La dimension psychédélique : une autre manière d’exister ?

Nous savons tous ce que ça "fait" d'être vivant et conscient, pour un humain. Ou... le savons-nous vraiment ? Dans certaines conditions, notre cerveau peut nous faire "exister" d'une manière très différente.

Publié le 12 novembre 2023, par dans « Homme augmenté »

Dans un précédent article, j’avais présenté l’impact d’une certaine substance psychédélique sur le cerveau humain. Ici, je vais essayer de décrire plus en détail ce que cela « fait », subjectivement, d’être dans cet état. Cette démarche a bien sûr ses limites : certains diront que c’est comme essayer d’expliquer la vision quadrichromique à une personne qui a une vision « standard ». Mais je vais faire de mon mieux !

Disclaimer à nouveau : cet article est un partage d’expérience, pour des lecteurs intéressés par le transhumanisme et les états de conscience « augmentés ». De mon côté, c’est une occasion de faire mon travail d’intégration (comme on dit dans le jargon psychédélique) : essayer de « faire sens » de ces expériences en les mettant au propre. Toutefois, ceci n’est pas une incitation à consommer des substances, légales ou illégales. Si, toutefois, vous êtes un jour amenés à expérimenter la substance dont je parle, je vous conseille vivement, au préalable, de lire ce petit livre très complet, qui contient toutes les informations de base utiles pour minimiser les risques de « bad trip », et maximiser les chances d’avoir une expérience positive et signifiante.

Ci-dessous, je vais décrire différents aspects de mon expérience psychédélique. Je dis « mon » car, si certains aspects reviennent souvent dans les récits d’expérience, d’autres peuvent être spécifiques à certains individus. Je vais commencer par les aspects les plus « simples » à expliquer, et terminer par les aspects les plus bizarres et troublants.

Vision « augmentée »

L’un des effets les plus classiques est ce que certains appellent la « vision HD ». Imaginez que votre écran de télévision est un vieil écran cathodique du siècle passé, avec une résolution médiocre et des images imprécises. Puis, un jour, vous achetez un écran plat « 4K » dernière génération, avec des couleurs vives et intenses. Cela donne une idée de l’impact sur la vision.

Dans le petit photomontage ci-dessous, j’ai essayé de retranscrire l’effet « avant/après » : les couleurs sont beaucoup plus saturées et contrastées, comme si on avait appliqué un « filtre Instagram » sur la réalité.

Cette analogie a toutefois ses limites : sur un logiciel de retouche d’image, si on augmente le contraste et la saturation au maximum, cela va finir par dégrader la qualité de l’image, qui ne comportera plus qu’une dizaine de couleurs maximalement saturées et contrastées.

Ici, cependant, ce « maximum » semble être repoussé. En regardant le ciel un jour ensoleillé, j’ai découvert une couleur que je n’avais jamais vu auparavant, qu’on pourrait appeler le « super-bleu » : un bleu tellement vivide et intense qu’il n’est observable nulle part, dans un état normal.

Il y a également des effets qui vont au-delà d’une simple « augmentation de résolution ». Par exemple, les contours des objets semblent extrêmement nets, presque tranchants. Cela transforme la moindre plante en oeuvre d’art fascinante, que l’on pourrait regarder pendant des heures. Une simple bouteille d’eau devient un cristal étincelant de mille feux. Les motifs dans les nuages semblent incroyablement complexes et profonds. Une photo de paysage sur un ordinateur semble être « en 3D », comme si on voyait réellement le paysage photographié.

Cela peut donner lieu à des expériences magnifiques lorsqu’on se balade dans la nature, ou dans une zone résidentielle tranquille. Toutefois, dans une zone très dense et fréquentée (gare, métro…), cette « augmentation » peut devenir un handicap : on peut ressentir une sorte d’overdose visuelle, épuisante voire angoissante. Dans une perspective transhumaniste, la véritable « augmentation » ne serait donc pas d’avoir cette vision de manière permanente, mais plutôt de pouvoir moduler cet effet à volonté.

Synesthésie musicale

Similairement à la vision, écouter de la musique dans cet état peut être une expérience radicalement différente. Une musique que l’on a déjà écoutée des dizaines de fois peut soudain devenir une nouvelle musique, beaucoup plus profonde et intense, beaucoup plus entraînante ou émouvante, évoquant beaucoup plus de choses.

Un simple son est ressenti de manière très différente. Un commentaire que je lis souvent, sous des vidéos musicales sur YouTube, c’est : « Wow, this music SLAPS so hard! » (« cette musique met de grosses gifles ! »). Si on trouve qu’une musique « slaps » en temps normal, ici, ce ne sont plus de simples gifles qu’elle me met, mais des gifles de Superman !

Cela semble être lié au phénomène de synesthésie, largement amplifié par les substances psychédéliques : la capacité à faire des liens entre nos différents sens. Ici, chaque son est fortement « tactile », et m’évoque une texture bien précise, ainsi que certaines images mentales. C’est comme si mon cerveau était un gâteau au chocolat, et que la musique enfonçait ses doigts métalliques dans ce gâteau, me chatouillait directement à l’intérieur du crâne.

La musique la plus intense que j’ai écoutée dans cet état est celle-ci. C’est un obscur sous-genre musical qui ne plaira clairement pas à tout le monde, et je la trouve juste « modérément entraînante » en temps normal. Dans un état psychédélique, cependant, elle me plonge dans un état de transe, accélère mes pensées, me donne l’impression d’être « possédé » par une entité surnaturelle. Notamment le passage de 0:48 à 1:50 : le simple fait de marcher dans la rue en rythme avec la musique, en dansant légèrement, me donne un sentiment de surpuissance, me fait éclater de rire. Chaque son m’évoque des sensations et des images mentales différentes. Si je bats le rythme avec les doigts, à chaque fois que mon pouce « tape » mon index, c’est presque aussi intense que si je frappais une cloche avec un marteau.

Il y a également un effet de « visualisation » musicale : je perçois beaucoup plus distinctement chaque « couche » d’une musique, allant de la mélodie principale au rythme de fond. Je ressens beaucoup plus intensément les couches « secondaires » de la musique, je découvre de nouveaux patterns et de nouvelles « textures » dans des musiques que je pensais pourtant connaître par coeur.

Toute comme pour la vision, ce « pouvoir » est également à double tranchant : si on se trouve dans un lieu public très bruyant, par exemple, le fait de ressentir aussi intensément le moindre son peut devenir extrêmement angoissant, voire provoquer un sentiment de nausée. Si on se retrouve dans un restaurant qui diffuse une musique qui ne nous plaît pas du tout, cela peut devenir presque physiquement douloureux. Là encore, le « setting » (comme disent les psychonautes) est très important pour profiter optimalement de l’expérience.

Paréidolie généralisée

Maintenant que j’ai parlé des deux aspects les plus « cool », parlons maintenant d’effets davantage bizarres et vertigineux.

On décrit souvent les substances psychédéliques comme « hallucinogènes ». C’est inexact, car il est rare d’avoir de « vraies » hallucinations (par exemple, voire un chat au milieu d’une pièce, alors que la pièce est vide). Au pic de l’expérience, on peut voir les motifs sur le sol se mettre à bouger dans plusieurs directions, si on les fixe pendant plusieurs secondes. Cependant, une fois que cet effet est passé, il reste un type d’hallucination plus subtil et perturbant.

Si vous regardez l’avant d’une voiture, vous pouvez vous dire que les deux phares sont deux yeux, et que le pare-choc ou la plaque d’immatriculation sont une bouche. Avec un peu d’imagination, vous pouvez donc voir un « visage » sur la voiture, comme dans le dessin animé « Cars » de Pixar. Si, avec encore plus d’imagination, on se dit que le logo « Peugeot » est un museau de chat, alors cette voiture devient un gros chat métallique. Ce phénomène se nomme paréidolie, en voici quelques exemples ci-dessous (source) :

Voir un visage sur ces images peut demander un brin d’imagination. Sous l’effet d’une substance psychédélique, cependant, il m’est littéralement impossible de voir autre chose, ces « illusions de visages » sont aussi intenses que de véritables visages en train de me fixer. Si on me demande de décrire ces images, je vais les décrire de façon tout à fait correcte. Et pourtant, je les perçois de manière très différente.

La paréidolie ne se limite pas aux visages : par exemple, en regardant des feuilles de platane tombées au sol, je suis facilement persuadé de voir des papillons. Lorsqu’un hélicoptère passe, même si je le vois distinctement, je le ressens comme si c’était un énorme insecte volant et bourdonnant. Les rayons d’une roue de vélo m’évoquent les motifs d’une aile de papillon ; son guidon, des cornes de taureau ; son phare central, un oeil de cyclope ; ce vélo devient donc une sorte de créature extraterrestre bio-mécanique, qui a clairement quelque chose de « vivant ». Une simple structure en forme de « T » peut m’évoquer une tête d’éléphant. En fait, le simple fait de penser à un mot qui commence par un « T » majuscule peut m’évoquer une tête d’éléphant !

Regarder un plan de transports en commun peut devenir une expérience intense. Même s’il s’agit d’un plan purement abstrait et schématique, c’est comme si je percevais des insectes partout, dans chaque lettre, dans chaque chiffre, dans le tracé de chaque ligne de tramway ou de métro.

Cela peut devenir encore plus abstrait. Si je regarde l’heure sur mon smartphone, chaque chiffre que je vois m’évoque beaucoup de choses, certains chiffres sont « tristes », d’autres « joyeux », d’autres « tranchants »… la forme du chiffre que je vois, mais aussi le concept même de ce chiffre.

Ci-dessous, j’ai essayé d’illustrer mon ressenti lorsque je vois des mots dans cet état. Là encore, si on me demande de décrire chaque lettre, je vais les décrire correctement, mais je les « ressens » comme sur le dessin de droite. Chaque texte ressemble à une forêt d’insectes.

Nous avons des réseaux neuronaux qui nous permettent d’identifier certaines formes ou concepts en quelques dixièmes de seconde, avant même d’en être conscient. Sous l’effet d’une substance psychédélique, ces réseaux semblent beaucoup plus sensibles qu’en temps normal, un rien suffit à nous faire percevoir un visage, un papillon, un œil… J’ai l’impression que les ongles de ma main sont des coccinelles (???), et que les touches du clavier virtuel de mon smartphone sont des petits carrés de chocolat au lait. Les autres humains (et mon propre reflet) peuvent sembler très « alien », comme s’ils étaient des chimères faites d’un assemblage d’éléments disparates (végétaux, métalliques, insectoïdes…).

Comme les effets précédents, cela peut être magnifique dans certains contextes (une simple balade en forêt peut donner l’impression d’être dans une forêt enchantée), et oppressant dans d’autres, où l’on se met à souhaiter retrouver le cerveau « bête » et peu sensible auquel on est habitué, pour se reposer un peu. Si le moindre texte est une forêt d’insectes, lire devient rapidement épuisant !

Hallucinations conceptuelles et mémorielles

Dans un registre proche, je me surprends souvent à chercher des mots qui n’existent pas pour nommer certains concepts. Prenez par exemple la silhouette d’une poire, fine d’un côté et large de l’autre. Cette forme peut m’évoquer une poire, bien entendu, mais aussi certains types d’arbres, ou, si on la retourne, une tête d’éléphant, ou la forme générale du continent africain. Du coup, à chaque fois que je pense à quelque chose qui a vaguement cette forme, je pense simultanément à tous les autres objets (concrets ou abstraits) qui ont cette forme. Plus dérangeant, des mots imaginaires absurdes me viennent spontanément en tête pour nommer ce concept, comme « Tarstre » ou « Tiostre » (???). Certains concepts sont encore plus absurdes : par exemple, j’ai l’impression qu’il y a un concept commun entre « papillon, » « intercalaire » et « rentrée des classes ».

Des hallucinations similaires peuvent se mettre à jouer avec mes souvenirs. Par exemple, mettons que je suis assis sur un banc. À ma gauche, une ruelle dont les maisons m’évoquent celles que j’ai pu voir à Montréal. À ma droite, une ruelle qui me rappelle vaguement la rue Mouffetard à Paris. Face à moi, un bâtiment au style très légèrement asiatique, qui m’évoque un certain quartier de Tokyo. Ces minuscules détails nostalgiques suffisent à me donner l’impression d’être simultanément à Montréal, Paris et Tokyo, tout en me trouvant physiquement dans une autre ville. Je suis assis sur un banc, mais c’est comme si j’étais à une sorte de carrefour dimensionnel, à plusieurs endroits et époques de ma vie, fusionnés en un seul.

Dans cet état, tout peut être une « madeleine de Proust ». Une vigne sur un mur peut aussitôt m’évoquer une vigne similaire dans le jardin de ma grand-mère, dans lequel je jouais enfant. Une affiche montrant une plage avec des palmiers me transporte aussitôt sur cette plage. Certains sons peuvent également déclencher des « flashbacks nostalgiques » similaires. Certaines choses réveillent même des souvenirs flous et indistincts de ma très petite enfance (2 ou 3 ans ?), que je n’aurais sans doute jamais « réactivés » autrement.

Ces associations n’ont pas seulement lieu suite à des stimuli extérieurs (images, sons…), elles peuvent également se manifester dans un enchaînement très rapide de pensées. Je pense à A, qui me fait penser à B, qui me fait penser à C… La plupart du temps, je pense sans être conscient du fait que je suis en train de penser. Là, je suis vraiment un « homo sapiens sapiens » : je me « vois » en train de penser, chaque pensée laisse une sorte de trace graphique dans mon esprit, comme un historique de navigation internet. Lorsqu’une pensée « boucle » sur une pensée que j’ai déjà eu il y a quelques secondes, je « visualise » cette boucle, et je peux remonter la chaîne de pensée jusqu’à un certain maillon, pour prendre un embranchement différent.

Note : Après avoir écrit ces paragraphes, je découvre que cela a déjà été théorisé par des psychonautes expérimentés, sous le nom de « pensée conceptuelle », « connectivité de la pensée » et « exposition perçue aux mécanismes intérieurs de la conscience ». Et je suis pris de vertige en découvrant que ce n’est qu’une version simplifiée et appauvrie de la « géométrie 8B » (au risque de « spoiler » la fin de l’article).

Crise existentielle

J’ai récemment eu une expérience particulièrement intense, au point qu’il m’est assez difficile d’en parler. Je marchais dans un grand parc, un jour pluvieux, où j’étais pratiquement seul. Comme mon trip commence à redescendre un peu, je décide de fumer un peu de cannabis pour le « relancer » (une combinaison classique, mais qui comporte le risque de sur-intensifier le trip… bref, je ne vais pas répéter mes longs disclaimers).

L’herbe redevient d’un vert éclatant, elle semble à nouveau bourrée d’insectes. Je me mets à penser à toute vitesse, en mélangeant des concepts de façon extrême (intellectuellement, cela ressemble à ce célèbre clip de Pink Floyd). Plein de souvenirs lointains ressurgissent simultanément. J’ai l’impression d’être remonté au tout début de ma vie, et que tout est à nouveau possible. Le parc ressemble à une sorte de Jardin d’Eden, je sens la présence d’animaux bizarres et oniriques, pourtant absents.

Je suis à la limite de ma « maîtrise » de l’effet. Un peu en-dessous, je peux jouer avec ma plasticité cérébrale comme d’un instrument de musique. Un peu au-dessus, et c’est elle qui se joue de moi. C’est comme si j’étais face à un gigantesque clavier d’orgue, une salle de contrôle de mon cerveau, où je peux réorganiser les concepts à volonté. Mais j’ai aussi le sentiment que quelque chose de terrible pourrait se passer si j’appuyais sur la mauvaise touche. Si je vais un pas plus loin dans le trip, je vais basculer dans quelque chose de totalement inconnu, où je n’aurai plus aucun repère. C’est comme si j’étais devant la porte du paradis (ou de l’enfer ?), mais que je n’osais pas la franchir.

Pour le moment, j’ai un pied dans la « réalité », et l’autre pied dans cette dimension parallèle qui semble gouvernée par des lois différentes. C’est une sensation très étrange. C’est comme si mon cerveau était un peu « grippé » dans son état normal, que j’y avais injecté une sorte de lubrifiant surpuissant, et que tout se mettait à glisser, glisser, glisser… sans fin.

Puis une musique légèrement énergisante et émouvante surgit dans la playlist que j’écoute. Mon niveau d’anglais n’est pas suffisant pour comprendre les paroles chantées, c’est donc une expérience purement musicale pour moi. J’ai déjà pleuré en écoutant certaines musique lors d’un trip, tant elles m’évoquent de choses simultanément (au point que je peux difficilement les réécouter « sobre » sans me mettre à pleurer de nouveau). Là, il s’agit d’une musique qui ne m’avait pas marqué plus que ça en l’écoutant quelques jours plus tôt. Mais, comme illustré plus haut, il s’agit à présent d’une musique nouvelle, différente, avec tous les effets sus-décrits combinés.

C’est la chose de trop, qui me fait chuter dans l’inconnu. Je suis assailli par toutes sortes de souvenirs et de sensations en même temps, beaucoup trop pour en faire sens. Je pense à la vie, à la mort, au côté beau et tragique de l’existence… C’est comme une overdose de choses à la fois merveilleuses et bizarres. C’est comme si j’étais dans une jungle pleine d’animaux étranges et magnifiques, qui pourraient me dévorer à tout instant, ce qui serait à la fois terrifiant et agréable.

C’est trop, je m’assois sur le sol mouillé (tant pis), et je me mets à rire et à pleurer simultanément pendant 10 minutes. J’ai l’impression que j’ai « vu derrière la Matrice » pendant un bref instant, des choses que je n’aurais peut-être pas dû voir (le fruit interdit de la connaissance… ?), et qu’une divinité cosmique va peut-être me punir pour cela. Je précise que je suis totalement athée/agnostique, mais je ne peux pas décrire cette expérience autrement qu’avec des métaphores mystiques.

Je ferme les yeux, je suis dans le « purgatoire géométrique » (voir section suivante). La pluie est légère, mais son bruit est assourdissant. Je ne sais pas combien de temps s’écoule avant que je reprenne mes esprits.

C’est l’une des expériences les plus « existentiellement intenses » que j’ai eu à ce jour. C’est comme si mon cerveau était un gigantesque manoir avec des dizaines (centaines ?) de pièces différentes, et que j’avais passé toute ma vie en utilisant seulement 2 ou 3 pièces. Et je réalise à présent que beaucoup d’autres pièces existent, que certaines contiennent des choses merveilleuses, terrifiantes, ou les deux à la fois. L’expression « psychonaute » prend vraiment tout son sens ici.

Je ne sais pas encore quoi faire de cette expérience, mais je suis heureux de l’avoir eue. Un des fantasmes transhumanistes, c’est de découvrir de nouvelles manières d’exister, d’expérimenter la vie. Mais nous n’avons pas nécessairement besoin d’un « cerveau augmenté » pour cela, car notre propre cerveau est un continent inconnu, plein de choses bizarres et merveilleuses, et la plupart des gens mourront sans même soupçonner l’immensité de ce continent.

Les substances psychédéliques ont généralement peu de risques physiologiques (par rapport aux autres substances), le risque principal qui est évoqué est celui d’être « submergé » par une expérience. Pourtant, si des psychonautes avancés lisaient ce récit, je pense qu’ils seraient attendris, comme s’ils voyaient un enfant de 4 ans faire une chute de vélo, la première fois où il essaye de faire du vélo « sans les petites roulettes » (comme le suggère toute la théorisation que j’ai mentionnée à la fin de la section précédente).

Le purgatoire géométrique

J’ai gardé cette partie pour la fin, car c’est l’un des aspects les plus bizarres et fascinant des substances psychédéliques. Si on m’avait raconté cela avant, je n’y aurais pas vraiment cru. Pourtant, c’est une expérience partagée par des milliers (millions ?) de gens, des chaînes YouTube entières sont consacrées à essayer de représenter… « ceci ».

Lorsqu’on ferme les yeux, on voit généralement… du noir, ou, tout au plus, quelques tâches oculaires floues. Cependant, avec une certaine dose de substances psychédéliques, fermer les yeux devient une chaîne de télévision à part entière.

Cela est expliqué plus en détail dans cette vidéo (très bien réalisée), dont je vous conseille de regarder au moins la première minute :

Quelques captures d’écran ci-dessous.

Note : Il existe une condition nommée « aphantasie » (incapacité à visualiser), concernant environ 1 personne sur 20. Les personnes concernées ne verront pas de tels motifs, même en consommant de fortes doses.

Cela semble exagéré, mais par moments, je vois réellement des images aussi nettes, complexes et colorées que celles-ci, comme si j’avais les yeux grand ouverts. Il peut s’agir d’une pure abstraction géométrique, d’un paysage « réel » (exemple : un arbre dans un parc), ou d’un mélange extrêmement bizarre des deux. Cela peut être une mosaïque de papillons colorés ou d’insectes effrayants. Ces images peuvent être fixes, mouvantes, ou changer de forme en permanence. On peut parfois avoir l’impression de voyager à travers une gigantesque ville onirique extraterrestre.

Lorsqu’on ferme les yeux suffisamment longtemps, on commence à perdre la notion du temps, voire à oublier qui on est. Ce n’est plus « moi » qui pense, il y a juste « de la pensée » dans cette dimension étrange. Écouter de la musique tout en se perdant dans cet univers géométrique peut être une expérience fascinante (la musique et les sensations tactiles peuvent influencer ce qu’on voit).

Lorsque je me perds dans cet espace mental, deux pensées reviennent en boucle : « c’est très beau » et « ça n’a aucun sens ». Est-ce de la pure folie hallucinatoire ? Ou est-ce que mon cerveau essaye de me montrer quelque chose d’important ? De façon assez incroyable, il semblerait que ce soit la seconde réponse, comme le suggère cette vidéo vertigineuse : il semble y avoir un lien entre cette géométrie et la fabrique profonde de notre conscience, comme si on pouvait en visualiser directement la structure et les mécanismes. L’expression « voir derrière la Matrice », que j’avais employée plus haut, n’est peut-être pas si exagérée que cela…

J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, mais je découvre qu’il y a toute une dimension parallèle à explorer, qui était juste à côté de moi pendant tout ce temps. J’ai beaucoup de choses à « processer », je vais faire un break de plusieurs semaines. Écrire cet article est un premier pas dans ce processus d' »intégration », merci aux gens courageux qui m’ont lu jusque-là.

Une autre forme de longévité ?

Parmi les substances susceptibles d’allonger la durée de vie en bonne santé, les substances psychédéliques semblent être une piste assez prometteuse, concernant le vieillissement cérébral. Toutefois, je voudrais ici parler d’une autre forme de « longévité ».

J’ai remarqué qu’après une semaine avec de multiples trips, j’ai l’impression que plusieurs semaines se sont écoulées. En termes d’expérience subjective, une demi-journée de trip peut être aussi dense que plusieurs journées « normales ». Il est donc possible, subjectivement, de vivre l’équivalent de plusieurs journées en une seule journée.

Le célèbre écrivain Aldous Huxley (auteur du « Meilleur des Mondes ») a été profondément influencé par sa première expérience psychédélique, qu’il raconte dans son livre « Les Portes de la perception ». Sur son lit de mort, il a demandé à sa femme de lui injecter du LSD, afin de vivre un dernier « voyage ».

Si un jour je me retrouvé alité, et qu’il ne me reste plus que quelques mois à vivre, j’aimerais avoir la possibilité de « voyager » de la sorte, sur le temps qu’il me reste. Avec les effets nostalgiques décrits plus haut, ce serait une façon de revisiter l’intégralité de ma vie. Ce serait peut-être même l’occasion de vivre une seconde vie, dans cet état de « rêve éveillé » si spécial. Subjectivement, combien de temps se sera ainsi écoulé avant ma mort effective ?

Les substances psychédéliques : un moyen ou une fin ?

Nous sommes dans une période dite de « renaissance psychédélique », après un interminable hiver consécutif à la « war on drugs » du président américain Richard Nixon. Toutefois, par souci de respectabilité, on met surtout en avant les usages thérapeutiques (comme le traitement du PTSD) ainsi que le développement personnel (productivité, etc) et spirituel. Ce sont des applications tout à fait valides et importantes, mais cela comporte une dévalorisation implicite de l’usage dit « récréatif », qui serait une fin en soi.

Personnellement, je trouve que les expériences psychédéliques que j’ai eues ont une valeur inestimable, qu’aucune possession matérielle ne pourra jamais égaler. Plus haut, j’avais cité le livre « Your Psilocybin Mushroom Companion ». En plus d’être un excellent guide pour tout apprenti psychonaute (notamment en matière de réduction des risques !), il tente de réhabiliter un usage « autotélique » de ces substances, comparable à une sortie au restaurant, une séance de cinéma, une visite de musée, un voyage en Grèce… Un usage qui ne serait pas nécessairement motivé par une recherche de guérison ou de dépassement de soi, mais simplement par le souhait de vivre une belle expérience, de « fabriquer des souvenirs », comme la plupart de nos loisirs. Si vivre plus longtemps sert à quelque chose, n’est-ce pas précisément à cela ?

Merci d’avoir lu jusque-là. Si vous souhaitez me contacter à propos de cet article : pierre.antoine.dekker@gmail.com

Pierre-Antoine Dekker