Interdire le transhumanisme ?

En 2016, le neuro-oncologue François Berger envisageait, avec d'autres confrères, de lancer un appel à un moratoire contre le transhumanisme. C'eut été une première mondiale. Voici notre réaction.

Publié le 25 août 2016, par dans « Homme augmentéQuestion socialetranshumanisme »

Dans un article paru dans le magazine français Science & Avenir, le neuro-oncologue François Berger appelle non seulement à un moratoire, mais encore à une véritable prohibition du transhumanisme !

> Lien vers l’article en question <

En tant que représentants de l’Association Française Transhumaniste, nous ne pouvons que nous élever contre les analyses de François Berger et la proposition qu’il en tire.

Il faut dire à quel point l’image qu’il donne du transhumanisme est déformée par tout un ensemble de méconnaissances et de fantasmes portés sur ce mouvement de pensée.

Il faut sans doute aussi expliciter comment, avec d’autres scientifiques de son domaine, il se trouve pris dans une contradiction. Parce que leurs travaux confortent chaque jour davantage les thèses transhumanistes, ils craignent de se trouver emportés par les vagues de rejet irrationnel que ce mouvement suscite encore souvent en France.

Ce n’est pas un détail de donner à penser que la pensée transhumaniste serait née dans les années 50 – alors qu’il n’apparaît, en tant que mouvement systématiquement organisé que dans les années 1980. En parlant des années 50, François Berger fait allusion à la première occurence du terme « transhumanisme » sous la plume de Julian Huxley (le frère de l’auteur du Meilleur des mondes, Aldous Huxley) et aux conceptions eugénistes de celui-ci, à une époque où un eugénisme négatif était encore pratiqué en Amérique du Nord ou en Scandinavie (stérilisation ou trépanation de personnes handicapées …). Cette référence intentionnelle tend à dire que le transhumanisme ne saurait être distingué, au fond, de l’eugénisme. Autrement dit, il est diabolisé d’emblée.

Les allégations qui suivent alternent le vrai, le faux et le fantasmatique. Oui, les transhumanistes prônent l’amélioration de la condition humaine, y compris biologique, par les techniques. Oui, ils souhaitent, pour tous ceux qui le désireraient, un accroissement radical de la durée de vie en bonne santé. Non, ils ne visent pas en fait l’immortalité absolue – qui n’est qu’un concept métaphysique et un slogan – Ils visent l’amortalité (l’accident, l’homicide, le suicide demeurent). Non, la très grande majorité des transhumanistes ne vendent pas quoi que ce soit. Le transhumanisme est d’abord un mouvement intellectuel et culturel. La plupart de ses militants dans le monde sont des bénévoles d’associations. Les acteurs scientifiques, industriels et financiers dont l’action pèse bien sûr très lourd dans l’évolution transhumaniste actuelle, ne résument ni la pensée, ni le mouvement transhumaniste. Non, le transhumanisme n’est pas synonyme de refus de toute régulation. Au contraire, depuis bientôt vingt ans, au niveau mondial, le mouvement n’a cessé d’intégrer cette nécessité. L’un des transhumanistes les plus célèbres, le philosophe suédois Nick Bostrom, est à l’origine des alertes sur les risques liées au développement d’une Intelligence artificielle forte, relayées par Stephen Hawking, Elon Musk ou Bill Gates. En France, le mouvement est dominé par sa tendance techno-progressiste qui insiste sur la mise au premier plan de la régulation et de la prévention des risques environnementaux et sanitaires ainsi que de la question sociale.

Par contre, François Berger a raison sur un point, les transhumanistes considèrent que l’antique dissociation entre le « normal » (les guillemets sont de lui) et le pathologique mérite d’être revisitée, et peut-être abolie. Il est même clair qu’ils invitent à envisager une continuité entre thérapie, soins et amélioration. Nous ne comprenons évidemment pas pourquoi une telle éventualité devrait être dès à présent interdite, a priori donc, alors que depuis bien longtemps, tant de philosophes et de médecins ont montré que nos distinctions traditionnelles entre soin et thérapie, comme entre normal et pathologique sont des constructions arbitraires et subjectives. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne définit-elle pas elle-même la santé comme un état de complet bien-être ? Si l’état de santé est subjectif, que répondre à un patient apparemment sain qui estimerait que son bien-être passe par une modification quelconque de sa biologie ? Faudra-t-il aussi bannir la chirurgie esthétique et interdire les tatouages ?

Dans la mesure où il n’est pas attesté qu’une pratique transhumaniste porterait tort à autrui, en quoi, au nom de quelle valeur supérieure pourrions-nous vouloir restreindre à ce point la liberté individuelle de disposer librement de son corps ?

Le respect de l’intégrité et de la santé du patient sain ? Bien entendu ! Nul transhumaniste n’a envie de jouer à l’animal de laboratoire. Les technologies mises au point, que ce soit dans un but seulement thérapeutique ou en vue d’une amélioration doivent passer les tests qui montrent leur plus grande innocuité.

François Berger a encore raison lorsqu’il dénonce une certaine tendance à l’utopie technologique. L’utopie est sans doute utile lorsqu’elle nous porte à améliorer notre condition, mais elle peut être dangereuse si elle nous fait perdre le contact avec la réalité ou si elle nous écarte de nos valeurs humanistes. Pourtant, qu’est-ce qui lui permet de réduire le transhumanisme à de tels excès ? Comme l’a bien compris la journaliste Elena Sender qui pousse M. Berger dans ses retranchements, il faut se demander si, comme d’autres de ses confrères, ce chercheur à la pointe des innovations qui justifient les perspectives transhumanistes, ne trouve pas dans la condamnation la plus virulente de ce mouvement l’excuse, voire l’alibi dont il a besoin. Sous la pression des tendances les plus technophobes (Grenoble, là où se trouve CLINATEC, ainsi que le pôle de nanotechnologies MINATEC, a vu naître le groupe Pièce et Main d’Oeuvre qui se réclame ouvertement d’un néo-luddisme), le transhumanisme ne fait-il pas office d’un bien commode bouc-émissaire ?

Enfin, le biologiste cherche à disqualifier les transhumanistes en les taxant de réductionnisme ou en les assimilant à des ingénieurs ignorant les réalités du vivant. C’est ignorer à son tour que la vaste communauté des partisans de l’amélioration technologique de l’humain compte justement un grand nombre de biologistes. Mais l’attention aux nécessaires équilibres des organismes complexes n’a jamais empêché la science de chercher à mieux réguler ces organismes en y intervenant technologiquement. Par exemple, des personnes cherchent depuis toujours à améliorer leurs capacités de mémoire par divers procédés techniques. Comme le dit encore François Berger, l’augmentation brutale d’une fonction cognitive peut entraîner un trouble, mais pourquoi vouloir interdire toute recherche d’amélioration, même précautionneuse et progressive ?

Au final, le projet annoncé de demander un « moratoire contre le transhumanisme », traduit explicitement par François Berger comme une volonté de « prohiber » le transhumanisme, constitue chez lui une inacceptable volonté de museler une liberté individuelle fondamentale : la liberté de disposer de son corps. Une des conséquences pratiques serait le ralentissement des recherches pour la longévité en France, particulièrement les recherches publiques. Les premières victimes potentielles sont les femmes et les hommes les plus pauvres qui vivent déjà moins longtemps. Les riches pourront s’offrir des soins ailleurs aux Etats-Unis, en Asie,….

Loin d’exprimer notre tradition de défense des Droits de l’Homme et nos valeurs humanistes, ce choix montrerait à la face du monde combien la France – pionnière dans une telle interdiction – choisirait de s’enfermer dans un bio-conservatisme rétrograde.

Plutôt qu’une diabolisation qui empêche de comprendre les questions vertigineuses posées par notre évolution transhumaniste, n’est-il pas au contraire temps de regarder ces perspectives en face, tout en restant ouvert à l’idée que ce mouvement est peut-être porteur, non pas d’une dangereuse utopie, mais de raison et d’espoir ?

 

— Marc Roux, président de l’Association Française Transhumaniste

 

Bonus : réponse point par point aux arguments de François Berger

 

Les transhumanistes vendent une notion de « bien-être » au nom duquel on pourrait tout se permettre sans régulation

C’est faux. Le transhumanisme est un courant de pensée favorable au principe de l’augmentation par la technologies pour ceux qui le souhaitent. Il considère qu’il n’y a pas a priori de raison de s’opposer à cela.

Très peu de transhumanistes considèrent que tout doit se faire « au nom du bien-être » (y compris parmi ceux de la Silicon Valley). Par ailleurs, peu de transhumanistes sont opposés à un certain degré de régulation, notamment en ce qui concerne les risques potentiels de certaines technologies. Mais cela doit être examiné au cas par cas, sans céder à la facilité intellectuelle d’une condamnation globale.

ce qui revient à tuer la différence entre le « normal » et le pathologique.

Le transhumanisme s’attache à souligner que cette distinction est fortement arbitraire. Et le fait est qu’un grand nombre de distinctions arbitraires ont été abandonnées au cours de l’histoire (comme par exemple celles entre les races).

Il n’est pas nécessaire d’utiliser ici un terme aussi violent que « tuer », qui suggère une agressivité et un fanatisme en décalage total avec la réalité. Une personne raisonnable se contenterait de dire que le transhumanisme « questionne fortement » cette distinction.

Or l’humain amélioré n’est pas l’objectif de la médecine.

Cela nous renvoie à la définition de la médecine et de la santé, ce qui est un vaste débat. Mais on se contentera ici de remarquer (avec une pointe d’ironie) que l’humain amélioré n’est pas non plus l’objectif de la physique quantique ou de la musicologie… et que cela ne justifie aucunement un moratoire contre l’humain amélioré !

 

L’argument central : ne pas intervenir sur des sujets sains. Quand bien même ils seraient informés, consentants et demandeurs ?

En outre, intervenir sur une personne saine est potentiellement très dangereux. Voilà pourquoi il faut un positionnement ferme des scientifiques contre le transhumanisme, qui est à prohiber. […] La technologie offre des opportunités extraordinaires chez certains patients, mais pas sur les personnes saines ni à n’importe quel prix. Ce sera le point clé du moratoire : n’intervenir que sur des gens malades, car nous n’avons pas le droit de risquer de provoquer des effets secondaires, inhérents à toute intervention, chez une personne saine.

Remarquons tout d’abord que personne ne dit que cela doit se faire « à tout prix ». On est encore une fois dans la caricature.

Intervenir sur une personne malade peut également être dangereux (certaines opérations sont très risquées). La notion fondamentale ici est celle de consentement. De nombreuses personnes se portent volontaires pour des tests médicaux, en étant conscientes des risques. Et il faut les en remercier, car cela permet à la médecine de progresser.

Au nom de quoi faudrait-il interdire à des personnes volontaires (et conscientes des risques éventuels) de recourir à de telles interventions ? Cela serait liberticide et infantilisant. Et ce danger, comme le dit lui-même François Berger, n’est que potentiel : il n’est pas intrinsèque à tout type d’intervention.

Ce moratoire n’est pas un principe de précaution, au contraire. Il est là pour encadrer les innovations majeures dont les patients ont besoin.

Le principe de précaution consiste à ne pas utiliser une technologie tant qu’elle n’est pas prouvée comme sûre. On peut le trouver excessif par moments, mais il a une base rationnelle. En revanche, le moratoire que propose François Berger est irrationnel : il consiste à interdire purement et simplement certaines technologies, quand bien même ces technologies seraient prouvées comme sûres.

Ce serait comme si, aux débuts de l’aviation, on avait posé un moratoire sur l’ingénierie aéronautique, sous prétexte que les avions risquent de s’écraser – et qu’il faut « protéger d’eux-mêmes » les pilotes désireux de construire de tels engins. Et cela, même si quelqu’un proposait un prototype d’avion présentant un degré de sécurité suffisant ! En arguant qu’il faut se concentrer sur l’ingénierie ferroviaire, qui est le seul moyen de transport « sûr » dont les voyageurs ont besoin. Cela semblerait aujourd’hui totalement ridicule.

Il faut continuer, faire de la recherche, informer le patient et sa famille de l’innovation, mais ne pas leur vendre des utopies technologiques, et — surtout — ne pas nuire, selon le primum non nocere cher à tout médecin.

Nous sommes tout à fait d’accord : il ne faut pas tromper les patients ni leur nuire à leur insu. Et cela tombe bien, car cela n’est aucunement l’objet du transhumanisme. La recherche visant à l’augmentation humaine peut et doit se faire de façon tout à fait sérieuse, rationnelle et transparente.

Très intéressant! mais vous avez juste oublié l’essentiel: lutter contre les infections. Car la réalité actuelle est que 20 % des chambres implantables s’infectent. C’est une catastrophe pour les patients. » J’ai compris qu’il fallait retourner dans le flux des malades.

Les risques d’infections sont également présents à tous les niveaux de la médecine. A-t-on interdit la médecine pour autant ? Non, on a simplement pris ces risques en compte, et mis en place des méthodes pour réduire voire éliminer ces risques.

Mais ces innovations doivent être faites en fonction des besoins des patients, pas des rêves des ingénieurs.

Depuis quand l’innovation technologique doit-elle se restreindre à « guérir des patients malades » (aussi noble cette cause soit-elle) ? L’avion, la production électrique et l’ordinateur n’ont pas été inventés dans le but de guérir des patients malades. On peut d’ailleurs remarquer, en passant, que l’électricité et l’informatique sont aujourd’hui essentiels à la médecine… alors qu’ils n’ont pas été développés dans un but médical.

Les transhumanistes en sont restés à une vision cybernétique des années 1970. Or un cerveau se modèle avec l’histoire du sujet et son interaction avec l’environnement.

Faux et caricatural. Plus personne n’utilise la métaphore de l’ordinateur (avec processeur, mémoire…) pour décrire le cerveau. Il est aujourd’hui accepté que le cerveau est un maillage complexe et redondant de cellules nerveuses, fortement évolutif. Personne ne nie l’importance du vécu et de l’interaction avec l’environnement.

Il lui faut oublier pour bien fonctionner. Et si le libre arbitre ou la créativité existent, c’est à condition de ne pas susciter d’hyperperformance dans un domaine. C’est un équilibre subtil. Si une fonction augmente d’un coup, le déséquilibre, puis la pathologie, s’installent.

Encore une fois, le but du transhumanisme n’est pas de créer du « déséquilibre » et de la « pathologie ». Si l’hyperperformance dans un seul domaine conduit à la pathologie et au malheur, elle n’est par définition pas souhaitable. Au contraire, on cherchera à développer des capacités « positives » telles que la créativité. Le stade actuel de complexité du cerveau humain n’a rien de final ou d’absolu.

Le transhumanisme doit suivre la méthode scientifique, tout simplement : théorie, essais, retours sur expérience. Il ne consiste pas (à part dans l’imagination de François Berger) à persister dans une « vision des années 70 » avérée comme fausse. Il est possible que cela soit long et complexe ; mais rien n’indique que ce soit impossible, bien au contraire.

Lord Kelvin, un physicien majeur du XIXe siècle, avait dit :

« Je n’ai pas la moindre molécule de foi dans la navigation aérienne autre que l’aérostation«  (i.e., les montgolfières)

Cela montre qu’être scientifique (voire neuro-oncologue) n’empêche aucunement de faire des affirmations erronées quant à l’impossibilité de certaines choses, y compris dans son domaine d’exercice…

 

— Alexandre (alexandre point technoprog arobase gmail com)