L’art d’émuler les mouches
Mind uploading : une avancée remarquable relancera-t-elle l’intérêt du grand public ?
Publié le 12 juillet 2023, par dans « Immortalité ? • transhumanisme »
Il y a plus de dix ans, au début des années 2010, Ray Kurzweil faisait la une du Times et Sebastian Seung sortait un livre de vulgarisation scientifique sur le connectome : l’idée du téléchargement de l’esprit (mind uploading en anglais, ou, selon une formulation plus scientifiquement exacte, whole brain emulation, soit émulation de cerveau entier) sortait des cercles obscurs de la hard SF et gagnait une partie conséquente du grand public. Le film Transcendance (2014), avec Johnny Depp, symbolisa l’apogée de cette mode, qui se basait à l’époque sur des hypothèses encore fragiles. A l’AFT, on publiait un article aux tonalités lyriques dans une perspective longévitiste.
Pour rappel : l’émulation de cerveau ne doit pas être confondue avec la simulation que l’on peut voir dans Matrix (1999), film dans lequel des cerveaux humains en chair et en os (si l’on peut dire) sont branchés sur une sorte de métavers englobant. Dans une émulation, le métavers peut être présent, mais le réseau de neurones est constitué de neurones virtuels, donc de purs algorithmes (à la rigueur, un cerveau émulé connecté à un corps robotique pourrait même évoluer dans le monde réel).
Kurzweil comme Seung avançaient que la connaissance du connectome (c’est-à-dire de la cartographie des connexions d’un cerveau animal donné) pouvait rapidement aboutir à la création d’êtres virtuels émulés au fonctionnement identique à celui de leurs modèles (y compris du point de vue de la conscience phénoménale, pour le cas des humains notamment).
Vu de l’extérieur, l’engouement pour le mind uploading semble avoir connu un fléchissement notable dans les années qui ont suivi cette première exposition médiatique. Dès 2013, des critiques ont assailli le Human Brain Project, financé par l’UE et censé livrer un modèle de cerveau humain complet en 2023 (spoiler : c’était un peu optimiste).
En 2018, la startup Nectome de Robert McIntyre subit une bronca médiatique après sa proposition de vitrifier des cerveaux humains (de volontaires en fin de vie) dans la perspective de les émuler. Sam Altman, PD-G d’OpenAI, fut l’un des souscripteurs. “Les riches ne sont vraiment pas comme nous” se moquait Mashable. Dans l’ensemble, l’affaire fut traitée sous l’angle de l’arnaque criminelle (“payer pour se faire tuer”).
Un effort international massif
Au-delà de la réponse à la fameuse question “l’émulation de mon cerveau est-elle vraiment moi ?”, notamment traitée par le YouTubeur Mr Phi, le problème de la faisabilité de cette technologie a constitué l’argument-massue des sceptiques pendant plusieurs années. Trop difficile, trop gourmande de données impossibles à extraire… l’émulation semblait inatteignable. Au fond, comment déduire l’activité d’un cerveau à partir de la carte de ses connexions ? N’y a-t-il pas de nombreux éléments cruciaux qui échappent à ces modèles et scans sommaires : l’ADN, les cellules gliales, l’état interne des axones… ? La feuille de route de l’ECE d’Anders Sandberg (Oxford, 2008) listait déjà ces incertitudes qui rendaient toute prévision hasardeuse.
Mais loin des effets d’annonce et des projections singularitaristes, la recherche continuait inexorablement, quoique de manière assez ingrate et lente. Et fin 2022, en même temps que le lancement de ChatGPT, et neuf ans après son TED au million de vues, Sebastian Seung annonçait une étape cruciale : la finalisation de la cartographie du cerveau de la mouche drosophile (Drosophila melanogaster). Quelques mois plus tard, en février 2023, une équipe internationale (Corée, USA, Royaume-Uni) utilisait cette carte et un modèle maison pour tester des hypothèses de fonctionnement. Sur deux circuits bien connus du comportement de la drosophile, le modèle a prédit correctement 91% du cheminement des décharges neuronales, depuis les entrées (input) jusqu’aux sorties (output) :
“Dans ce modèle simple et lacunaire de type fire-and-integrate, nous traitons chaque neurone comme un neurone à impulsions, ignorons la morphologie des neurones, ainsi que les différentes dynamiques des récepteurs de neurotransmetteurs (…). En outre, le modèle ne tient pas compte de la possibilité de jonctions ouvertes, de neurones sans décharge, de l’état interne ou des neuropeptides à longue portée, et suppose que le taux de décharge de base de chaque neurone est de 0. (…) Malgré ces limitations, le modèle fonctionne remarquablement bien pour les cas d’utilisation démontrés. Sur les 164 prédictions que nous avons pu tester empiriquement, 91% étaient cohérentes avec nos résultats empiriques.
(…) Nous montrons ici que, au niveau de complexité intermédiaire qu’offre le système nerveux de la drosophile, un modèle informatique simple peut décrire de manière fiable des transformations sensorimotrices entières, de l’entrée sensorielle à la sortie descendante ou motrice.”
Concrètement, en titillant virtuellement les récepteurs du sucre dans le cerveau artificiel de cette mouche (habituée des cuisines en été), les neurones moteurs responsables du comportement “étirer la trompe” étaient activés. Cela n’est pas anodin, car il s’agit d’un comportement complexe impliquant tout le cerveau. De même pour le mécanisme de frottement des antennes. Il s’agit donc d’un résultat important et positif pour l’émulationnisme.
Optogénétique et cerveaux-flocons
Comment les scientifiques ont-ils pu “tester expérimentalement” ces hypothèses déduites du modèle ? Grâce à une branche récente des neurosciences, l’optogénétique développée notamment par le chercheur transhumaniste Ed Boyden : chez des mouches génétiquement modifiées, il est possible depuis une dizaine d’années d’activer (par une stimulation lumineuse) les neurones individuellement. L’optogénétique est bien sûr compliquée à étendre à l’humain, mais l’important est d’avoir récupéré ces données chez la mouche pour tester ensuite différents modèles informatiques et en déduire des règles globales applicables à tous les animaux : en effet, l’évolution n’a pas réinventé la roue pour chaque nouvelle espèce, et de nombreux fonctionnements de base sont conservés des insectes aux humains. Par exemple, l’un des enseignements du connectome de la mouche drosophile est que la morphologie de la connexion (plus ou moins forte) a un lien direct avec la fréquence à laquelle elle est utilisée.
Une seconde équipe a étudié la variabilité entre cerveaux d’une même espèce : la crainte était en effet que chaque cerveau soit comme un “flocon de neige”, d’une structure globalement similaire mais concrètement unique au terme de sa croissance, ce qui rendrait compliquée toute tentative de généralisation. Les résultats, basés sur la comparaison entre deux cerveaux de drosophile scannés (projets FlyWire et Hemibrain) plaident en faveur d’une grande similarité des modèles, chez la mouche du moins. Encore une fois, cette conservation des caractères entre plusieurs cerveaux facilitera la mise au point de modèles prédictifs performants et l’établissement de règles robustes.
IA et ECE
En résumé, pendant ces dix ans d’”hiver de l’émulation”, les patients neuro-cartographes ont continué leur long travail de comparaison entre cerveaux réels et virtuels, et les premiers résultats sont encourageants.
Il faut souligner ici le caractère massivement international de l’effort scientifique déployé autour de ces projets, dont l’utilité fait depuis quinze ans consensus, comme la construction de télescopes pour la communauté des astronomes. Ces “télescopes du cerveau” commencent à livrer de précieux enseignements, et il est difficile de dire où nous mèneront ces recherches. Il est probable que, concernant les réseaux de neurones, si tout se joue au niveau du traitement de l’information comme le pensent une majorité de neuroscientifiques, les cerveaux originaux et émulés produiront exactement la même chose : réflexions, pensées, mouvements et expériences conscientes… de la même manière qu’une Megadrive émulée sur un PC produit les mêmes jeux vidéo.
Enfin, la conjonction avec l’arrivée de modèles d’IA ultra puissants réserve d’autres coups d’accélérateur au domaine.
Au-delà de la possibilité de transférer nos consciences sur des supports plus stables permettant un contrôle accru de l’humanité sur son propre “code”, les cerveaux sur puce promettent de tester plus facilement certains traitements pour résoudre une multitude de pathologies mentales.
Il importe donc de suivre et de soutenir activement ces recherches.
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