Réponse au journal Le Monde : « La résistible ascension du transhumanisme »
Réponse au journal Le Monde, suite à son article : "La résistible ascension du transhumanisme"
Publié le 6 février 2019, par dans « Homme augmenté • Passages médias • transhumanisme »
Cet article est une réponse personnelle d’Alexandre, un des porte-paroles de l’association. Elle est également approuvée et soutenue par le groupe moteur de l’association.
Le journal Le Monde a récemment publié sur son site un article intitulé « La résistible ascension du transhumanisme ». Ayant de nombreux désaccords avec son contenu, je me permets de réagir.
Point Godwin immédiat
On commence fort avec le titre : « La résistible ascension du transhumanisme ». Une référence à la pièce de théâtre « La Résistible Ascension d’Arturo Ui », qui est une parabole de l’ascension au pouvoir d’Hitler. Autrement dit : la (supposée) « ascension » des idées transhumanistes serait comparable à la montée du nazisme… Rien que ça !
Si telle est la thèse de l’auteure, mieux vaudrait l’assumer franchement, pour que l’on puisse en discuter franchement. Mais faire ce genre d’allusion sarcastique à demi-mot, ce n’est pas une manière très saine d’entamer la discussion.
Le « grand projet transhumaniste »
Plus loin est cité le professeur Klaus-Gerd Giesen, qui affirme que les « discussions technocratiques » autour du transhumanisme masquent en réalité un « grand projet transhumaniste » visant à créer une nouvelle société d’individus augmentés.
La formulation est dangereusement vague et ambigüe. J’ai participé à trois colloques annuels de l’organisation transhumaniste mondiale « Humanity+ » (TransVision 2014, 2017 et 2018), réunissant des militants transhumanistes du monde entier. Le seul « grand projet » qu’il y ait, c’est celui de convaincre l’opinion publique d’être davantage favorable à certaines idées transhumanistes, par une argumentation raisonnée. Un projet que l’on pourrait presque qualifier de naïf et d’idéaliste, à l’époque de la désinformation de masse. En tout cas, on est très loin des fragrances de complot machiavélique qu’évoque l’expression « grand projet transhumaniste ».
Le transhumanisme, nouvelle idéologie dominante… vraiment ?
Klaus-Gerd Giesen poursuit en disant que le transhumanisme est à présent « l’idéologie dominante de la quatrième révolution industrielle ». C’est presque flatteur, mais pour le coup très erroné.
On parle souvent du transhumanisme comme s’il avait pignon sur rue. Or, en quoi consiste réellement le mouvement transhumaniste, aujourd’hui ?
Tout d’abord, il y a les militants transhumanistes (comme par exemple l’américain James Hughes, cité dans l’article). On en dénombre quelques centaines (tout au plus quelques milliers) dans le monde. Pour la nouvelle « idéologie dominante », c’est incroyablement peu. Une explication possible à cela, selon moi, est le fait que s’afficher ouvertement comme transhumaniste peut aujourd’hui avoir un « coût réputationnel » non-négligeable. Ainsi, plusieurs personnes nous ont déjà demandé d’effacer les traces de leur passage par l’association française transhumaniste, de peur que cela nuise à leur carrière ! On est ici très, très loin d’une idéologie qui aurait pignon sur rue. Par ailleurs, ces associations ne reçoivent quasiment aucun soutien financier, outre les cotisations annuelles de leurs adhérents.
En passant, parler d’entrisme au sein du mouvement écologiste pour Didier Coeurnelle, vice-président de l’AFT, est un non-sens. En effet, Didier Coeurnelle était déjà actif comme écologiste il y a 30 ans, soit 20 ans avant que l’association française transhumaniste n’apparaisse.
Il y a ensuite la fameuse « Singularity University », sur laquelle on raconte tout et n’importe quoi. De quoi s’agit-il, en fait ? Simplement d’une sorte de « business school » des nouvelles technologies, faites de séminaires tout à fait classiques, regroupés sous la forme de formations très brèves et très chères (et donc, concernant très peu de gens). Son objectif est simplement d’inciter de jeunes PDG à investir dans les nouvelles technologies, en arguant qu’il y a beaucoup d’argent à faire dans ces domaines (ce qui est sans doute vrai). Mais contrairement aux militants cités plus haut, ils ne cherchent pas à argumenter en faveur d’une vie beaucoup plus longue au sein du débat public, par exemple.
Il y a enfin de riches PDG de la Silicon Valley, dont certains assument leurs rêves transhumanistes. Mais s’ils investissent dans ces technologies, c’est avant tout pour des raisons économiques : comme dit plus haut, il y a « de l’argent à se faire » dans ces domaines. Quant à leur supposé lobbying politique : s’ils en font effectivement (pas à ma connaissance), c’est alors largement inefficace.
Combien de politiciens en faveur du transhumanisme ? Combien osent simplement dire qu’il pourrait éventuellement être souhaitable de vivre en bonne santé jusqu’à, disons, 160 ans (la forme la plus « soft » possible de transhumanisme) ? Très peu. Et certainement pas une majorité, ni même une « masse critique ». Tout simplement parce que le transhumanisme n’est pas « l’idéologie dominante ». Au contraire : l’idéologie dominante est très majoritairement bioconservatrice. Et dans ce contexte, s’afficher en faveur du transhumanisme serait politiquement très risqué.
Quand au candidat Zoltan Istvan, contrairement à ce qui est affirmé dans l’article, il était très loin de terminer à la cinquième place de l’élection présidentielle des États-Unis. Il n’a en fait recueilli que quelques voix dans de rares États.
Je suis donc d’accord avec cette phrase de l’article : « Le jeu politique n’est pas égal ». En effet : il favorise largement la diabolisation (facile et démagogique) du transhumanisme, et rend sa défense très laborieuse.
J’ajoute enfin que, dans les nombreux débats qui se tiennent en France sur le transhumanisme, les invités sont ultra-majoritairement critiques du transhumanisme. Très souvent, on se contente de faire débattre des gens « contre » avec des gens « très contre ». Pour une nouvelle « idéologie dominante », elle est très largement discréditée dans le débat public, et très mal implantée.
Transhumanisme social
On fait plus loin dire des choses à la branche « dite sociale et progressiste » du transhumanisme (ce qui inclut l’association française transhumaniste, ou encore l’Institute for Ethics and Emerging Technologies). On lui reproche de ne pas « remettre en question le modèle capitaliste contemporain ».
Tout d’abord, il est bien curieux de reprocher au transhumanisme de ne pas faire… ce que ne fait pas (aujourd’hui) la grande majorité de la sphère politique, ou de la presse quotidienne ! Mais cela est, de toute manière, très inexact. La « branche sociale » envisage avec intérêt la perspective d’une société post-travail (découlant d’une automatisation radicale des emplois), davantage égalitariste, avec un niveau de vie minimal garanti à tous. Elle promeut le transhumanisme parce qu’elle le juge positif en soi, pas comme un moyen de s’adapter aux « contraintes du marché » (qui, selon elle, seront de toute façon bouleversées par les progrès technologiques à venir).
Transhumanisme à la carte ?
Il est reproché aux transhumanistes de « fractionner le débat » pour « ne pas effrayer ses adversaires ». Pourtant, il faut bien « fractionner le débat » à un moment donné, si l’on ne veut pas s’en tenir à des réflexions vagues et globalisantes (qui facilitent la diabolisation et la caricature). D’autant plus qu’on peut très bien être, par exemple, pour l’allongement de la durée de vie, et contre l’augmentation cognitive (ou l’inverse). Le transhumanisme n’est pas un « package » : on peut très bien être transhumaniste « à la carte ». La plupart des transhumanistes le sont, d’ailleurs (et les désaccords internes sont nombreux).
Par ailleurs, poussons cet argument jusqu’au bout. Cela voudrait dire que l’on pourrait être favorable à chaque aspect du transhumanisme (pris individuellement), tout en étant globalement défavorable au transhumanisme ? Ce serait un positionnement extrêmement curieux. Je n’en connais aucun exemple, personnellement. Si on est « contre le transhumanisme », on devrait logiquement être contre au moins un de ses principaux aspects.
J’ajoute que les exemple choisis (rendre les humains plus petits, les rendre intolérants à la viande… relevés dans un seul ouvrage) sont bien cocasses, et très peu représentatifs des revendications principales des militants : allongement de la durée de vie en bonne santé, augmentation cognitive…
Le transhumanisme face au monde académique
L’article conclut en estimant que le monde académique (des sciences humaines) ne s’intéresse pas assez au transhumanisme.
Il cite, en particulier, le groupe d’étude du transhumanisme de l’Université Catholique de Lille. Cette université avait organisé, en 2018, un colloque international de 3 jours sur la problématique « éthique et transhumanisme ». Elle avait notamment invité le transhumaniste d’Oxford Anders Sandberg, ainsi que quelques représentants de l’association française transhumaniste, dont moi-même. La grande majorité des intervenants était bien sûr très critiques du transhumanisme, mais nous saluons l’ouverture d’esprit dont l’université a fait preuve à ce niveau (contrairement à de très nombreux débats sur le transhumanisme « sans transhumanistes »).
A cette conférence, j’ai constaté qu’il y avait des dizaines et des dizaines de jeunes doctorants en sciences humaines, dont le sujet de thèse portait sur le transhumanisme. C’est une très bonne chose ! Avec des collègues, nous nous étions retrouvés à faire la plaisanterie suivante : « Il y a davantage de gens qui font une thèse sur le transhumanisme que de transhumanistes ! ». Et, blague à part, il est assez probable que cela soit vrai.
Donc, un manque d’attention des sciences humaines par rapport au transhumanisme ? Très franchement, je ne trouve pas. Et je ne m’en plains pas.
Un autre compliment que l’on peut faire à l’Université Catholique de Lille, c’est le suivant : concernant le transhumanisme, elle a su dépasser l’étape du dégoût, de la diabolisation et de la peur, pour aller vers une étude plus rationnelle et dépassionnée de la question.
Ce débat rationnel et dépassionné, les transhumanistes y sont totalement ouverts, et ne demandent qu’à l’avoir. Mais il faut pour cela dépasser les « points Godwin », cesser de jouer sur les peurs faciles, éviter la caricature et la diabolisation… et se concentrer (la tête froide) sur la vraie question importante : le transhumanisme est-il souhaitable ? Ou plutôt : quelles formes de transhumanisme peuvent l’être ?
J’espère que le prochain article du journal Le Monde sur le transhumanisme sera davantage concentré sur cette question, et surtout, qu’il adoptera une approche recherchant l’objectivité et l’apaisement.
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