La lente évaporation du travail
Quel avenir pour le travail ?
Publié le 18 décembre 2016, par dans « Homme augmenté • Question sociale • Risques • transhumanisme • Transition Laborale »
La lente évaporation du travail
Entre fantasme et réalité
Depuis le début de l’ère industrielle, l’idée du remplacement de l’homme par la machine dans le milieu du travail a fait du chemin, au point de paraître crédible aujourd’hui. En effet, les percées en intelligence artificielle lèvent une inquiétude : et si l’humain devenait obsolète. Cet horizon pour l’instant assez lointain nous prédit une société aux mains d’intelligences artificielles fortes, pouvant mener à une obsolescence de l’être humain au mieux relégué à la marge comme dans La Culture, saga de science-fiction par Iain M. Banks décrivant une utopie post-travail, au pire effacé. Car comme l’a si bien dit Eliezer Yudkowski : « L’IA ne nous hait ni ne nous aime, nous sommes juste fait d’atomes qu’elle peut trouver plus utiles ailleurs. »
Bien entendu, la terre inconnue qui se déploie devant nous nourrit notre angoisse collective d’une IA inamicale éradiquant l’humanité ; les esprits les plus aiguisés y succombant comme Jacques Attali prônant un moratoire de l’IA après que deux intelligences de Google aient pu communiquer entre elles en inventant des méthodes de chiffrement qu’elles étaient les seules à comprendre, et qu’une troisième IA échouait à percer ; jusqu’à cette alerte signée par de grands noms tels Stephen Hawkings, Bill Gates ou Elon Musk. Mais même si on écarte la problématique du risque existentiel que ferait peser l’intelligence artificielle, qui mériterait un article dédié, moins spectaculaire mais soulevant tout autant d’inquiétudes, se pose le risque d’une société sans travail ; celui d’un monde où les machines monopoliseraient les activités de production sans que l’homme y ait sa place, devenu obsolète car trop lent et pas assez endurant pour soutenir la nouvelle norme de rentabilité imposée par les machines autonomes.
La robotique et l’intelligence artificielle, comme d’autres innovations avant elles, impriment sur le milieu du travail et sur la productivité cette destruction créatrice théorisée par Schumpeter. Mais désormais, l’acte de création généré par l’innovation ne serait plus suffisant, et sur chaque emploi ancien ou nouveau, prendrait place une machine au point de ne plus réussir à générer de nouvelles activités occupables par un être humain.
Il devient donc urgent d’anticiper une telle évolution, car de la manière dont elle se déroulera jusqu’à sa conclusion, découleront tous les soubresauts sociétaux potentiels, ou les stratégies d’apaisement efficientes.
Un mouvement de fond déjà ancien
Le phénomène qui nous intéresse a déjà commencé. Il est né de la révolution industrielle qui au XIXe siècle fit entrer la civilisation dans l’ère des machines. Dans un premier temps, ces machines, même si elles permettaient à un être humain de faire le travail de cent autres, restaient des outils qui nécessitaient un pilote ou un opérateur humain.
La première étape fut l’exode rural. La mécanisation de l’agriculture entraîna un fort exode des populations rurales vers les métropoles où l’industrie nouvelle-née absorbait cette main-d’œuvre peu chère en masse. C’est d’ailleurs ce phénomène appliqué à la Chine avec les travailleurs migrants qui a nourri le bond industriel du pays depuis la fin du XXe siècle, avec tous les problèmes sociaux et humains qu’un tel déracinement massif peut provoquer.
De là naît notre première illusion : quand l’automatisation arrive, il y a toujours un nouveau champ d’activités qui s’ouvre aux délaissés de l’automatisation ; sauf si cette dernière s’impose des deux côtés de la barrière.
Puis, deuxième étape, Henry Ford inventa le Fordisme et son corollaire, le travail à la chaîne, source d’aliénation des ouvriers, superbement illustré par Charlie Chaplin dans « Les temps modernes » ou par Fritz Lang dans « Metropolis » ; mais aussi source d’une grande richesse en donnant naissance à cette société de l’abondance qu’est la société de consommation. Au-delà de ses contraintes, la découpe de l’activité en actions unitaires réparties dans une chaîne de montage a permis un début d’automatisation. Les robots industriels ont alors fait leur apparition dans les usines dès les années 1960 aux États-Unis avant d’arriver en France via Renault au milieu des années 1970. Ce phénomène, couplé aux délocalisations des emplois non automatisables vers des pays émergents où les salaires sont moins élevés, a rapidement diminué l’appel d’air de main-d’œuvre de l’industrie en Occident.
Mais les gains de coûts de production considérables que ce double phénomène a alimenté ont favorisé l’expansion de la société de consommation ; cette dernière a généré de nouveaux besoins, demandant une forte main-d’œuvre pour la gestion des flux et des plateformes marchandes symbolisées par les grandes surfaces. La main-d’œuvre ainsi libérée fut donc absorbée par le secteur tertiaire dont l’emploi devint vite dominant dans les économies développées.
Source : La France et la tertiarisation
De là naît notre deuxième illusion : cette idée que le système de salariat né du capitalisme est indépassable, et que s’adapter à une innovation forte c’est y adapter le salariat en le réinventant. Or le changement à venir de l’automatisation de masse de l’emploi n’est pas qu’une simple évolution, c’est aussi un changement d’ère civilisationnelle. Les deux seuls événements passés comparables par leur ampleur furent le passage du paléolithique au néolithique, et le passage des sociétés agraires à l’ère industrielle.
David Autor et la polarisation de l’économie
Alors, la question, celle que tout le monde se pose et qui en angoisse tant reste toujours ouverte à ce stade : l’automatisation massive de l’économie va-t-elle détruire le travail ? Probablement pas tout de suite. Les projections les plus optimistes prédisent des intelligences artificielles généralistes vers 2040, les plus pessimistes dans presque mille ans. Cet écart est intéressant car il mesure l’importance du nombre d’inconnues de l’équation et démontre la complexité à définir ce moment où l’IA nous rejoindra.
Même dans les projections les plus optimistes, malgré l’étroitesse de la période (vingt ans) cela laisse malgré tout du temps pour se préparer cette nouvelle époque.
Et l’une des théories les plus intéressantes sur ce passage d’une société du salariat en recherche de plein emploi à une société de l’oisiveté pleinement automatisée, est celle de la polarisation de David Autor, professeur d’économie au MIT. Autor remarque à juste titre que les emplois de la classe moyenne, tertiaires comme industriels, sont souvent facilement automatisables. En effet, il s’agit d’activités très codifiées demandant l’application de procédures préétablies et peu de créativité. D’un côté, nous avons les emplois très qualifiés demandant adaptabilité, créativité et flexibilité, résistants pour l’instant à l’automatisation ; j’y ajouterais les nouveaux emplois hyper qualifiés demandant une capacité particulière dans la collaboration avec la machine. De l’autre côté, nous avons les emplois peu qualifiés protégés par le mur du paradoxe de Moravec ; ou ceux dont le coût d’automatisation est supérieur à l’utilisation d’une main d’œuvre peu qualifiée et peu protégée comme c’est souvent le cas dans certains pays émergents.
Face à ce constat, nous assistons à un assèchement de la classe moyenne et à une polarisation du marché du travail en deux entités distinctes : des emplois peu rémunérés ne demandant pas de qualification particulière ; et des emplois très bien rémunérés demandant une grande expertise et un haut niveau d’éducation.
Tout ceci va entraîner une pression sur les salaires. Les emplois moins qualifiés concernés par un nombre croissant de candidat vont voir leur salaire moyen stagner quand ceux très qualifiés, toujours en sous effectifs, verront le leur augmenter. Cela se traduit par un décrochage fort du salaire médian face au salaire moyen, comme le démontre ce graphique sur les statistiques américaines :
Face à une telle pression sociale, l’instabilité des sociétés a de fortes chances de croître dangereusement si rien n’est fait pour tenir compte de cette réalité nouvelle. Ne s’en tenir qu’à l’espoir de voir la destruction créatrice schumpéterienne nous sortir de l’impasse n’est qu’un aveuglement de plus. Elle reste certes à l’œuvre, mais seule elle pèse peu face à une telle lame de fond. D’un autre côté, les mesures adoptées ne doivent pas être pensées une fois cette transition laborale achevée, au risque d’être contre-productives. Nous devons, par nos choix, accompagner le phénomène en adaptant régulièrement nos modes de fonctionnement.
En ce sens, le revenu de base universel me paraît être l’outil présentant la meilleure solution à terme, mais aussi les plus grands risques dans l’immédiat.
De l’impôt négatif au revenu de base universel
Les risques les plus importants du revenu de base dépendent de sa mise en place. Une trop grande anticipation ou un retard trop important sur la réalité salariale peut avoir des effets nocifs incontrôlables, et dans le débat, certains libéraux considèrent que la toxicité ontologique de cette mesure amorcera la catastrophe idéologique du siècle.
Il est vrai que si le revenu de base inconditionnel est mis en place trop tôt, il est optimiste, voire utopique et dangereux de penser que naturellement les emplois les plus pénibles verront leur rémunération exploser, ceci afin de séduire les futurs employés désormais démobilisés par la sécurité d’un revenu inconditionnel mensuel. Les mentalités ne changent pas si facilement. S’il est totalement décorrélé de la réalité économique du moment, il a de fortes chances d’être au mieux inefficace, au pire toxique pour le dynamisme économique en pénalisant l’entrepreneuriat et les actifs au point de nuire à tous, même à ceux qu’il est censé aider. Dans un premier temps, avec la polarisation de type Autor, un impôt négatif serait probablement plus efficace car tenant compte du fait que le marché de l’emploi, bien que asséché, reste une réalité présente. Lors de la votation suisse de 2016 qui a largement rejeté l’idée de l’instauration d’une revenu de base universel. L’idée qu’un impôt négatif fut une meilleure solution au chômage technologique a été émise par des chercheurs de l’Institut de Géographie et Durabilité de l’Université de Lausanne. D’autant que des embryons d’impôts négatifs existent déjà, notamment en France avec le RSA. Néanmoins, à terme, le mur du paradoxe de Moravec sera cassé ; il y a fort à parier que le DARPA Robotics Challenge n’y sera pas étranger, en ayant par sa contrainte compétitive positive amorcé la boucle vertueuse de l’innovation de rupture. Un peu à la manière dont le DARPA Grand Challenge du début des années 2000 accoucha des voitures autonomes ; ce qui aboutit aujourd’hui à voir le transport révolutionner des métiers comme chauffeur de taxi, menacé dans son existence même.
Une fois le paradoxe de Moravec relégué aux livres d’histoire, les emplois peu qualifiés protégés par sa réalité se seront évaporés. Il ne restera donc que les emplois nécessitant créativité et capacité à collaborer avec des intelligences artificielles, aptitude qui sera alors très certainement vue comme positive et donc recherché comme outil de valorisation sociale. A un moment, la bascule vers l’automatisation de masse sera telle que se limiter au seul impôt négatif sera plus toxique que de réfléchir à la mise en place d’un revenu de base universel.
Société de l’oisiveté et société du droit d’auteur
Pour conclure, essayons-nous à un peu de prospective. A quoi pourrait ressembler une société où le dernier salarié humain a perdu son travail ?
Mettre en place un revenu de base inconditionnel ne va pas garantir que tout ira pour le mieux. Il faudra résoudre certains problèmes fondamentaux : son financement, directement lié au spectre des dépenses que devra couvrir ce revenu ; mais aussi éviter une cristallisation de la société vers une société de rente. Elle verrait naître un monde où innovation et progrès céderait la place à la recherche du statu-quo plus propice à l’optimisation d’une rente.
Pour éviter cette société de l’immobilisme, il faut garder le lien entre l’économie réelle et les revenus. La majorité des personnes, de nos jours, voient ce lien à travers les alternances de périodes prospères de plein emploi, et celles moins dynamiques de chômage de masse. L’innovation est en plus récompensée quand des entrepreneurs audacieux voient de forts retours sur investissement suite à une politique de R&D bien pensée et fructueuse. Pour ces derniers, dans un premier temps par une politique saine de propriété intellectuelle, leur créativité sera toujours récompensée entretenant ainsi par l’exemple une incitation forte à la recherche de solutions innovantes. Un mix entre crowdfunding, formations en ligne gratuites et impression 3D globalisée pourrait donner une société post-industrielle où l’individu se trouve bien plus autonome. Le crowdfunding permettrait un financement hors cadre institutionnel du grand trust industriel ; les MOOC donnant un accès libre au savoir limiterait la barrière sociale de l’accès à la connaissance ; et l’impression 3D généralisée rendrait usines, économies d’échelle et gestions des flux ou des stocks obsolètes, permettant à un individu d’accéder au marché global planétaire sans avoir à rechercher le soutien d’un groupe industriel installé. Dans une telle société le revenu de la R&D n’irait plus exclusivement à de grands groupes anonymes, mais aux innovateurs tel un droit d’auteur. Et si cette gestion du droit d’auteur est façonnée afin d’être optimale dans sa durée – elle serait de 14 ans selon une étude de Rufus Pollock – alors nous pourrions être au seuil d’une nouvelle ère de prospérité économique.
Cependant, même dans une telle société, il restera toujours important de garder le revenu de base lié au PIB. Ainsi connecté, le revenu de base reculera en période de crise, forçant à une remise en question et peut-être permettant au grand public de comprendre la nécessité de soutenir l’innovation ou des politiques de fluidité de l’économie menant à la pleine prospérité.
Au final, il est assez probable que le travail “fait main humaine” prenne une valeur nouvelle du fait de sa rareté ; que les performances d’individus doués, sportifs, artistes ou performeurs, soient recherchées et que ces personnes accèdent à un surcroît de richesse et de célébrité. Le reste des activités de création seront devenues l’apanage exclusif des intelligences artificielles ou de ceux, parmi les humains, ayant accepté de s’augmenter et de se transformer pour coller au rythme machinique. Mais si nous ne faisons rien pour éviter un déclassement brutal de ceux devenus inemployables du fait des limitations naturelles du corps humain, nous risquons de glisser vers des sociétés dystopiques entre disparition de l’humain et jacqueries ultra-violentes déstabilisant durablement sociétés et économies. Car si rien n’est fait ces sociétés seront bien plus inégalitaires que ce que nous avons connu jusqu’à aujourd’hui. Et les sociétés économiquement très polarisées sont des sociétés généralement instables et dangereuses.
Cela dit, même si aujourd’hui le revenu de base inconditionnel semble une solution inévitable à l’horizon de la disparition du travail, le chemin à parcourir reste encore long. Il ne serait pas surprenant que des modes de fonctionnement nouveaux et de rupture émergent sous la contrainte pour nous proposer de meilleurs moyens d’organiser nos sociétés sans recourir à cette solution.
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