La gestation ex vivo, où en est-on ?
Etat des lieux d'une technologie à la fois réparatrice et transformatrice.
Publié le 18 juin 2018, par dans « Question sociale • transhumanisme »
Les débats font actuellement rage autour de la gestation pour autrui (GPA). Toutefois, cette pratique n’est ni nouvelle (elle a probablement toujours existé) ni particulièrement liée au progrès technologique – si ce n’est qu’elle a été rendue plus acceptable par la moindre dangerosité de la grossesse depuis plusieurs décennies.
Quant à elle, la gestation ex vivo (GEV) ou extracorporelle – appelée également ectogenèse – a toujours fait l’objet de l’attention des transhumanistes et technoféministes [1]. Il s’agit donc de mener le foetus à terme, éventuellement depuis l’étape de la fécondation, exclusivement à l’intérieur d’utérus artificiels.
On peut tout d’abord légitimement se demander : mais pourquoi donc ?
Comme souvent pour les thèmes transhumanistes, la technique est aujourd’hui étudiée pour pallier à un problème de santé publique existant : le taux de mortalité élevé des grands prématurés (50%), aux poumons trop peu développés pour correctement alimenter le corps en oxygène. A l’heure actuelle, naître prématuré (aussi bien à 750g à la naissance qu’à moins de 2kg) expose à des séquelles importantes. C’est même la première cause de mortalité et de handicap chez les enfants de moins de cinq ans dans les pays industrialisés.
Cela concerne environ un bébé sur douze, et cela coûte donc très cher : 60 000 $ en moyenne et jusqu’à 220 000 $ pour les grands prématurés[2]. Il est logique que ces recherches soient activement soutenues par les fonds publics. Aujourd’hui, la plupart des prématurés sont donc placés dans de coûteuses couveuses plus ou moins efficaces.
L’équipe d’EVE (Ex Vivo Uterine Environment en anglais ; attention jeu de mots biblique) a radicalement repensé le problème en traitant le prématuré comme un foetus, et non comme un nouveau-né. Les agneaux prématurés d’une semaine ont été placés dans une poche contenant un bain de liquide amniotique combiné à du placenta. Ils ont pu poursuivre leur croissance et “naître” à terme en bonne santé.
Matt Kemp et Haruo Usuda
Selon Carlo Bulletti, spécialiste en fertilité, une GEV complète humaine (de la fécondation jusqu’à terme) pourrait exister dans dix ans avec les budgets adéquats.[3]
Un autre problème de santé publique pourrait d’ailleurs être mis en avant pour accélérer la recherche : l’infertilité incurable de certaines femmes (1 sur 500 environ) due par exemple à l’hystérectomie (après un cancer) ou des malformations de l’utérus.
Selon les éthiciennes Evie Kendal et Anna Smadjor, les bénéfices pour les femmes, au-delà de la suppression des complications de santé, seraient également sociétaux. “En tant que femme (…), votre corps est considéré comme un objet potentiellement utile à procréer, ce qui vous donne des devoirs bien particuliers envers lui, mais vous impose aussi des risques significatifs” (Anne Smadjor).
Nota : il existe quelques études reliant au contraire grossesse et bénéfices pour la santé (moindre risque de cancer notamment). Il est toutefois difficile de faire la part des choses (les femmes enceintes arrêtent généralement de fumer et de boire pendant 18 mois ou plus) et la question n’est évidemment pas d’interdire aux femmes qui le souhaiteront de porter un enfant “pour leur propre santé” – ce qui sonne tout de même assez étrange.
On le voit bien, il s’agit ici d’un changement de paradigme, encore plus radical que celui de la contraception. La question du coût et de l’accessibilité demeure une inconnue – à première vue ces technologies pourraient continuer à coûter cher même plusieurs années après disponibilité, à moins d’une industrialisation massive.
Les conséquences globales de la GEV banalisée seraient de trois ordres :
- la décision d’avoir un enfant pourrait être beaucoup plus “facile” et certains couples pourraient plus aisément franchir le pas, ce qui occasionnerait le retour de la famille nombreuse chère à certains conservateurs. La Manif Pour Tous soutiendrait-elle l’ectogenèse ? Chiche ! Aux Etats-Unis, on voit certains mouvements anti-avortement s’intéresser à la GEV dans cette optique “pro-life”.
- certaines sociétés ou groupes/Etats pourraient recourir à la “planche à bébés” comme elle recourent à la planche à billets pour tel ou tel objectif géopolitique. Là on pense évidemment du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley.
- une décrispation générale pourrait se développer autour du thème de la famille, puisque tous types de couples pourraient avoir un enfant.
On pourrait parler de la moindre pression subie par les femmes, notamment professionnellement, mais nous pensons que cette pression peut surtout être résolue par des moyens politiques et éducatifs (égalité des congés parentaux homme-femme, place augmentée du père dans la petite enfance…). Il est évidemment absurde de développer de coûteuses technologies futuristes pour dispenser aux hommes (et femmes) machistes d’évoluer dès maintenant.
Il est toutefois à prévoir que, même dans l’hypothèse d’une disponibilité de l’ectogenèse, des résistances s’organisent et des interdits se dressent. Le clonage, par exemple, bien que faisable, reste interdit partout, et l’adoption par des couples gays hommes reste aujourd’hui très difficile en France. Faire un enfant est une chose, avoir le droit de l’élever une autre (même si aujourd’hui, les deux sont en général liés). L’exemple de la GEV / ectogenèse nous montre encore une fois que les sujets technologiques potentiellement transformateurs de société ne peuvent être sainement abordés que de pair avec une réflexion plus globale sur les libertés individuelles.
Bibliographie :
Henri Atlan, L’Utérus Artificiel, Seuil, 2005
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