Henri Laborit, penseur de l'humain en transition

Henri Laborit, prix Albert-Lasker (1957) et professeur anticonformiste au sein de Paris-VIII de 1969 à 1974, fut par conséquent l'un des premiers intellectuels à formuler une pensée proto-transhumaniste claire et originale.

Publié le 20 décembre 2015, par dans « transhumanisme »

On entend souvent que le transhumanisme a été importé en France à partir de la Californie où il a émergé dans les années 1980, avatar contemporain de la « soft power » américaine et allant de pair avec l’adoption mondiale de produits comme ceux d’Apple ou Google. C’est nier la complexité des échanges culturels, académiques et scientifiques de la seconde partie du XXème siècle, et surtout l’existence en Europe d’un terreau philosophique favorable. Le positivisme du français Auguste Comte, le cosmisme du russe Nicolai Fedorov, furent autant de formulations d’une foi dans le progrès technique qui marque profondément nos sociétés industrielles. Aujourd’hui et pour l’anecdote, il existe d’ailleurs en France et en Russie des courants transhumanistes relativement structurés.

Il fallait néanmoins un saut conceptuel considérable pour actualiser cette foi en la reportant sur l’humain et son évolution, pour penser le rapport à venir de l’humain et des biotechnologies. Il fallait être à l’avant-garde de la recherche balbutiante sur le cerveau, en contact avec l’ébullition académique américaine des années 1950-60 (von Neumann, Wiener), et aussi, pourquoi pas, se réclamer à la fois d’un certain christianisme des origines et de l’enthousiasme révolutionnaire de 1968. Henri Laborit, prix Albert-Lasker (1957) et professeur anticonformiste au sein de Paris-VIII de 1969 à 1974, fut par conséquent l’un des premiers intellectuels à formuler une pensée proto-transhumaniste claire et originale, sensiblement à la même époque que le fameux Man Into Superman de Ettinger – et pourtant de manière bien différente.

Personnage à part dans le paysage français des idées de la seconde partie du XXème siècle, Laborit passa de la chirurgie militaire – et notamment du traitement de la douleur – à la recherche en neurobiologie, en menant des expérimentations en dehors de tout cadre public ou privé (ce qui est assez rare pour être souligné), grâce aux revenus des brevets déposés par lui et ses collègues. En marge de l’académie et très critique vis-à-vis de la société de consommation de produits manufacturés, il fut autant médiatisé dans les années 1970 et 1980 (si l’on pense au film Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais, où il expose certaines de ses idées) qu’il est absent des débats aujourd’hui.

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Sa philosophie originale se fonde sur la prise en compte de l’importance quasi vitale de la connaissance. La recherche de la structure et de l' »harmonie » de l’univers menant d’ailleurs efficacement à sa maîtrise, facilitant la survie du genre humain, survie qui est en dernier lieu l’unique finalité de toute structure vivante. Ces idées forment la base de Biologie et Structure (1968) qui est à mon sens le recueil le plus transhumaniste d’Henri Laborit : « Notre devoir d’homme est, partout et en tous lieux, de lutter contre l’entropie, contre la douleur et la mort, en sachant bien que s’attacher à des structures existantes, c’est justement faire le jeu de la souffrance et de la mort. Notre devoir d’homme est simple au fond, il consiste à oublier notre force, pour utiliser notre imagination. » On trouve dans cet essai des relents de cosmisme : « L’énergie qui nous est dispensée par la lumière solaire, à travers la photosynthèse, servira surtout à prendre connaissance et possession de notre univers, permettant à l’humanité de survivre en se transformant ».

L’auteur y anticipe, faisant écho à son évolution professionnelle, le remplacement de la médecine « réparatrice » par la science du vivant : « La biologie future a bien des chances de n’être pas thérapeutique mais transformatrice. La biologie, par la connaissance toujours plus intime des processus vivants, de l’atome au comportement, a bien des chances de déboucher, non sur des thérapeutiques devenues inutiles parce que la prophylaxie a été efficace, mais sur une transformation de l’homme par l’homme. » Il évoque également l’utérus artificiel, sans préjugés : « Il est plus simple de penser que l’homme de demain se reproduira ex utero et que les parents iront chaque jour à la clinique de reproduction voir grandir en bocal le foetus auquel leurs gamètes auront donné naissance. J’en vois certains sourire, et pourtant… » – quelle que soit la technique, Laborit essaie de garder une attitude scientifique débarrassée de ce qu’il appelle les “jugements de valeur”. Nature et artifice n’ont pas chez Laborit de frontières précises, l’important est selon le biologiste de permettre à l’être humain de garder la maîtrise de son environnement [1].

Inventeur de l’un des premiers neuroleptiques, il pense à l’utilisation sociale transformative de ces derniers : « (…) et [cette maîtrise de l’environnement] n’est possible qu’en faisant de la majorité des hommes des animaux cultivés dans le sens de la culture relativiste que nous avons précédemment envisagée. Et c’est cela que, par le truchement de la pharmacologie, l’homme de demain serait peut-être à même d’obtenir d’un plus grand nombre d’hommes, en développant les facultés d’attention, d’imagination, de créativité, en contrôlant les formes d’activité paléocéphaliques les plus élémentaires ».

Technophile et progressiste, mais aussi écologiste (dans le sens premier du terme), il se méfie de la recherche du bien-être pour le bien-être, vu à tort comme le « couronnement de la civilisation ». Mais il insiste sur l’importance du progrès technique, préliminaire obligatoire : « cet homme nouveau (…), c’est le milieu transformé par les machines qui l’aura fait naître. Nul besoin, je pense, de précipiter une révolution culturelle qui toucherait des hommes insuffisamment préparés du fait de l’inadaptation du milieu. Il est plus important de précipiter l’évolution technique, mais il est grave de voir dans cette évolution technique un but de satisfaction digestive généralisée. »

Ces mots ne peuvent pas ne pas nous interpeller, nous qui sommes, en 2015, en plein dans ce « milieu transformé par les machines ». Ils nous rappellent aussi que nous ne sommes pas au bout du chemin, et que seuls les outils adaptés nous permettront d’imaginer un affranchissement complet. Il n’y aura pas de révolution des idées sans révolution technique.

Même s’il ne s’est pas directement intéressé aux ordinateurs, Laborit mettait en avant une conception de l’humain que l’on retrouve chez les émulationnistes :
 « La vraie famille de l’Homme, ce sont ses idées, et la matière et l’énergie qui leur servent de support et les transportent, ce sont les systèmes nerveux de tous les hommes qui, à travers les âges se trouveront « informés » par elles. Alors, notre chair peut bien mourir, l’information demeure, véhiculée par la chair de ceux qui l’ont accueillie et la transmettent en l’enrichissant, de génération en génération. » [2]

Henri Laborit est un étonnant médecin-philosophe (biohacker [3] à ses heures) qui a pu marquer, en son temps, les débats de la société française aux prises avec la modernisation. Sous de nombreux aspects, ses prédictions ont été confirmées. Le relire aujourd’hui permet de mettre à jour les racines d’un techno-optimisme révolutionnaire, aujourd’hui porté par la jeunesse de la Silicon Valley, héritière de l’esprit expérimentateur de Haight-Ashbury, mais qu’il ne tient qu’à nous de ranimer, enfoui qu’il est quelque part sous le bitume ayant remplacé les pavés des rues de Paris.

 

EMG

 

Notes

[1] Henri Laborit, L’Homme et la Ville, Flammarion 1999

[2] On pourrait objecter que les idées humaines ont également comme support des objets matériels (livres, architectures, objets manufacturés).

[3] Détail de ses expérimentations détaillées dans cette entrevue donnée à Radio Libertaire en 1985.

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