L’hôpital planétaire

A cause des progrès en médecine, le génome humain serait en détérioration accélérée depuis un siècle. L’édition génétique ne serait-elle pas la solution la plus acceptable à ce problème ? Dans ce cas, le transhumanisme ne serait-il pas le meilleur allié des bioconservateurs ?

Publié le 28 octobre 2021, par dans « transhumanisme »

Dans un article de 2016 publié dans la revue Genetics, le spécialiste de l’évolution Michael Lynch, membre de l’Académie des Sciences américaine, alerte sur un phénomène émergent et complexe à documenter : la perte progressive de la robustesse humaine, c’est-à-dire notre fragilité grandissante, à cause de l’excellence de notre médecine. Le génome humain se détériorerait plus vite que nous ne le pensions.

Cette observation est aussi faite par le généticien Miroslav Radman dans son livre “Les Secrets de la Longévité” (2011). Depuis deux siècles, les progrès de l’hygiène, de l’alimentation et les vaccins ont eu pour effet de grandement mitiger la “sélection naturelle” qui frappait notamment les jeunes enfants à l’ère pré-industrielle.

En effet, les divers problèmes de santé et pathogènes qui empêchaient parfois jusqu’à 75% des individus de survivre à l’enfance et l’adolescence, et donc de procréer et de diffuser leurs gènes, ont été supprimés par les nouvelles technologies médicales. Rappelons qu’au XVIIIème siècle en France, un enfant sur deux mourait avant d’atteindre l’âge adulte.

Pour caricaturer, seuls les “plus robustes” de nos ancêtres parvenaient à se reproduire.  La rougeole ou les maladies diarrhéiques tuaient certes en partie à l’aveugle, mais elles potentialisaient aussi des fragilités génétiques sous-jacentes (cardiaques, immunitaires, pulmonaires…), et in fine éliminaient les individus porteurs de ces fragilités. Cette tension sélective s’est nettement amoindrie à partir du XIXème siècle, un phénomène aussi massif qu’inédit dans l’histoire de l’Humanité.

Nous modifier pour ne pas disparaître ?

L’accumulation de mutations génétiques délétères à notre état de santé global est certes un phénomène lent. Lynch évoque une perte d’1% de fitness par génération. Le problème est que cette accumulation est exponentielle, et que ses effets – chez les modèles animaux étudiés – sont sensibles après une dizaine de générations seulement. Pour les humains, en un siècle, une baisse drastique de la pression de sélection (qui n’a donc plus rien de “naturel”) occasionnerait une réelle détérioration du génome. C’est paradoxal : les progrès de la médecine rendraient l’Humanité plus faible. 

Pourquoi n’observons-nous pas ce phénomène dans nos sociétés occidentales, industrialisées depuis longtemps déjà ? C’est qu’il est lui-même mitigé par une myriade d’autres modifications de la sélection : 

  1. L’âge parental. En faisant des enfants plus tard (30 ans pour le premier enfant, contre 20 ans il y a quelques décennies), nous “éliminons” les parents qui seraient morts dans la vingtaine. Sur le temps long, cela favorise les gènes de la longévité.
  2. L’amélioration des conditions matérielles continue à produire ses effets sur l’espérance de vie moyenne.
  3. La fin des mariages arrangés aurait légèrement favorisé la diffusion de “bons gènes”, par une sélection sociale plus intense.
  4. Les “survivants” de l’époque pré-industrielle avaient de bons systèmes immunitaires, mais peut-être “un peu trop bons” : ceux-ci se retournant volontiers contre l’organisme passé un certain âge (ce qu’on appelle les maladies auto-immunes). La survie d’individus aux systèmes immunitaires suboptimaux limiterait à terme la fréquence de ce genre de maladies. Exemple typique de cette adaptation génétique aux pathogènes, la drépanocytose, qui touche les afro-descendants, est une conséquence d’une meilleure résistance à la malaria.

Néanmoins, on peut observer avec Lynch (1) et Woodley of Menie la hausse de certains indicateurs inquiétants : le taux de certains cancers par classe d’âge, d’autisme, de maladies dites de “civilisation” comme le diabète, voire la multiplication de “bizarreries médicales” (medical abnormalities). Le cerveau, très sensible aux mutations, serait une victime de choix pour cette détérioration génétique globale. On note aussi que, dans les pays les plus riches, l’espérance de vie plafonne, voire se réduit (aux États-Unis). Nous pourrions n’être qu’au début d’une détérioration, qui irait en s’intensifiant.

Comment agir contre cet état de fait, même si ce dernier est difficile à quantifier ? Il est évidemment impensable de tirer un trait sur les vaccins, les antibiotiques et de revenir à des taux de mortalité infantile pré-industriels. La médecine, bien sûr, peut pallier en grande partie ces problèmes médicaux divers et variés. Mais veut-on réellement subir plusieurs opérations majeures au cours de sa vie, enchaîner les séjours à l’hôpital et vivre sous traitement en permanence ? Veut-on que nos enfants passent le plus clair de leur temps dans le “Grand Hôpital Planétaire” prophétisé par le biologiste W. D. Hamilton ? (2)

Ne rien faire, c’est décider de laisser le génome humain accumuler des mutations délétères, et donc, en l’absence de progrès médicaux, condamner les générations futures à une santé nettement moins bonne que la nôtre. Le transhumanisme, en affirmant que nous devons, en tant qu’espèce, devenir maîtresse de notre évolution, entre ici en jeu. Par l’édition génétique, y compris des cellules germinales, nous pouvons inverser la tendance et, paradoxalement, “conserver” l’intégrité du génome que nous ont légué des générations d’ancêtres soumis à de redoutables pathogènes. Pour rester nous-mêmes, modifions-nous !(3) 

Dans Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll, la Reine Rouge résume l’enjeu à Alice qui a l’impression, tout en courant, de faire du sur-place : « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! »

Conclusion

Aujourd’hui, nous sommes tous plus ou moins maintenus « artificiellement » en bonne santé par la technique, notamment la médecine, et l’amélioration de nos modes de vie. Ces artifices sont le fruit de notre intelligence mais ils pourraient contribuer à dégrader nos bases génétiques par déficit de sélection. Dans le même mouvement, cette santé « artificielle » permet l’accroissement de la population, des intelligences, de l’innovation. Nous pouvons ainsi craindre d’être à un point d’inflexion. Et comme il semble peu probable que notre espèce veuille renoncer aux progrès techniques et médicaux, il est souhaitable, sur le long terme, d’utiliser cette intelligence pour contrôler les effets génétiques délétères de la moindre pression sélective et continuer sur cette dialectique vertueuse.

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Notes : 

https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4788123

  1. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5832703/
  2. https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=yIk1sCPKrYkC&oi=fnd&pg=PR7&ots=ZZI64oQIHz&sig=9kE6pyaS-4sJXB5Kps42UHxJEWQ&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
  3. Il ne s’agit pas ici d’aller chercher des nouvelles combinaisons de gènes apportant de nouvelles capacités, mais simplement de “nettoyer” le génome de mutations délétères connues et acquises récemment. C’est la version “curative” du transhumanisme, peu risquée, transformatrice mais dans le but d’améliorer l’état de santé.  

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