James Hughes : « La technopolitique ne se situe finalement pas au-delà du clivage gauche-droite »
Un article du directeur de l'IEET où il revient sur ses analyses socio-politiques d'il y a 15 ans.
Publié le 16 janvier 2021, par dans « Question sociale • Risques • transhumanisme • Transition Laborale »
L’article original est paru sur Medium le 6/12/2020 : James Hughes, « Technopolitics is Not Beyond Left and Right After All« .
Dans Citizen Cyborg, je faisais valoir que le paysage politique autour de la technopolitique allait bientôt refléter le paysage intellectuel compliqué des débats sur la bioéthique de l’ère Bush. Dans les années 2000, il y avait (et il y a toujours) des gens de droite et de gauche des deux côtés dans une myriade de débats sur la technologie. Je soutenais alors que si la politique du XXe siècle en Occident avait été façonnée par la lutte pour les valeurs des Lumières dans la sphère culturelle, et par les luttes sur l’axe économique, ces deux axes seraient bientôt rejoints par un troisième axe technopolitique. Cela allait dans le sens de futuristes comme FM-2030 qui ont prédit une politique « upwing » au-delà de la gauche et de la droite.
La vertu de ce graphe à deux axes est qu’il capture la plus grande partie de la complexité idéologique, et qu’il est fortement corrélé avec les dynamiques socio-économiques, raciales et de genre. En ce qui concerne la dimension culturelle, s’il existe des exemples de féministes religieuses ou de militaristes antiracistes, en général, si vous adoptez une position conservatrice sur les questions de race, de genre, de sexualité, de laïcité, de nationalisme ou de liberté individuelle, alors vous êtes probablement conservateur dans ces autres domaines, et vice versa. Sur le plan économique, les attitudes à l’égard de la fiscalité progressive, de la protection sociale, des syndicats et de la réglementation des entreprises ont tendance à être corrélées. Les progressistes économiques s’inscrivent dans la tradition des Lumières françaises, en privilégiant l’égalitarisme et la solidarité sociale par rapport au marché. Les conservateurs économiques préfèrent le marché et s’opposent aux impôts, à la réglementation et à la redistribution.
Le paysage politique occidental du XXe siècle (Hughes, 2004)
Dans les parlements européens, vous pouvez trouver des partis qui délimitent chacun de ces espaces idéologiques. Les libéraux européens, s’ils ne sont pas aussi extrêmes que les libertariens américains, se situent dans la partie inférieure droite. Les populistes de droite délimitent un espace anti-immigrés, chrétien blanc et socialement conservateur, tout en se distinguant souvent (au moins rhétoriquement) du fondamentalisme de marché pur et dur, comme avec les guerres commerciales de Trump. Comme l’éducation est le principal moteur et le corrélat du progressisme culturel, et que la richesse est le principal moteur du conservatisme économique, le paysage socio-économique est en tension entre les cols bleus à tendance populiste et les cols blancs culturellement progressistes, moins attachés à la redistribution et au bien-être social.
Aux États-Unis, comme nous avons des barrières à l’entrée pour les tiers partis et pas de représentation proportionnelle, nous avons un système bipartite qui se borne à l’angle social-démocrate et l’angle « nouvelle droite ». Pour que ces partis obtiennent des majorités électorales, ils font appel aux cols bleus et blancs avec des appels spécifiques à chaque classe. Les partis conservateurs s’adressent aux cols bleus sur les questions de « guerre des cultures » et aux cols blancs (ainsi qu’aux propriétaires de petites entreprises et aux riches) sur l’opposition aux impôts et à la réglementation. Les sociaux-démocrates font appel au libéralisme culturel des cols blancs, et aux cols bleus sur la base d’intérêts économiques.
Dans Citizen Cyborg, j’ai fait valoir que les questions d’augmentation humaine étaient un baromètre particulièrement sensible pour le nouvel axe technopolitique que je pensais voir émerger. Si cet axe était vraiment orthogonal ou semi-indépendant des deux autres axes, comme le laissaient entendre les débats intellectuels de l’époque, alors nous nous trouverions bientôt sur un terrain idéologique tridimensionnel, car ces questions devenaient plus importantes sur le plan politique.
Politique tridimensionnelle avec axe technopolitique.
Bien que ce cadre fonctionne encore pour positionner les intellectuels qui débattent d’une myriade de sujets, de la bioéthique aux OGM et à l’énergie nucléaire, la récession de 2008 a réaffirmé la centralité des inégalités et de l’austérité en politique. Les sociaux-démocrates, qui, pendant deux décennies, se sont orientés de plus en plus vers des électeurs cols blancs socialement libéraux mais moins pro-redistribution, ont connu une hémorragie d’électeurs cols bleus culturellement conservateurs vers la droite populiste. Les sociaux-démocrates avaient renoncé à la lutte des classes et aux programmes de protection sociale ambitieux pour être des gestionnaires technocratiques responsables du capitalisme. Les conservateurs ont dit aux cols bleus que pour les élites libérales, ils n’étaient qu’un « basket of deplorables« , et que le populisme de droite était la nouvelle représentation de la classe ouvrière.
Pendant ce temps, les débats scientifiques et technologiques continuaient à percoler, à s’accumuler comme des billes de Pachinko dans le paysage politique. La gauche a longtemps défendu la science plutôt que la foi dans l’éducation, comme dans le débat sur l’évolution de l’enseignement, et cela s’est poursuivi dans les débats sur l’efficacité de l’éducation sexuelle et le rôle de l’enseignement supérieur dans la société. La gauche a largement accepté la réalité et l’urgence de l’atténuation du changement climatique, tandis que la droite a adopté le négationnisme climatique (des lobbyistes des entreprises). La gauche a défendu la recherche sur les cellules souches embryonnaires, tandis que la droite l’a condamnée.
La nouvelle technopolitique s’est précisée avec la montée du populisme et du néofascisme de droite en 2016. La droite est devenue plus hostile aux élites instruites et à l’État régulateur qu’elles soutiennent et qu’elles dotent en personnel. Elle s’est retournée contre l’enseignement supérieur, l’empirisme et l’expertise, et a défendu les théories du complot et l’épistémologie émotionnelle du « c’est vrai parce que ça sonne vrai ». Lors des débats présidentiels de 2016, Hillary Clinton a déclamé « Je crois en la science », quand Trump menait une guerre contre la bureaucratie scientifique fédérale qu’il considérait comme faisant partie de l’infâme « État profond ».
Comme le note Pew dans son excellente étude sur la technopolitique, l’éducation et la richesse sont des prédicteurs de l’optimisme technologique à l’égard des technologies existantes, plus qu’à l’égard des technologies futures comme les implants cérébraux et l’amélioration génétique. Par exemple, les Américains ayant fait des études universitaires sont plus positifs que les Américains ayant fait des études secondaires envers « la chirurgie esthétique, la chirurgie laser des yeux, les injections cutanées ou labiales, les interventions dentaires pour améliorer son sourire, les implants capillaires et les opérations de vasectomie ou de ligature des trompes pour la contraception » (Pew, 2016). Mais les clivages de classe sur le techno optimisme concernant les technologies émergentes se creusent également, les ouvriers devenant plus pessimistes sur le fait que l’automatisation et le génie génétique puissent améliorer leur vie. Par exemple, en réfléchissant à leur propre emploi en 2016, 53 % des Américains ayant un diplôme universitaire pensaient que la technologie avait augmenté leurs possibilités de progression, contre seulement un tiers des Américains sans diplôme universitaire (Smith et Anderson, 2016). En 2018, 38 % des Américains ayant fait des études supérieures pensaient que l’automatisation avait aidé les travailleurs en général, alors que seulement 19 % de ceux qui n’avaient pas de diplôme universitaire pensaient cela (Graham 2018). L’enseignement universitaire et postuniversitaire, et ses corrélats de connaissances scientifiques et de religiosité, sont de puissants prédicteurs du soutien à l’utilisation des thérapies géniques (Pew, 2018) et des interfaces cerveau-ordinateur (Sample et al, 2019).
La technopolitique a été absorbée par les guerres de la culture
Aujourd’hui, je pense que mon ancien modèle de politique tridimensionnelle a été dépassé ou surdéterminé par la dynamique socio-économique et partisane à deux dimensions. Alors qu’en théorie, l’idéologie et la mobilisation politiques pouvaient prendre de nombreuses formes différentes, en pratique, les valeurs des Lumières de l’empirisme scientifique et du techno-optimisme sont étroitement liées à la dimension culturelle de la politique et à la stratification éducative sous-jacente de la société. Les travailleurs plus aisés et plus instruits sont plus optimistes quant aux bénéfices qu’ils pourront tirer de la science et de la technologie, et font davantage confiance à l’empirisme, aux éducateurs, aux scientifiques et à l’État régulateur.
Ces dynamiques se sont manifestées de manière désolante au cours de cet épisode Covid, en particulier aux États-Unis. L’idée que le confinement et le port du masque sont nécessaires est désormais très partisane, et des personnes ont même été attaquées et tuées pour des questions de port du masque,. Les libéraux sont les seuls à penser que les élections sont justes et valables si tous les votes ont été comptés, et si tout le monde, des juges républicains aux experts en cybersécurité en passant par les fonctionnaires de l’État, a donné son accord, alors que [de très nombreux (NDLR)] conservateurs rejettent cette idée.
Comment unir la classe ouvrière malgré la division par les diplômes.
J’écrirai plus en détail ultérieurement sur l’accumulation des recherches montrant que l’avis sur la science et la technologie est de plus en plus partisan. Mais la société Navigator Research vient de publier les résultats d’un sondage qu’elle a réalisé auprès des Américains avant les élections américaines, et sa grille d’analyse est plus ou moins la même que celle que j’ai utilisée. Ils ont interrogé les électeurs sur cinq questions économiques et cinq questions culturelles pour savoir où ils se situaient sur l’axe économique et culturel.
Ensuite, Navigator a divisé l’électorat en quatre quadrants et a examiné les tendances partisanes de chaque quadrant. (Les axes ici sont inversés par rapport à ceux que j’utilise ci-dessus.) Les progressistes en bas à gauche ici sont la majorité de l’électorat américain (46%). Ces électeurs plus jeunes, mieux éduqués, plus diversifiés et antiracistes, plus en faveur de la redistribution, ont été la clé de la victoire de Joe Biden. Les conservateurs, en revanche, bien qu’unis par des orientations culturelles conservatrices, sont divisés sur l’économie. Un tiers de ces électeurs culturellement conservateurs, en gros les moins riches, sont plus proches des démocrates sur des questions comme la défense de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie, et sur l’hostilité à l’influence des entreprises et des élites en politique.
Entre-temps, le fort impact de l’enseignement universitaire sur les préférences partisanes s’est encore accentué en 2020, les hommes blancs ayant fait des études universitaires évoluant davantage vers les tendances pro Démocrates que les femmes blanches ayant fait des études universitaires, tandis que les blancs n’ayant pas fait d’études universitaires restent fortement républicains.
Depuis les années 1990, des politologues progressistes comme Ruy Teixeira ont fait valoir qu’à mesure que les États-Unis devenaient plus multiculturels, que l’éducation se répandait et que les Millenials et la génération X, plus progressistes, remplaçaient les générations précédentes, la démographie permettrait l’émergence d’une nouvelle majorité progressiste. Malheureusement, entre la structure du Sénat américain et du Collège électoral, qui donne une influence disproportionnée aux électeurs ruraux conservateurs, et le découpage des districts favorisant les républicains, le bloc progressiste devrait atteindre au moins 60 % de la population pour pouvoir l’emporter.
Le nœud du problème actuel pour réaliser un bloc progressiste dans la politique occidentale en général, et pour les Démocrates américains en particulier, est de savoir s’ils peuvent ramener les cols bleus conservateurs au bercail pour obtenir cette majorité et comment. (Comment « unifier la classe ouvrière ».) Cette élection a jeté le doute sur le récit optimiste selon lequel la démographie seule permettrait d’obtenir une majorité démocrate. À la surprise générale, bien qu’il soit le président le plus ouvertement suprémaciste blanc depuis Andrew Jackson, Trump a obtenu un soutien accru des hommes non blancs, des conservateurs religieux non blancs et des propriétaires de petites entreprises. Il s’avère que la masculinité toxique, l’opposition à l’immigration et le néofascisme peuvent également être « intersectionnels ».
Faire des compromis sur les engagements envers le féminisme, l’antiracisme, les droits des immigrants et la laïcité afin de faire appel aux cols bleus conservateurs diviserait le bloc progressiste. Mais les sociaux-démocrates sont également réticents à se déplacer vers la gauche sur le plan économique pour tenter de reconquérir les cols bleus, entre leur dépendance à l’égard de donateurs du monde de l’entreprise pour le financement des campagnes électorales, et la crainte que la lutte des classes ne leur aliène les libéraux aisés. Même lorsque les partis sociaux-démocrates ont tenté de se tourner vers la gauche sur le plan économique, comme le parti travailliste britannique de Jeremy Corbyn, les cols bleus conservateurs sont généralement restés dans le populisme de droite.
Un scénario de réconciliation entre les cols blancs progressistes et les cols bleus conservateurs est simplement que les conditions matérielles deviennent si terribles que les cols blancs libéraux accusent le coup et évoluent vers la gauche économiquement, tandis que les cols bleus conservateurs abandonnent les fausses promesses du populisme économique de droite. Les enseignants, les infirmières et les autres professions de cols blancs sont déjà radicalisés par l’austérité et l’automatisation, tandis que les cols bleus découvrent que les promesses de croissance de l’emploi issues du protectionnisme ou de la déréglementation étaient des mensonges. Si la Maison Blanche de Biden ne sera pas en mesure de faire avancer un nouveau New Deal, pour des raisons internes et externes, la crise économique post-Covid dans d’autres pays pourrait raviver le soutien majoritaire aux partis et politiques sociaux-démocrates.
Où va la technopolitique ?
Comme la technopolitique est de plus en plus définie par ce paysage partisan, le soutien aux technologies émergentes sera de plus en plus central dans un monde post-Covid. Le Covid a attiré l’attention du monde entier sur les progrès biomédicaux, les voies des essais cliniques pour prouver l’efficacité et la sécurité, et l’importance de l’accès universel aux thérapies. Le Covid a injecté des profits dans des entreprises de la Big Tech qui ont permis aux salariés de travailler et de consommer à domicile, tout en mettant en évidence le pouvoir et l’importance des « travailleurs essentiels » sous-payés et non organisés. Les consommateurs de la classe moyenne, de la Chine à l’Europe, dépendent encore plus du commerce en ligne, tandis que les ouvriers sont confrontés à des licenciements, à l’automatisation et à l’externalisation.
Un cadre technoprogressiste qui lie le techno-optimisme à l’égalitarisme peut faire partie de cette nouvelle renaissance sociale-démocrate du 21e siècle. Nous avons besoin de grands projets sociaux qui puissent unir les cols bleus conservateurs qui se sont éloignés et le bloc progressiste. L’accès universel aux soins de santé en général, et l’accès aux thérapies de longue durée en particulier, est un exemple d’une telle revendication. Alors que les électeurs aisés et éduqués peuvent être enthousiastes à l’égard des médicaments anti-vieillissement, certains qu’ils finiront par les obtenir, les cols bleus doivent être convaincus que ces thérapies ne seront pas réservées aux riches. L’automatisation continuera à inspirer la suspicion et l’hostilité envers les robots et l’intelligence artificielle, à moins qu’ils ne soient combinés à des plans de redistribution et de revenu universel comme l’a démontré Andrew Yang cette année.
C’est le moment pour une intervention des technoprogressistes. Montrer que les technologies émergentes peuvent compléter et faire progresser la démocratie et l’égalité est essentiel pour lutter contre le néofascisme et pour reconstruire une majorité progressiste.
Traduit de l’anglais par :
Julien Varlin
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