Les leçons de l’histoire. Ethique et technologie. Faire face aux dérives.
Une réflexion éthique, philosophique et historique face aux dangers du transhumanisme et des technologies. Comment éviter les dérives ?
Publié le 3 août 2013, par dans « Question sociale • Risques • transhumanisme »
Un problème ancien face à une situation nouvelle
L’un des principaux centre d’intérêt du transhumanisme concerne l’augmentation de l’humain ; rien de nouveau là dedans. En effet, le rêve de transcendance habite l’imaginaire humain depuis ses origines. De la pensée magique à l’ère scientifique il a pris de nombreuses formes mais ne nous a jamais vraiment quitté. Ce qui change avec l’époque actuelle — et donc avec le transhumanisme — c’est que l’homme a peut-être pour la première fois le moyen de tenter de mettre son rêve en pratique. L’idée d’une transcendance humaine quitte le domaine du mythe prométhéen pour accéder au réel comme voici un siècle le vol quittait le mythe d’Icare pour accéder au réel. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas simplement d’un moyen de transport nous ouvrant de nouvelles possibilités, mais d’un bouleversement bien plus profond puisqu’il touche à la définition même de ce que nous sommes, de notre humanité. Les choix que nous ferons aujourd’hui influeront donc fortement la posthumanité naissante et marqueront de leur empreinte les sociétés qui en émergeront.
Et la première démarche, en avançant vers l’inconnu, c’est d’identifier les pièges qui peuvent s’ouvrir sous nos pas. En ce sens, tirer les leçons de l’histoire peut être salutaire. Car comme je l’ai dit : cette idée d’une transformation de l’humain n’est pas neuve, et elle a donné son lot de dérives, notamment au XXe siècle. Autant éviter de tomber dans les mêmes chausse-trappes. De même, un autre piège à éviter, c’est le pendant de l’excès de pessimisme : l’excès d’optimisme, et là aussi, les exemples existent.
La notion du temps
L’un des grands risques, lorsqu’un fait radicalement nouveau de transformation de la société — et potentiellement de l’homme — se fait jour, c’est la volonté d’immédiateté qui habite les contemporains de l’événement, désir d’autant plus fort quand les oracles annoncent un avenir radieux. De plus, la patience n’est pas le point fort de nos sociétés ni même de notre espèce, surtout face à l’eldorado du moment. Une telle course risque fort de nous faire oublier l’essentiel : l’humain. Personnellement, je vois le transhumanisme comme un nouvel humanisme, qui adhère au progrès scientifique pour lui donner un sens en libérant l’homme de la servitude biologique pour l’amener vers un état plus libre. Une telle chose doit se faire en gardant à l’esprit deux choses : liberté et égalité. Liberté de suivre ou non le mouvement et égalité de ceux l’ayant suivi face à ceux l’ayant refusé.
La liberté de refuser la transcendance transhumaine
Lorsque l’époque viendra où l’homme pourra s’améliorer, tout devra se faire par le volontariat afin d’éviter une marche forcée vers l’homme nouveau, comme les bolcheviques l’imposèrent dans leur régime dictatorial censé forger un homme libéré des chaînes du passé, en dépit de l’adhésion ou non du public à leur vision. In fine, pleins de bonne volonté (mais l’Enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?) ils enfermèrent l’homme dans une idée du progrès qui tua tout avenir et à terme tout épanouissement social et technologique en oubliant l’essentiel : le bien être de l’homme doit rester au centre. Une vision technocratique de gens informés décidant pour le grand nombre porte en elle les germes d’une dérive incontrôlée vers une dystopie telle que la dénonce Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.
De même que nous acceptons de donner aujourd’hui une place à des communautés telles que celle des Amish refusant le progrès technologique récent, nos sociétés devront à l’avenir laisser ceux refusant les améliorations transhumaines rester tels qu’ils sont sans être ostracisés ni martyrisés. Nous devrons garder à l’esprit qu’un humain “augmenté” n’est pas plus humain qu’un humain “non augmenté” ; ni moins d’ailleurs ; car nous risquons au final une société ségrégationniste dans un sens ou dans l’autre — voir en cela l’excellent film Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol décrivant une société où la sélection des embryons (nous sommes encore loin de l’homme augmenté) peut donner à une ségrégation des gens conçus “à l’ancienne”. Même si ce n’est que de la science-fiction, ça reste une bonne réflexion sur une dérive possible, un piège à éviter.
Le réflexe eugéniste
Autre souci, l’eugénisme, ce mot maudit depuis qu’au milieu du XXe siècle, le nazisme en a marqué le sens du sceau de l’infamie, en le rendant synonyme de ségrégation des populations et d’extermination de ceux ne répondant pas aux critères arbitraires de sélection des individus, de gestion matérialiste et inhumaine des populations et des individus. C’est malheureusement un risque qui ne peut pas être occulté. Surtout que le réflexe eugéniste est inévitable.
En effet, comment justifier auprès de parents, que leur enfant peut ne pas avoir la maladie génétique familiale grâce à une sélection des embryons, mais qu’on leur interdit cette opportunité ? C’est impossible. Et le phénomène est d’ailleurs déjà à l’œuvre. Par exemple, en Sardaigne comme à Chypres, un programme de dépistage de la thalassémie chez l’embryon et d’interruption de la grossesse s’il en est porteur a été mis en place. De même, une loi de 1995 en Chine prévoit la possibilité d’une IVG en cas de détection d’un handicap futur chez l’embryon[1] (N.D.E : lien introuvable). En France, la loi Bioéthique révisée en juillet 2011 prévoit dans son Titre IV[2] qu’une interruption volontaire de grossesse puisse s’appliquer pour raisons médicales sans que cela n’ait provoqué de polémique ou de débat de société majeur. Ainsi, 96% des embryons diagnostiqués comme souffrant de trisomie 21 seraient avortés[3], et les associations dénonçant là une démarche eugéniste ne rencontrèrent que peu d’écho dans les médias et la population.
D’un point de vue plus intuitif, je vois la montée de ce néo-eugénisme post-humain en trois temps :
- Dans un premier temps, comme c’est déjà le cas, nous avons un eugénisme curatif censé supprimer du corpus humain des gènes néfastes ou des anomalies cause de maladies génétiques telles thalassémie, trisomie, hémophilie…
- Une fois ces maladies vaincues, il fait peu de doute que l’opinion publique aura glissé quant à son rapport à l’eugénisme génétique et à la manipulation des embryons. Le climax éthique sera atteint car désormais une logique de modification concurrentielle du génome sera probablement devenue une réalité. Voire des modifications esthétiques ou effets de mode.
La manière dont le débat s’orientera déterminera la manière dont ces modifications seront perçues et vécues. Une politique de l’autruche promouvant une d’interdiction étant la pire des solutions. La prohibition n’a pas empêché l’Amérique de boire[4] (N.D.E : lien indisponible) mais par contre, en rendant la consommation d’alcool clandestine a favorisé débordements et criminalité. Il en serait de même, très probablement, avec une prohibition des améliorations humaines.
La recherche du consensus suite à un débat éthique public peut amener une solution meilleure : rendre ces techniques accessibles à tous tout en garantissant qu’elles ne donnent pas d’abus nocifs massifs en sanctionnant ceux-ci via un corpus législatif clair.
Et la dernière, troisième étape :
La troisième étape tient plus de la conviction personnelle. Si nous réussissons à franchir la seconde en nous dotant d’une éthique renouvelée, elle nous permettra d’appréhender la modification de l’homme sans la violence de l’eugénisme du XXe siècle mais dans un cadre réglementaire clair et cohérent. Nous aurons alors la liberté de laisser libre cours à notre créativité pour nous réinventer et nous sublimer sans pour autant perdre notre humanité.
En guise de conclusion
Car in fine, il s’agit de ne tomber dans aucun des deux excès d’une technologie nouvelle et impactante : le néo-luddisme qui refuse de fait cette technologie en ne se concentrant que sur ses dangers. Le techno-optimisme qui ignore les dangers dans une fuite en avant en se privant de la capacité d’anticipation. Car toute technologie est neutre par essence, c’est ce que nous humains en faisons qui la rend néfaste. Il ne faut pas se leurrer, les docteurs Frankenstein pratiquant une science sans conscience existeront toujours, la militarisation d’une technologie aussi, ainsi que l’instrumentalisation qui sur les sujets tels que l’augmentation de l’homme s’apparentent à une marchandisation du corps. Se détourner du problème ne le fera pas disparaître mais nous ôtera toute possibilité de contrôle.
Réfléchir aux dérives possibles afin de développer de bonnes contre-mesure et aussi orienter le progrès vers le bien commun. Rester lucide et garder un esprit critique. Voilà ce qui nous donnera de quoi doter la société post-humaine des outils nécessaires pour qu’elle demeure un endroit où il fait bon vivre.
Auteur :
Cyril Gazengel, (N.D.E : article originalement paru dans « Mesacosan.com ». Lien vers l’article indisponible en 2021)
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