniste, même si elle recouvre bien souvent ces buts parmi d’autres, présente le fâcheux inconvénient de pointer une approche militante. Certains diront idéologique. Le futur, lui, a l’air d’être plus ouvert, malgré la feuille de route à l’horizon 2045 qui sert d’emblème à l’initiative de Dmitry Itskov.

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Futur plus ouvert signifie d’abord plus intégrateur, peut-être plus varié aussi. De nombreux participants rencontrés dans les couloirs du Lincoln Center se présentent comme blogueurs ou écrivains; d’autres sont ingénieurs ou entrepreneurs. La plupart se disent «futurists». Intéressés, passionnés, plus encore requis, mobilisés par le futur.

 

Un futur dans lequel tout semble possible. Des catastrophes, certes, il en est parfois question, tant sur la scène que dans les couloirs. Mais aussi et surtout des manières de les éviter. Et en premier lieu celle qui nous concerne tous: la mort. Avatars, robotique androïde, neurosciences et neuroprothèses, interfaces cerveau-machine, prothèses bioniques, immortalité cybernétique, mais aussi spiritualité et conscience comptent parmi les sujets de la conférence. Les intervenants ne sont certainement pas tous d’accord sur le meilleur moyen d’augmenter la longévité ou d’améliorer d’une manière ou d’une autre le sort de l’humanité. Mais, sur ce plan-là, les discussions les plus intéressantes avaient sans doute lieu dans les couloirs. Du moins celles auxquelles j’ai pu assister, qui m’ont permis de retrouver l’une des dimensions qui me semblent les plus intéressantes – mais aussi les plus méconnues – dans les mouvements transhumanistes: leur diversité même. Plus précisément, mieux approcher cette diversité était l’une de mes principales raisons de participer à cette conférence.

 

Je me souviens en particulier d’une discussion fort animée tournant autour du sérieux scientifique de l’entreprise, et de sa dimension de foi, d’espoir placé en la technologie, que l’un des participants, semblant fort bien renseigné, rapprochait de la foi religieuse. Les connexions entre l’état de l’art scientifique et technologique et ce qui sera possible dans le futur sont parfois un peu floues. Connecting the dots, relier les points demande parfois des talents d’équilibriste. Pour le dire autrement, les potentiels de la technologie, que l’étude, la recherche et a fortiori ce type de conférences sont destinées à maîtriser au plus près, sont souvent présentés en même temps comme échappant à tout contrôle. Un peu comme s’il s’agissait de se préparer le plus méticuleusement possible à la surprise et à l’émergence. Global Future 2045 assume certes l’intégration des aspects scientifiques, technologiques, spirituels et religieux des grandes questions posées; mais, ici comme dans d’autres cercles transhumanistes que j’ai pu approcher, le sérieux (parfois la caution) scientifique reste un enjeu, sans cesse remis en jeu dans les débats. On est bien loin de la «secte transhumaniste», comme le disent encore trop souvent certains critiques.

 

Seule la fréquentation des discussions transhumanistes, qu’elles endossent le « label » ou non, permet d’adopter un regard nuancé, et d’éviter le piège de l’arbre qui cache la forêt. Les pauses café-cigarettes, à cet égard, me semblent constituer d’excellents moments d’apprentissage. Mais, pour autant, tout cela ne prête-t-il qu’à rire? Trop facile. Que peut rassembler tout ce monde, moi y compris, dans un paysage si chatoyant? L’émotion est grande et les applaudissements nourris, lorsque, en conclusion, le chairman Philippe van Nedervelde, lui aussi un habitué des sphères transhumanistes internationales déclare: «I’m not planning on dying.» Je n’ai pas prévu de mourir.

 

Le ton est grave, à la mesure des circonstances. Le pari de Dmitry Itskov consistant à, si ce n’est créer, dynamiser une communauté autour des grands défis posés par les technologies émergentes semble bel et bien gagné. Standing ovation pour clore cette deuxième journée, dont j’ai oublié de dire que l’entrée l’après-midi était gratuite, afin que toute personne intéressée puisse assister à la table ronde sur les enjeux religieux et spirituels du projet. Se chargeant pour la seule et unique fois de l’animation, Dmitry montrait par là que, pour lui, après un jour et demi de débats, d’annonces et de démonstrations scientifiques et technologiques, les aspects les plus saillants devaient être placés sur un autre plan. La discussion de couloir relatée ci-dessus prenait de nouvelles couleurs.

 

Les circonstances sont graves, et n’importe quel observateur même distrait des évolutions technologiques actuelles s’accordera sur le fait que l’humanité est interpellée sur tous les plans, non seulement sur ses performances, sa longévité ou sa corporéité, mais aussi sur le plan de ses représentations, de ses valeurs et, plus que tout je crois, de sa vision d’elle-même.

 

Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si le transhumanisme, appelant l’humanité à se regarder elle-même dans les futurs qu’annoncent les évolutions technologiques, pouvait y voir autre chose qu’elle-même, justement. Rendre l’humanité plus performante, plus intelligente, plus généreuse, plus résistante, oui. J’ai entendu nombre d’appels à rester humain, si possible à le devenir plus et mieux. Mais qu’en est-il d’une relation plus profonde avec l’outil, avec la machine? Nombre d’auteurs qui m’inspirent dans mon travail d’exploration placent le concept d’hybride au cœur des questions posées par les évolutions technologiques actuelles, et tentent d’assumer une modification profonde des relations entre l’humain et ce qui n’est pas lui; plus encore une modification profonde de l’humain au contact de son autre. La pensée du cyborg n’en est pas la moindre des tentatives.

 

Confortablement assis dans les fauteuils du Lincoln Center, constamment rappelé à ma position hybride, j’ai eu le loisir de me demander, sans trouver véritablement de réponses à ma question, si le transhumanisme propose une humanité capable de se regarder non seulement elle-même, mais aussi la manière dont elle s’ouvre à une modification en profondeur – volontairement ou à son insu. Si, comme je le crois, l’hybridation est bien le contraire d’un rapport de type outil aux objets technologiques. Mais le veut-il seulement?

 

Le ton est grave, et la littérature critique lui emboîte généreusement le pas, à tel point que l’on ne voit que lui. Mais l’une de mes plus grandes surprises en fréquentant ce terrain a toujours été la capacité de jouer sur les paradoxes et une capacité certaine à l’auto dérision. Les cendriers ne sont pas toujours vides dans les réunions transhumanistes, et on manque de sursauter lorsqu’un porteur du badge de Singularity University, attestant de son appartenance à une communauté réputée pour son sérieux, pointe le grand S et déclare: «Oh no, actually it does mean Superman». Ne me comprenez pas mal. Je ne désigne pas ici un manque de sérieux – chacun restera juge au cas par cas selon ses connaissances et intérêts – mais cherche plutôt à mettre en valeur une forme de décontraction enthousiaste, que la littérature critique sur le sujet ne dit pas, parfois même ne peut pas voir.

 

Les paradoxes et débats qui agitent la communauté transhumaniste, cette forme de décontraction qui n’oublie pas d’être sérieuse lorsque nécessaire, le caractère parfois expérimental et l’impression de grande foire aux idées que peuvent donner des événements comme Global Future 2045 me semblent importants à souligner. Il me semble que s’il y a une chose qui rassemble toutes celles et tous ceux qui avaient fait le voyage, c’est une forme de pari. Un pari sur le futur. Un futur à la fois particulier et très ouvert, au sujet duquel les désaccords sont fréquents. Mais un futur qui semble linéaire, allant vers du plus, du meilleur – à condition bien sûr d’éviter les risques associés.

 

On peut discuter, comme le font par exemple les philosophes français Bergson ou Derrida, de la différence entre le futur – calculable, anticipable, objet d’une volonté – et l’avenir – imprévisible et toujours surprenant, pour le pire comme pour le meilleur. Mais on peut aussi et en même temps souligner une forme de générosité supportant l’investissement des militants transhumanistes pour l’élaboration de scénarios du futur; un investissement dont la décontraction n’est pas la moindre des qualités.

 

Faire des paris sur le futur peut paraître en soi paradoxal, puisque le pari embarque toujours une bonne dose d’incertitude. Dr. James Martin, prolifique auteur et conférencier reconnu, le plus important mécène de l’Université d’Oxford, assurait la conférence d’ouverture de Global Future 2045. Sous le titre «The transformation of humankind – extreme paradigm shifts are ahead of us»,

il y traçait un large panorama des scénarios du futur, sans oublier certaines perspectives terrifiantes: limites de la planète, réchauffement climatique ou épuisement des ressources et énergies conventionnelles. Il terminait sa conférence très appréciée avec un slogan engageant: «Nous ne devrions pas nous demander à quoi ressemblera le futur, mais plutôt: comment pouvons-nous le façonner.» Dr. James Martin est mort à 79 ans, retrouvé noyé près de sa maison des Bermudes une dizaine de jours après la conférence. Lorsque la nouvelle est tombée, j’étais encore à New York, assidu dans mes découvertes des trésors de la ville. De ses paradoxes aussi.

Gabriel Dorthe

 

Liens :

Site de la conférence: www.gf2045.com

Site de l’Initiative 2045: www.2045.com

Autre article sur Global Future 2045, avec photos, co-écrit par Gabriel Dorthe et Johann Roduit (co-fondateur du think tank NeoHumanitas): www.huffingtonpost.fr/johann-roduit/lhomme-qui-voulait-deveni_b_3480788.html.

Le site de NeoHumanitas, think tank qui encourage la réflexion et la discussion sur les conséquences socio-éthiques de l’utilisation des technologies émergentes et futures sur l’être humain: www.neohumanitas.org.

Restons en contact

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus