James Hughes : « Les enfants sont-ils l’avenir ? »

Est-il plus important de se soucier du futur lointain ou des enfants du siècle qui vient ?

Publié le 30 juillet 2024, par dans « Question sociale »

D’après un exposé donné lors de la conférence « Menaces existentielles et autres catastrophes : comment y faire face ? » du 30 au 31 mai 2024 – Budva, Monténégro – parrainée par le Centre d’études de bioéthique, le Centre Hastings et le Centre Oxford Uehiro pour l’éthique pratique.

Titre intégral :  » Les enfants sont-ils l’avenir ? : long-termisme, pro-natalisme et malus épistémique « 

🇬🇧 Article original en anglais :  » Are Children The Future?: Longtermism, Pronatalism, and Epistemic Discounting « 

Résumé

James Hughes examine le pro-natalisme sous l’angle du long-termisme et d’un point de vue progressiste. Il part du principe que les vies futures ont autant de valeur que les vies actuelles, mais souligne l’incertitude radicale quant à l’impact de nos actions sur un avenir lointain.

Le long-termisme, issu de l’altruisme efficace, vise à maximiser l’impact positif sur le futur, notamment en réduisant les risques existentiels. Ces idées ont gagné en influence, notamment dans la réglementation de l’IA, mais suscitent des critiques.

L’auteur plaide pour un pro-natalisme progressiste, basé sur quatre principes : le conséquentialisme pour les politiques publiques, l’eudémonisme, la démocratie sociale-libérale et l’impartialité envers les générations futures.

Face à l’incertitude, il propose de nous concentrer sur les intérêts des personnes actuellement en vie et celles à naître d’ici 2100. Les modèles démographiques prévoient en effet un vieillissement et un déclin de la population mondiale durant ce siècle, qui justifient des politiques pro-natalistes à court terme.

Hughes rejette les approches conservatrices du natalisme, mais défend la liberté reproductive. Il propose pour cela un « Family Fun Pack » progressiste, qui serait composé d’allocations familiales généreuses, de congés parentaux, d’un système de garde d’enfants et d’une éducation gratuite, entre autres.

En conclusion, James Hughes estime qu’un monde facilitant financièrement la parentalité tout en préservant les libertés reproductives maximisera probablement l’épanouissement futur, même sans atteindre le seuil de renouvellement de la population. Il souligne l’incertitude totale au-delà de 2100.

Introduction

Depuis vingt ans, je parle des taux de dépendance des personnes âgées[1] comme d’un argument en faveur d’un revenu de base universel et d’investissements dans des thérapies anti-âge pour maintenir les personnes âgées en bonne santé plus longtemps[2] . Le nombre décroissant de jeunes travailleurs qui soutiennent un nombre croissant de retraités met à rude épreuve de nombreux systèmes de protection sociale. Les personnes âgées en bonne santé coûtent moins cher et travaillent plus longtemps. Le revenu de base universel est plus équitable entre les générations, surtout si nous sommes confrontés à un chômage technologique.

Mais en tant que personne qui attend des petits-enfants, je pense que la baisse de la fécondité, qui est l’un des facteurs de l’évolution démographique, est plus importante à mes yeux. Cette préoccupation semble partagée par un nombre croissant de personnes, y compris à droite, allant de celles qui craignent que les féministes poussent l’humanité au suicide ou qu’il n’y ait pas assez de personnes de leur “race” à l’avenir, à celles qui s’inquiètent de l’état de l’innovation et de l’économie. La réticence de la gauche à s’engager dans un quelconque mouvement pronataliste est compréhensible, compte tenu des moyens réactionnaires via lesquels il est promu. Mais je crois qu’un programme progressiste en faveur de la famille est possible.

Au moment où l’influence de la philosophie futuriste sur la réglementation de l’IA a fait grandement parler d’elle l’année dernière, les projecteurs se sont braqués sur le pro-natalisme conservateur et antiféministe promu par des gens comme Elon Musk, qui a été à son tour imputé aux altruistes efficaces et aux partisans du long-termisme[3]. Je vais donc présenter des arguments en faveur d’un pro-natalisme politiquement progressiste, en tenant compte des prémisses centrales du long-termisme. Je recommande que nous prenions en compte les intérêts futurs des êtres vivants actuels, et peut-être de ceux qui ne sont pas encore nés, et que l’adoption de politiques progressistes pro-natalistes soit dans l’intérêt des deux groupes. Malheureusement, l’incertitude radicale réduit considérablement  notre capacité à prendre des mesures en leur nom, on ne sait même pas si des politiques pro-natalistes seraient dans leur intérêt. Ainsi, préserver et étendre la démocratie libérale et sociale garantira que les générations futures puissent prendre des décisions collectives dans leur intérêt avec de meilleures informations.

Le long-termisme

Les adeptes du long-termisme partent du principe « d’ impartialité temporelle », selon lequel les vies futures ont la même valeur que les vies actuelles, et tentent ensuite de déterminer quelles actions d’aujourd’hui auront l’impact positif maximal sur l’avenir à long terme. Les adeptes du long-termisme fort admettent que cela peut nécessiter des sacrifices importants aujourd’hui pour des vies futures hypothétiques. Les adeptes du long-termisme faible plaident pour que les vies futures  soient prises en compte dans la limite où les intérêts futurs ne prennent pas le pas sur les intérêts actuels.

Les partisans du long-termisme s’appuient sur plus d’un siècle de pensée utilitariste depuis Sidgwick[4], mais sociologiquement parlant ils sont un produit du mouvement de l’altruisme efficace[5]. Les altruistes efficaces tentent d’appliquer le conséquentialisme[6] aux dons caritatifs et aux politiques publiques, en soutenant des causes susceptibles de réduire le plus possible la souffrance. Pour les altruistes efficaces et les partisans du long-termisme, les risques existentiels ou « risques x », des risques qui pourraient mener à l’extinction de toute vie future[7], deviennent hautement prioritaires, comme dans un « braquage de Pascal »[8].

Certains groupes d’altruistes efficaces, comme Open Philanthropy, ont des programmes consacrés à la réduction des risques X, comme les armes biologiques et la guerre nucléaire. Pourtant, le risque X le plus populaire dans les milieux technologiques est l’IA incontrôlable, en particulier depuis la publication de Superintelligence de Nick Bostrom[9]. Il existe donc aujourd’hui de nombreuses personnes aisées pour qui le futurisme, l’altruisme efficace, le long-termisme et la réduction des risques X de l’IA ont fusionné en une mission quasi religieuse. Pour les personnes extérieures à ce milieu, cependant, il semble évident que nous pouvons plaider en faveur de l’atténuation des risques X sans faire référence aux 10 25 personnes qui pourraient exister en l’an 3 milliards.

Très peu de partisans de ces idées sont des milliardaires, mais elles ont reçu beaucoup plus de financement et d’attention quand elles ont été défendues par Musk ou Sam Bankman-Fried. Des centaines de millions de dollars et de crypto-monnaies ont été investies dans le soutien philanthropique à des causes et organisations philanthropiques liées à l’altruisme efficace, en particulier celles associées à la « sûreté de l’IA ». Une centaine d’experts en « sûreté de l’IA » ont intégré des agences fédérales et le Congrès, et font du lobbyisme actif pour leur approche de réglementation de l’IA[10] au Royaume-Uni et dans l’Union européenne. OpenAI et Anthropic ont été fondées par des personnes ayant ce programme de « superalignement ».

L’effondrement de la réputation d’Elon Musk et de SBF et les sommes d’argent énormes versées pour tenter de façonner la réglementation de l’IA ont mis en lumière l’influence croissante de ces idées. La gauche a simplement vu des techbros blancs promouvoir des scénarios de science-fiction pour détourner l’attention des crimes industriels, de la pauvreté, du racisme et de la guerre. Mais après que le coup d’État manqué d’OpenAI ait été en partie attribué à la fraction altruiste efficace du conseil d’administration, le long-termisme et la « sûreté de l’IA » sont désormais contestés par les titans libertariens de l’industrie comme étant hostiles au capitalisme et à l’innovation, ces derniers défendant  désormais un « accélérationnisme efficace »[11].

Ironiquement, certains partisans du long-termisme ont souligné que les mathématiques peuvent rendre aussi importantes les interventions positives à faible probabilité mais avec des bénéfices futurs potentiellement astronomiques, que l’atténuation des risques X [12]. Ainsi, des pièges statistiques et des “attracteurs étranges”[13] peuvent également être trouvés dans le registre des interventions positives. Adopter des politiques pronatalistes qui garantissent que la population mondiale augmente à l’avenir au lieu de diminuer pourrait être aussi important que de veiller à ce que nous ne commettions pas de suicide collectif. Pour les conséquentialistes, toutes choses étant égales par ailleurs, plus de vies produisent plus d’utilité globale. Parfit[14] a ajouté qu’une société qui atteindrait son utilité globale maximale grâce à la croissance démographique aurait une utilité moyenne inférieure à celle que nous trouverions attrayante, ce qu’il a appelé la « conclusion répugnante »[15]. Bien qu’il n’y ait aucune sagesse dans la répugnance[16], toute tentative de prendre en compte la population future doit s’attaquer à « l’éthique démographique »[17], à savoir si nous sommes obligés de veiller à ce que les populations futures naissent, qui elles devraient être et quelle quantité de population serait le mieux.

A prioris : eudémonisme, théorie des capacités, progressisme

Intuitivement, j’ai quatre a priori :

  1. Tout d’abord, je pense que le conséquentialisme est le cadre moral  approprié pour les politiques publiques. Par exemple, dans Citizen Cyborg [livre écrit par l’auteur en 2004, NDT], j’ai plaidé en faveur d’une approche fondée sur le quality-adjusted life year (QALY) [“année de vie pondérée par la qualité” en français, un moyen controversé de mesurer l’impact des politiques de santé publique, NDT]  pour réglementer les thérapies d’amélioration humaine.
  2. Deuxièmement, je pense que les politiques publiques devraient être guidées par l’eudémonisme, et non l’hédonisme,  quelque chose ressemblant à l’ approche des « capabilités» de Sen/Nussbaum[18], qui a pour but de concrétiser des politiques publiques menant à des vies épanouies, en garantissant à la fois la liberté et la possibilité pour chacun de suivre ses propres projets de vie.
  3. Troisièmement, les démocraties sociales-libérales de façon générale, en particulier en termes de liberté reproductive, sont les régimes les plus aptes à maximiser l’épanouissement et les capabilités humaines[19], pour le moment du moins. La liberté de procréation garantit à chacun, et a fortiori à chacune[20], la capacité de suivre ses propres projets de vie .
  4. Quatrièmement, je reconnais que nous devons faire preuve d’impartialité et rejeter le favoritisme familial. Même s’il est normal de privilégier ses proches dans la vie quotidienne[21], les politiques publiques ne doivent pas accorder plus de valeur à nos propres descendants qu’aux autres.

Incertitude radicale et malus épistémique

Même si nous partons du principe que nous devons prendre en compte les intérêts des générations d’un futur très lointain, nous n’y sommes pas contraints si nous ne sommes pas complètement sûrs de ce que nous pouvons faire pour préparer un avenir meilleur.

Comme l’a dit Sidgwick il y a 140 ans :

Il n’y a aucune raison abstraite pour laquelle l’intérêt des générations futures devrait être moins pris en compte que celui des êtres humains actuels ; mais il faut tenir compte de la plus grande incertitude de savoir si les  avantages destinés aux premières leurs parviendront réellement et seront réellement des avantages. ( Sidgwick, 1883 )

Il est amusant de constater que les adeptes du long-termisme sont les descendants directs du concept de Singularité[22], qui considère l’avènement de l’IA générale à l’entrée dans l’horizon des événements d’un trou noir. Les scénarios post-Singularité allaient de l’apocalypse à l’utopie, mais les leviers d’action pour obtenir l’un ou l’autre résultat, ou même les choix possibles, étaient censés dépasser notre capacité de compréhension. Notre meilleur espoir était de créer des IA amicales dans l’espoir qu’elles prennent le dessus, écrasent les IA maléfiques et découvrent ce qui est le mieux pour nous.

Aujourd’hui, les petits-enfants des Singularitariens tentent de quantifier statistiquement si la population totale à la fin des temps serait plus élevée en cas de pause temporaire dans le développement de l’IA.

Pour moi, les sources d’incertitude radicale incluent:

  • Le chaos et la complexité non-linéaire des systèmes naturels et sociaux ;
  • Les incertitudes sur la nature et le statut moral des générations futures (animaux, posthumains, machines, hybrides, collectivités, etc.)
  • L’incertitude axiologique – nos valeurs morales changeront rapidement
  • Le piètre bilan des prédictions futuristes antérieures et les biais eschatologiques de notre imaginaire du futur lointain

L’avenir sera plus étrange que ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui, notre horizon épistémique est inférieur à un siècle et nos descendants auront des valeurs morales différentes et de meilleures informations pour leurs décisions. Tout futurisme suffisamment avancé est indissociable de l’eschatologie. Il est inutile d’essayer d’anticiper les moyens d’aider les générations du 22ème siècle, et je suis enclin à brader radicalement les générations nées entre aujourd’hui et 2100.

“Person-affecting view” et non-identité

Si nous incluons dans notre réflexion les intérêts des personnes futures potentielles qui pourraient naître entre aujourd’hui et 2100, alors notre hypothèse initiale est que plus il y aura de personnes, plus l’utilité sera grande, bien qu’incertaine. Cependant, adopter la “Person-affecting view” (PAV) [23] [« vision affectant la personne », NDT] élimine l’impératif pronataliste et se focalise sur les intérêts des  personnes actuellement en vie . La PAV est politiquement séduisante car ses partisans soutiennent que nous n’avons d’engagements qu’envers les autres personnes vivantes aujourd’hui, qui sont aussi les personnes que nous devons convaincre d’agir. Bien que certains soient persuadés par l’argument selon lequel ils devraient se sacrifier pour les personnes à naître, nous devrions commencer par les intérêts des personnes actuelles. Cependant, en tant que bouddhiste parfitien [en référence au philosophe Derek Parfit, NDT], j’ajouterais également un malus épistémique aux intérêts des personnes actuellement en vie puisque notre identité avec nos versions futures décroît avec le temps[24] ; l’enfant ne prédit pas le vieillard.

Si nous modélisons grossièrement l’espérance de vie des personnes actuellement en vie et leur appliquons un taux de décroissement constant qui réduit leur poids moral à 0 d’ici 2100 en raison de l’incertitude épistémique et de la non-identité, cela donne quelque chose comme cette pondération:

Selon ce cas de figure, nos actions d’aujourd’hui qui porteront leurs fruits d’ici 2035 valent six fois plus que celles visant à avoir un impact en 2080. Dans le cas d’une politique pronataliste nous pouvons être six fois plus certains du gain social d’un bébé né en 2035 que d’un bébé né en 2080.

Cependant, l’important postulat d’opacité épistémique d’ici 2100 est ici essentiel. Inclure les intérêts des bébés susceptibles de naître d’ici 2100 ne fait que modifier la forme de la courbe. Appliquer le même taux de décroissement aux estimations démographiques médianes et pessimistes (les plus basses) de l’ Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) [25] ne modifie que marginalement la forme du poids moral de la population future, de sorte que les actions que nous entreprenons pour avoir un impact en 2035 n’ont que quatre fois plus de poids qu’en 2080.

Ralentissement du vieillissement et du déclin de la population

L’IIASA est un groupe de réflexion autrichien qui intègre les tendances en matière de planification familiale et d’éducation dans ses modèles, et son modèle démographique est utilisé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [le GIEC, NDT]. Le modèle médian de l’IIASA prévoit que la population mondiale atteindra son pic dans les années 2080, puis commencera à décliner lentement jusqu’à moins de 10 milliards d’ici 2100. Leur modèle de croissance le plus faible prévoit un pic dans les années 2060, puis une baisse à 8 milliards d’ici 2100. D’ici 2100, la proportion de jeunes et d’adultes en âge de travailler dans la population mondiale devrait également diminuer, et la proportion de personnes âgées devrait doubler ou tripler[26]. Nous savons que nous devrons tenir compte d’une population mondiale plus âgée et plus faible au cours de ce siècle[27], et de nombreuses régions du monde subissent déjà ce changement démographique.

Il serait trop long de prendre en compte tous les autres facteurs liés à la croissance démographique, comme les migrations et le développement durable. En effet, l’environnement est davantage influencé par l’innovation technologique que par la démographie, et la libéralisation de l’immigration permettrait d’atteindre un meilleur équilibre entre les pays à la population décroissante et ceux à la population croissance, tant que certains pays sont encore dans ce dernier cas de figure. En mettant de côté beaucoup de facteurs, nous avons de bonnes raisons, sur le plan économique, de supposer que le bien-être futur de la population actuelle et future sera meilleur à mesure qu’elle vieillira lentement et qu’elle diminuera moins. Ainsi, les intérêts des personnes actuellement en vie et des bébés à naître au cours de ce siècle justifient au moins des interventions pro-natalistes à court terme, même si notre confiance quant aux bénéfices d’un plus grand nombre de bébés tombe à zéro d’ici 2100.

Deux facteurs vont modifier notre façon de concevoir le bien-être et la démographie : la durée de vie et la quantité de travail que nous pouvons automatiser. L’allongement radical de la durée de vie sera un bien net, mais il nous obligera à nous adapter plus rapidement à un avenir plus gris [en référence au vieillissement de la population, NDT] et plus restreint. Un avenir avec une espérance de vie radicalement allongée serait si différent que nous avons une raison encore plus forte de procéder à un réajustement épistémique.

En ce qui concerne l’automatisation, l’argument en faveur des effets du déclin démographique sur le bien-être repose en grande partie sur ses conséquences économiques, du fardeau des retraités sur les contribuables jusqu’aux pénuries de main-d’œuvre et à la santé économique réduite. Il est possible qu’une économie automatisée puisse assurer un niveau élevé de bien-être à tous sans croissance démographique. L’automatisation et la robotique pourraient en partie permettre de remédier à la baisse du nombre de jeunes travailleurs, et une économie automatisée pourrait plus facilement soutenir une nouvelle norme, celle d’une vie plus longue et d’un taux de natalité encore plus faible.

La valeur de la liberté et de la démocratie

Mon rejet de la conception conservatrice du natalisme se fonde sur mon engagement en faveur de la liberté reproductive, du féminisme et de l’individualisme progressiste, qui peuvent eux-mêmes s’appuyer sur le conséquentialisme des capacités. Historiquement, les démocraties sociales-libérales ont été les plus aptes à promouvoir la liberté individuelle et l’autonomie collective, et donc à maximiser l’épanouissement individuel et collectif.

En particulier, le choix d’avoir des enfants ou non, et leur nombre, constitue une contrainte majeure, ce qui rend la liberté reproductive essentielle pour le conséquentialisme des capacités. Bien que l’on puisse concevoir des situations de type “survie” où nous pourrions conclure « Vous trois devez avoir des enfants », seules les politiques encourageant la procréation mais ne l’exigeant pas sont compatibles avec un épanouissement futur maximal.

Les démocraties sociales-libérales sont également les meilleurs systèmes que nous ayons trouvés jusqu’à présent pour prendre en compte les intérêts collectifs dans les politiques publiques. Les mécanismes de choix social seront peut-être meilleurs d’ici 2100, mais à partir de 2024, les sociétés plus libérales, égalitaires et démocratiques semblent toujours être la meilleure option, conceptuellement et empiriquement. Dans la mesure où la démocratie sociale-libérale et les droits reproductifs sont menacés, la promotion de ce type de société devrait également être une priorité morale.

Pro-natalisme progressiste

Si nous acceptons l’existence de fondements moraux au natalisme et rejetons toute restriction des libertés reproductives pour atteindre des objectifs natalistes, alors nous ne pouvons que créer des incitations financières plus généreuses pour devenir parents. Malheureusement, la plupart des expériences menées jusqu’à présent en matière d’incitations financières pronatalistes[28], du Danemark au Japon, n’ont eu qu’un impact minime sur les taux de natalité[29].

Nous ne pourrons probablement pas revenir au taux de remplacement (2,1 enfants par femme) au cours de ce siècle, mais je crois aussi qu’aucun pays n’a encore vraiment essayé d’atteindre cet objectif. Les allocations familiales pourraient être plus généreuses, les crèches et les études pourraient être gratuites. Une société qui reconnaîtrait la parentalité comme un travail à temps partiel méritant une compensation sociale et qui investirait véritablement dans chaque enfant comme une ressource précieuse à élever au maximum de son potentiel aurait un taux de natalité bien plus haut. Le politologue social-démocrate Matthew Bruenig a récemment résumé le type de politique que j’ai en tête sous la forme d’un « Family Fun Pack »[30] :

  • Allocations familiales (crédits d’impôt et subventions)
  • Congés parentaux généreux
  • Garde d’enfants gratuite
  • Crèches gratuites
  • Soins de santé gratuits
  • Cantine scolaire gratuite

J’ajouterais les études supérieures gratuites. 

En réfléchissant aux changements radicaux de politique économique qu’exigerait un pro-natalisme plus généreux, purement financier, nous pouvons comprendre pourquoi la droite conservatrice méprise ces solutions en faveur d’un retour (encore plus donquichottesque) à la foi et à la famille.

Si le camp progressiste soutient  chaleureusement ces politiques, il pensent aussi souvent que qualifier ces politiques de « pro-natalistes » implique que les gouvernements doivent fixer des objectifs démographiques et restreindre les libertés reproductives. Bien que je partage la crainte que le pro-natalisme puisse fournir des arguments aux offensives réactionnaires contre la liberté reproductive, je crains que les progressistes ne leur cèdent du terrain à mesure que le monde se préoccupe de plus en plus du problème de la baisse des taux de natalité.

Le long-termisme : Bonnes questions, réponses suspectes

Je suis impressionné par le fait que le long-termisme soit devenu si influent et controversé. Bien que je sois opposé aux récupérations réactionnaires et élitistes, voire racistes, de ces idées par des technophiles égoïstes, le travail que les communautés « altruistes efficaces » et « sécurité de l’IA » ont entrepris est extrêmement important. La plupart des membres de ces communautés sont des progressistes, pas des crypto-racistes ou des porte-paroles d’entreprises. Leurs idées sont vulnérables à la cooptation par des élites défendant leurs intérêts, mais pas plus que d’autres idées. La plus grande erreur a été de ne pas être suffisamment explicite sur la nécessité d’un changement social et politique pour garantir le futur de la liberté et de l’égalité. Être plus explicite sur les impacts attendus des différents arrangements politiques et économiques sur les gains futurs  pourrait rendre la collecte de fonds pour l’altruisme efficace ou la sécurité de l’IA un peu plus difficile, mais aiderait à démontrer la diversité politique de ces communautés et à les distinguer des célébrités et des philanthropes problématiques.

Le long-termisme pose des questions fondamentales et promeut le type de conséquentialisme qui devrait guider les politiques publiques. Cependant, la réflexion à long terme sur l’avenir lointain ressemble davantage à de l’eschatologie qu’à de l’analyse politique. Il pourrait bénéficier d’une plus grande humilité épistémique. L’attention systématique portée aux risques existentiels n’a pas besoin d’être agrémentée de spéculations sur un avenir lointain pour devenir une priorité urgente.

En ce qui concerne le natalisme, l’épanouissement futur des gens de notre siècle sera probablement meilleur dans un monde qui facilitera financièrement et autant que possible le fait de devenir parent tout en préservant les libertés reproductives, même si cela ne nous ramène pas au seuil de renouvellement de la population. Et d’ici 2100, tous les paris sont ouverts.

Références

[1] Old-age dependency ratio. (n.d.). OECD. https://www.oecd.org/en/data/indicators/old-age-dependency-ratio.html 

[2] National Academy of Medicine; Commission for a Global Roadmap for Healthy Longevity. Global Roadmap for Healthy Longevity. Washington (DC): National Academies Press (US); 2022 Jun 3. 3, A Longevity Dividend. Available from: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK587287/ 

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Long-termisme 

[4] Henry Sidgwick (Stanford Encyclopedia of Philosophy). (2023, October 2). https://plato.stanford.edu/entries/sidgwick/ 

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Altruisme_efficace

[6] Consequentialism (Stanford Encyclopedia of Philosophy). (2023, October 4). https://plato.stanford.edu/entries/consequentialism/ 

[7] Bostrom, N. (2013). Existential risk prevention as global priority. Global Policy, 4(1), 15–31. https://doi.org/10.1111/1758-5899.12002 

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Braquage_de_Pascal 

[9] Bostrom, N. (2014). Superintelligence: Paths, Dangers, Strategies. Oxford University Press, USA. https://www.amazon.com/Superintelligence-Dangers-Strategies-Nick-Bostrom/dp/0198739834 

[10] Bordelon, Brendan. “AI doomsayers funded by billionaires ramp up lobbying”. Politico, 23 Feb. 2024, https://www.politico.com/news/2024/02/23/ai-safety-washington-lobbying-00142783 

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Acc%C3%A9l%C3%A9rationnisme_efficace

[12] Alexandrie, G., & Eden, M. (2023). Is Existential Risk Mitigation Uniquely Cost-Effective? Not in Standard Population Models. [Lien vers la publication]

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Attracteur#Attracteur_%C3%A9trange

[14] https://fr.wikipedia.org/wiki/Derek_Parfit 

[15] The repugnant conclusion (Stanford Encyclopedia of Philosophy). (2017, January 16). https://plato.stanford.edu/entries/repugnant-conclusion/ 

[16] https://en.wikipedia.org/wiki/Wisdom_of_repugnance 

[17] Greaves H. Population axiology. Philosophy Compass. 2017; 12:e12442. https://doi.org/10.1111/phc3.12442

[Lien vers la publication complète]

[18] The Capability Approach (Stanford Encyclopedia of Philosophy). (2020, December 10). https://plato.stanford.edu/entries/capability-approach/ 

[19] Byskov, M. F. (2015). Democracy, philosophy, and the selection of capabilities. Journal of Human Development and Capabilities, 18(1), 1–16. https://doi.org/10.1080/19452829.2015.1091809 

[20] Rosana, T. C. (2016, March 31). Young Bodies, Small Minds?: Applying the Capability Approach to Girls’ Sexual and Reproductive Rights. https://poj.peeters-leuven.be/content.php?id=3141837&url=article 

[21] Bradley C. Thomas, Katie E. Croft, Daniel Tranel; Harming Kin to Save Strangers: Further Evidence for Abnormally Utilitarian Moral Judgments after Ventromedial Prefrontal Damage. J Cogn Neurosci 2011; 23 (9): 2186–2196. doi: https://doi.org/10.1162/jocn.2010.21591

[22] Vinge, V. (1993, December 1). The coming technological singularity: How to survive in the post-human era. NASA Technical Reports Server (NTRS). https://ntrs.nasa.gov/citations/19940022856 

[23] https://en.wikipedia.org/wiki/Person-affecting_view 

[24] Identity over Time (Stanford Encyclopedia of Philosophy). (2016, October 6). https://plato.stanford.edu/ENTRIES/identity-time/ 

[25] Population and human capital projections to 2100. (n.d.). IIASA – International Institute for Applied Systems Analysis. https://iiasa.ac.at/news/feb-2024/population-and-human-capital-projections-to-2100 

[26] Statista. (2024, July 4). Projected world population distribution, by age group 2022-2100. https://www.statista.com/statistics/672546/projected-world-population-distribution-by-age-group/ 

[27] The Lancet: Dramatic declines in global fertility rates set to transform global population patterns by 2100. (n.d.). Institute for Health Metrics and Evaluation. https://www.healthdata.org/news-events/newsroom/news-releases/lancet-dramatic-declines-global-fertility-rates-set-transform 

[28] The Economist. (2024, May 21). Can the rich world escape its baby crisis? The Economist. https://www.economist.com/finance-and-economics/2024/05/21/can-the-rich-world-escape-its-baby-crisis 

[29] Pro-Natal policies work, but they come with a hefty price tag. (n.d.). Institute for Family Studies. https://ifstudies.org/blog/pro-natal-policies-work-but-they-come-with-a-hefty-price-tag 

[30] Bruenig, M. Family Fun Pack. People’s Policy Project. https://www.peoplespolicyproject.org/projects/family-fun-pack/ 

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus