Les militaires européens et le « soldat augmenté »

Plusieurs avis ont émané depuis un an de la part d'institutions militaires européennes sur le soldat augmenté. Quelles tendances s'en dégage-t-il ?

Publié le 30 octobre 2021, par dans « Homme augmenté »

En décembre 2020, le ministère français des armées, par la voie de sa ministre Mme Florence Parly, a fait connaître ses positions sur les perspectives de « soldat augmenté ». Il s’agissait de publier les résultats des travaux d’une année du COMEDEF [1], le comité d’éthique dont s’est doté le ministère.

Parallèlement, un bureau d’étude du ministère britannique de la défense, le Development, Concepts and Doctrine Centre (DCDC), en association avec un organisme allemand équivalent, le Bureau pour la Planification de la Défense de la Bundeswehr, menaient un travail similaire. Leur rapport a été publié en mai 2021 [2].

Après une présentation résumée de ces rapports, utilisant un maximum de citations directes (des traductions pour le rapport du DCDC), je vais m’efforcer de comparer ces deux approches, de noter les points de rapprochement et les divergences.

D’autre part, durant cette période, j’ai également obtenu un entretien avec deux responsables de l’armée française, l’un de la formation des officiers supérieurs et l’autre de la recherche prospective en matière de soldat augmenté. Leur avis, qui n’est pas toujours exactement celui du ministère, éclaire d’un autre jour ces positions respectives.

Le rapport de la COMEDEF

Dans son rapport de décembre 2020, le Comité d’Éthique de la Défense émettait tout un ensemble d’avis que nous avons analysés et commentés [3].

Il faut noter qu’il s’agit là des résultats d’une année entière de travail de la part d’une instance dont les fondements sont autant politiques que militaires.

    Dans la perspective de la présente comparaison, je retiens notamment les points suivants de ce rapport :

Considération positives :

  • Le Comité français considère qu’il est impératif de ne pas inhiber la recherche sur le soldat augmenté.
  • Pour lui, le principe du recours à des augmentations n’est nullement contraire aux valeurs fondatrices des armées, dès lors que ce recours est encadré.
  • Il envisage sans ambages la possibilité que des actes de soins conçus comme une « réparation » se traduisent par une « amélioration ou valorisation ».
  • La mise au point et le recours à une augmentation doivent bénéficier de l’accompagnement continu des services de santé de l’armée.
  • Il se préoccupe de la nécessité de prévoir et de permettre le retour des soldats dans de bonnes conditions à la vie civile.
  • Il veut veiller à ce qu’une augmentation ne soit pas une source d’exclusion au sein d’un groupe.
  • Seront nécessaires l’information et le suivi des personnes « améliorées ».
  • Les vaccins et les anti-paludéens préventifs appartiennent au domaine de la « valorisation humaine ».
  • Sont indispensables le respect de la dignité de la personne humaine et la protection du libre-arbitre, ainsi que la recherche du consentement.

Considérations restrictives :

Le Comité n’envisage pas les cas où il pourrait être positif que des vétérans conservent leurs améliorations technologiques une fois revenus à la vie civile.

Il souhaite « interdire les pratiques eugéniques ou génétiques » sans clarifier la question de ce qui relève de l’eugénisme.

Le COMEDEF ne réfléchit pas encore à la manière dont les armées pourraient ou devraient recevoir des recrues déjà dotées « d’augmentations ».

Il n’envisage pas les éventuels cas d’auto-expérimentations de la part de militaires volontaires.

Le rapport du Development, Concepts and Doctrine Centre

Le DCDC, de même que son partenaire de la Bundeswehr, sont des bureaux d’étude relativement indépendants, et leurs écrits n’engagent pas leur ministère respectif. Il en résulte que leurs approches et leurs conclusions sont bien plus proactives.

  • Pour le DCDC : << L’augmentation humaine est inévitable parce que nous avons déjà développé des technologies et qu’il n’y a pas de retour en arrière, qu’il existe des menaces et des opportunités auxquelles nous devons faire face et qu’il y a une demande croissante de la société.>>
  • <<Un investissement continu dans la compréhension du corps humain sera essentiel au succès de l’augmentation humaine.>>
  • <<La défense ne peut pas attendre que les points de vue éthiques changent avant d’exploiter l’augmentation humaine ; elle doit rejoindre la conversation maintenant pour s’assurer qu’elle est à la pointe du domaine.>>
  • <<La sécurité par rapport aux avantages potentiels est le facteur critique pour l’utilisation de l’augmentation humaine.>>
  • <<Il pourrait y avoir un impératif moral croissant à utiliser l’augmentation humaine si elle offre des moyens d’améliorer notre bien-être en toute sécurité.>>
  • <<La responsabilité des augmentations militaires est susceptible de s’étendre au-delà de la carrière du militaire.>>
  • <<L’augmentation humaine peut nécessiter une révision des conventions de guerre si les combattants augmentés sont considérés comme constituant un nouveau moyen ou une nouvelle méthode de guerre.>>
  • <<Le consentement volontaire et éclairé sera très difficile à obtenir dans un contexte militaire, où la culture hiérarchique et la prédisposition à obéir aux ordres pourraient entrer en conflit avec les droits de l’homme.>>

De manière générale, le rapport du DCDC se préoccupe d’impacts sociaux que le rapport du COMEDEF n’aborde pas.

  • <<Les forces économiques auront une forte influence sur le rythme et la direction du développement de l’augmentation humaine, ce qui ne sera pas toujours dans le meilleur intérêt de la société.>>
  • <<L’acceptation de l’augmentation humaine par les sociétés sera façonnée par des facteurs complexes qui devront être soigneusement pris en compte par les partisans de l’augmentation humaine.>>
  • <<L’augmentation humaine entraînera des changements majeurs dans le domaine de la santé et de l’aide sociale, avec des améliorations notables dans le domaine des soins de santé préventifs.>>
  • <<L’augmentation humaine est susceptible de conduire à une augmentation significative du nombre d’années en bonne santé que les bénéficiaires peuvent espérer vivre.>>

Pour le DCDC, les implications principales pour la Défense sont notamment les suivantes :

  • <<L’augmentation humaine donne un aperçu de ce qui se trouve au-delà de l’ère de l’information – l’avènement de l’ère de la biotechnologie, où l’accent mis sur la plate-forme humaine deviendra égal à celui de la machine. La Défense devra alors s’organiser autour d’une approche centrée sur l’humain.>>
  • << Une coopération précoce et étroite avec les alliés sera nécessaire pour réaliser les bénéfices de l’augmentation humaine et pour comprendre comment et où les coalitions peuvent développer interopérabilité et déconfliction.>>
  • <<L’augmentation de la capacité de survie sera un avantage clé de l’augmentation humaine>>
  • << L’augmentation humaine créera de nouvelles vulnérabilités potentiellement plus critiques qui doivent être prises en compte dès le début de leur développement.>>

Autres points de vue émis par deux responsables de l’armée française

  • La vision officielle résumée par la ministre française “Oui à Ironman, non à Spiderman” est une “approche réductrice”. Il faut avoir une approche non pas “naturaliste mais fonctionnelle”, ne pas s’attacher à une nature biologique de l’humain mais aux besoins concrets du soldat.
  • La singularité militaire implique toujours la recherche d’une augmentation sous une forme ou une autre.
  • In fine, c’est le groupe qui doit être augmenté. Il ne faut pas oublier la dimension sacrificielle de la démarche militaire. La légitimité de la démarche militaire est tenue du peuple, ce qui ferait la différence entre soldat augmenté et citoyen augmenté.
  • Il doit être possible de conserver une augmentation une fois revenue à la vie civile. La technologie n’appartient pas au militaire. Mais la société doit avoir exprimé son accord.
  • Les modifications génétiques doivent être possibles si elles sont bien encadrées et si elles ne sont pas transmissibles héréditairement.
  • À ces considérations, une étude précédente ajoute que l’acceptabilité de nouvelles technologies plus invasives augmente avec les nouvelles générations d’officiers qui ont grandi avec le numérique [4]

Points de comparaison

    Ces trois avis ne recouvrent pas entièrement les mêmes questions et préoccupations. Néanmoins, un certain nombre de sujets sont traités par tous. Lesquels font l’objet de convergences et quelles sont les différences ?

Convergences :

Tous, Français, Britanniques et Allemands, officiellement et officieusement s’accordent à dire que :

  • Les armées doivent s’engager dans la poursuite du enhancement. Compte tenu du contexte de compétition militaire internationale, cette tendance est inévitable et ce secteur doit faire l’objet d’investissements importants.
  • Ce développement doit être fortement encadré. La sécurité et la santé des soldats est une priorité.
  • C’est le corps médical militaire qui doit à la fois s’occuper des soins, de la recherche et du suivi des augmentations.
  • Les augmentations ne doivent pas se traduire par des discriminations que subiraient les soldats.
  • La garantie de la préservation de la dignité et du libre-arbitre des soldats doit être constante.
  • Pour autant, le contexte militaire spécifique peut aboutir à l’obligation, pour un soldat, d’accepter une augmentation jugée nécessaire à l’intérêt du groupe.

Divergences

Deux perspectives semblent faire l’objet d’une vision clairement différentes. Mais il faut noter que dans ces deux cas, les positions les plus avancées sont tenues par des officiers ou bureaux d’étude qui n’ont pas à assumer de responsabilité politique. Ainsi, les chercheurs des trois pays sont plutôt favorables ou ouverts à ce que des vétérans conservent leurs améliorations technologiques une fois revenus à la vie civile, et même à des pratiques d’ingénierie génétiques, alors que le ministère français des Armées s’est prononcé contre ces deux possibilités.

Conclusions

D’après nos quelques informations, il semble maintenant bien établi que les armées occidentales vont développer diverses formes « d’augmentations » transhumanistes au bénéfice de leurs soldats et de leurs capacités militaires. Chaque pays le fera plus ou moins vite, et de manière plus ou moins radicale en fonction de ses valeurs et traditions, et en fonction de l’évolution de son opinion publique. Une fois de plus, les anglo-saxons iront probablement plus vite que les français, et ceux d’autant plus que, à travers la nouvelle alliance AUKUS, sur le théâtre du Pacifique, ils sont directement confrontés aux ambitions chinoises. Mais, pour l’ensemble des acteurs, la direction d’ensemble paraît tracée.

Une question qui se pose dès lors est de savoir comment ce choix aura une influence sur le reste de nos sociétés. Notamment, le fait de considérer que ce sont les médecins et autres soignants auxquels il sera demandé d’accompagner la demande d’amélioration transhumaniste devrait forcément avoir des répercussions dans le monde civil.

À l’heure où les gouvernements du monde entier se demandent jusqu’où ils peuvent aller dans la coercition pour pousser leurs citoyens à accepter cette pratique hautement transhumaniste qu’est la vaccination, la perspective que des soldats puissent se voir imposer des augmentations au motif de l’intérêt supérieur de leur groupe de combat interroge.

Mais, au final, une position transhumaniste consistera sans doute à dire que, pour le soldat comme pour le civil, le fait de vivre en société sous-entend l’accord, bon gré, mal gré, avec une forme de contrat. Le militaire engagé accepte l’idée qu’il devra se soumettre à des ordres susceptibles de mettre sa vie en danger. De même, le citoyen n’est pas « censé ignorer la loi ». Il dispose même de moyens pour exprimer ses désaccords avec les règles. Toute la question reste ensuite de savoir si la loi est bien écrite et appliquée dans l’intérêt commun. Mais ceci, c’est un autre combat. C’est l’histoire des conflits de pouvoir qui traversent nos sociétés depuis toujours.

Notes :

[1] « Comité d’éthique de la défense – Avis portant sur le soldat augmenté »  https://www.defense.gouv.fr/salle-de-presse/communiques/communique_le-comite-d-ethique-de-la-defense-publie-son-avis-sur-le-soldat-augmente, 08/12/2020.

[2] UK Ministry of Defense, Development, Concepts and Doctrine Centre, « Human augmentation – The Dawn of a new paradigm », 13/05/2021. https://www.gov.uk/government/publications/human-augmentation-the-dawn-of-a-new-paradigm

[3] voir Transhumanistes.com, Marc Roux, « Du « soldat augmenté » au transhumanisme », 19 décembre 2020 ; https://transhumanistes.com/du-soldat-augmente-au-transhumanisme/ .
[4] Axel Augé, Gérard de Boisboissel, revue Tétralogique, N°25, La déconstruction du langage > Varia > « L’acceptabilité relative de l’augmentation technique des performances », avril 2020. http://tetralogiques.fr/spip.php?article157.

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus