L’IA sera-t-elle la “grande niveleuse” au service de l’égalité ?
Les agents intelligents autonomes, qu’ils opèrent sur un ordinateur ou sur la réalité physique (robots), sont en voie de pouvoir effectuer toutes les tâches réalisées par des êtres humains, plus rapidement et de manière plus fiable. Que cela signifie-t-il pour notre système économique fondé sur l’idée de mérite individuel ?
Publié le 3 juin 2025, par dans « Autres »
Il y a quelques années, Alexandre Moatti apprenait à ceux qui l’ignoraient – et nous étions nombreux – que la première utilisation moderne du terme transhumanisme était née sous la plume de l’ingénieur français Jean Coutrot [1].
Jean Coutrot était polytechnicien, au départ radical de gauche proche du Front Populaire [2], et s’intéressait avant tout à l’optimisation scientifique du travail, non pas dans l’idée de dégager un maximum de profit comme l’imaginait le fordisme, mais plutôt pour permettre à tous les membres de l’Humanité de vivre confortablement et de manière épanouie. On retrouve des idées similaires chez Keynes à la même époque, qui prédit la semaine de 3 heures.
Pour résumer, le transhumanisme de Coutrot avait peu à voir avec la technologie, mais davantage avec la psychologie, l’amélioration morale, avec un objectif de dépasser les bas instincts humains par une meilleure connaissance de nos ressorts cognitifs.
Il peut être utile de s’inspirer de ces lointaines références pour penser la révolution laborale en cours. Comme le faisait récemment remarquer Dario Amodei (PD-G de l’entreprise d’IA Anthropic), et contrairement à de nombreuses idées reçues, l’arrivée d’intelligences artificielles ultra-puissantes pourrait signifier l’avènement d’une ère d’égalité économique jamais vue dans l’histoire de l’Humanité.
En effet, et comme cela semble se dessiner, si on assiste à un “décollage rapide” (hard takeoff) des capacités des IA, la situation actuelle (où, grosso modo, la moitié des travailleurs sont en position d’être remplacés par l’IA) pourrait laisser très vite la place à une situation où nous aurons tous et toutes une valeur économique largement inférieure à celle de systèmes autonomes.
A voir : Vidéo créée avec quelques lignes de “prompt” par le modèle Veo2 de Google, en janvier 2025.
La croyance populaire selon laquelle l’IA ne profitera qu’aux riches, aux détenteurs de capital, ou à ceux qui savent utiliser ces systèmes – croyance entretenue par Laurent Alexandre, qui a été le vulgarisateur de l’IA le plus médiatisé dans l’espace francophone – ne tient pas si les deux conditions suivantes sont réunies :
- Des modèles performants, polyvalents et réellement capables de toute tâche y compris les plus pointues ou physiquement élaborées ;
- Une accessibilité et une disponibilité quasi universelles.
Or il se pourrait que ces deux conditions soient réunies dans un avenir proche. Les derniers modèles d’OpenAI, o1 et o3, sont capables de résoudre quasiment tout type de problème dans quasiment toutes les disciplines, grâce à l’exploitation du test time compute (TTC). Et la société chinoise DeepSeek propose depuis ce début d’année des modèles parmi les plus performants du monde gratuitement, en open source.
Dès lors, notre vieux modèle économique paraît bien fragile. Le tsunami qui s’annonce ne sera pas tant technique que psychologique et culturel : depuis 1789, nos sociétés n’acceptent plus les privilèges accordés par la naissance. Si l’héritage reste un mode de transmission des biens fondamental et peu contesté, beaucoup d’importance est accordée au mérite et à la réussite au travail, sommés de justifier les inégalités économiques – quand bien même tout le monde sait que cette méritocratie est imparfaite. La justification du capitalisme repose tout entier sur cette promesse liant travail, mérite et confort matériel.
Les possédants, rentiers et autres dirigeants auront beaucoup de mal à justifier leurs privilèges une fois que nous serons tous au même niveau, bien en-deçà de systèmes d’IA ultra performants, conçus eux-mêmes par des IA, dans un environnement façonné par des systèmes automatisés. Même l’hypothèse d’une “guerre totale aux pauvres” ne paraît pas crédible, tant le coût du travail sera bas pour tous.
Ceci étant, cette vision optimiste est une possibilité, un espoir de notre point de vue, pas une certitude. Ceci dépend essentiellement de qui met à disposition à qui les moyens nouveaux et comment se développe une intelligence supérieure à l’humain. Il y a des risques d’inégalités décuplées et également des risques existentiels. Un monde ultra-inégalitaire où les moyens nouveaux ne sont accessibles qu’à certains (par décision, pas pour une raison technique) est parfaitement envisageable notamment pour ceux qui souhaitent rester « en haut du panier ». Ceci dépend notamment des décisions collectives, donc de nos actions.
En conclusion, il importe que toutes les composantes de la société soient bien tenues au courant de l’évolution et de l’accessibilité de ces innovations. De cette prise de conscience découleront d’inévitables bouleversements économiques et démocratiques.
[2] Même s’il a tenté, au début de la guerre, d’entrer dans l’administration de Vichy.