Notes de lecture : Bienvenue en Transhumanie
Jean-Didier Vincent, neurobiologiste et membre de l’Académie des sciences, a voulu comprendre ce que pouvait être le mouvement transhumaniste. Il nous livre un carnet de voyage, mêlant récits de ses rencontres et réflexions personnelles. Compte rendu de lecture et commentaire critique.
Publié le 23 janvier 2014, par dans « transhumanisme »
Geneviève Férone & Jean-Didier Vincent, Bienvenue en Transhumanie, Grasset, 2011.
Jean-Didier Vincent est un neurobiologiste français, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine. Esprit curieux et touche à tout, il semble qu’il ait voulu se donner les moyens de comprendre ce que pouvait être le mouvement transhumaniste. Pour cela, il a entrepris un voyage aux États-Unis où, mettant à profit son carnet d’adresses, il a rencontré plusieurs personnages importants, scientifiques divers et représentants plus ou moins déclarés du mouvement outre-atlantique. Il en a retiré une sorte de carnet de voyage, mêlant récits de ses rencontres et réflexions personnelles. Il a par ailleurs choisi de se faire aider par une journaliste, Geneviève Férone, dont le trait de plume me semble notamment ressortir dans l’introduction et la conclusion.
Cette double écriture crée d’ailleurs un certaine bizarrerie, car là où l’introduction et la conclusion semblent dominées par une vision quasi bio-luddite, les parties principales annoncent rien moins que le post-humain ! Comme si Jean-Didier Vincent s’étant fait aider de la journaliste, lui avait ensuite laissé en remerciement le soin d’encadrer son propos ?
En tout cas, cet ouvrage ne traite pas du tout de la nébuleuse des transhumanistes mais d’un ensemble de réflexions personnelles de la part de J-D Vincent sur les raisons pour lesquelles il pense que nous allons vers un avenir transhumaniste, bon gré mal gré.
Il a tendance à le regretter mais estime qu’il est lucide de voir cette évolution comme la plus probable.
Ses principales raisons sont :
– le fait que l’on ne fera pas marche arrière dans l’emploi des technologies
– le fait que l’on ne pourra pas réparer le mal fait à la biosphère
– D’après lui, « La seule voie qui se dessine est celle de la séparation : couper définitivement le cordon ombilical qui relie l’homme à la terre. » (p. 57)
Cela dit, il n’en est pas moins très critique envers la plupart des transhumanistes et leurs « délires scientifiques » (p. 37) ou des scientifiques américains qu’il a rencontrés (Christine Peterson, ex-épouse de E. Drexler, Eliezer Yud-Kowski, du Singularity Institute, William Bainbridge, co-auteur du rapport NBIC, …), estimant qu’ils font preuve de scientisme. Une exception, celle de James Hughes (pp. 54-55), dont la pensée est brièvement résumée et qui, certes à droit à un pique d’ironie – « le bon apôtre d’un homme meilleur dans un monde meilleur » mais chez qui Vincent a apprécié « l’accueil chaleureux, empreint de simplicité et de bonhommie ».
Par la suite, dans «Les quatre cavaliers de l’apocalypse » (3ème partie), il affirme : « La révélation [de ce qui est en train de se jouer] appelle la métamorphose de l’homme : le post-humain » (p. 106). Et encore : « Le progrès du savoir humain est un processus irréversible. » (p. 110). Certes, face à l’épuisement des ressources terrestres, il appelle à une forme de décroissance et en tout cas à une révision profonde de nos modes de production et de consommation. Il exprime une forte critique de l’ordre économique dominant, de la financiarisation à outrance. Il en met en évidence les limites. Après un long développement sur la crise climatique, il appelle à un juste milieu entre scientisme et écologie profonde.
Enfin, il conclut cette partie en écrivant : « Est-il raisonnable de nous engouffrer dans la seule ouverture qui se dessine ? » Et de répondre par l’affirmative parce que « nous sommes des êtres de désir, nous voulons accroître nos connaissances, repousser nos limites, tendre vers l’immortalité. Tout ce qui est possible se fera. […] Une partie de l’humanité pourra […] créer les conditions d’une vie affranchie des lois de la nature. Ces hommes là seront des mutants […]. Que deviendront alors les autres, les damnés de la Terre, existera-t-il aussi une technologie pour leur remplir le ventre […] »
Pourtant, à ce stade de la lecture, il me semble bien que Vincent considère qu’il n’y a pas d’autre issue.
Dans sa quatrième et dernière partie, Vincent va expliciter ce qu’il appelle le « forçage technologique ».
Par un très court chapitre premier, il égraine une série de références à des concepts que je considère comme vraiment étrangers à la conception que je me fais du transhumanisme mais que d’autres auteurs critiques (notamment JM. Besnier) semblent vouloir lui coller :
– Que le virtuel chasse le naturel
– Que « la vocation de l’homme […] est l’amour du prochain »
– Que l’humain en serait venu à une honte de ne pas être fabriqué (repris de Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme)
– Qu’il tendrait à fuir son état de nature
– Que l’importance accrue de la cosmétique et de la chirurgie esthétique est une marque de la volonté d’auto-réification de l’homme
– Qu’il y a un risque que le transhumanisme abandonne le corps au profit de l’esprit.
Mais son idée serait néanmoins que, si le mal a été produit par l’excès de technique, la solution pourrait ne pouvoir venir que de la technique elle-même.
Puis (chap. 2), il présente à sa manière les NBIC.
Un rapide balayage sur les nanos (espoirs et appréhensions), y compris une critique des ultras bioluds de l’association Pièce et Main d’Oeuvre, qui se termine sur une saillie anti h+ de plus : « Dès lors qu’un tel projet s’attaque directement à la mort, il fait courir au patient un risque mortel proportionnel à la démesure de l’entreprise. »
Un chapitre plus long sur les biotechs dans lequel il rappelle que l’humain est maintenant capable d’intervenir dans la sélection naturelle, pouvant aller jusqu’à créer une vie artificielle. Il y exprime la crainte que l’abus de technologie appliquée aux relations sexuelles ne finisse par menacer le « besoin d’autrui ». Il dénonce les absurdités de la recherche éperdue de la performance qui suit la volonté, compréhensible, du dépassement de soi grâce aux augmentations physiques.
Surtout, il condamne le « rêve d’immortalité », sous-entendu celui d’une immortalité absolue et transcendante, dont il considère qu’il « est au cœur du projet transhumaniste » (p. 204). Pour lui, reprenant Claude Bernard, « la mort, c’est la vie ». Pourtant, quelques lignes plus loin, il précise bien qu’il ne s’agit essentiellement que de vaincre le vieillissement, donc tout au plus d’une “immortalité biologique”, mais c’est pour condamner aussi cette perspective. Pourquoi ? Il ne nous le dira pas ! Son seul argument est d’affirmer qu’une vie « éternelle » rendrait la mort d’un prix « exorbitant ». « Le diable en ricane d’avance » annonce-t-il. Je m’attends alors à une argumentation … qui ne viendra jamais. Il rappelle ensuite plusieurs hypothèses h+ en se référant à Kurzweil dont il moque le mode de vie, sans contre argumentation.
Le chapitre touche à sa fin par un étonnant plaidoyer hyper OGM ainsi que par une présentation plutôt neutre des principes de la biologie de synthèse. Il se termine et je n’ai pas entendu le diable ricaner.
La suite concerne les technologies de l’information et de la communication. Vincent semble penser que la croissance exponentielle va pouvoir continuer (loi de Moore). Selon lui, Les transhumanistes – sous-entendus tous – sont convaincus de la Singularité (sic ! C’est évidemment erroné. L’hypothèse d’une “Singularité technologique” ne fait pas du tout l’unanimité parmi les transhumanistes). Il exprime un certain espoir dans les capacités de démocratisation par les réseaux. Il minore l’importance à venir de la domotique et de la robotique mais s’accorde sur celle de l’IA.
Le dernier chapitre, comme il se doit pour quelqu’un qui semble convaincu de la logique NBIC (nano, bio, info, cogno), concerne « les technologies du cerveau ». Il y affirme une conception sans doute dualiste (choix répété des termes « psyché » et « âme »). Il estime que mettre au centre l’intersubjectivité est un gage d’humanité qui s’oppose aux thèses de la cybernétique, en ce qu’elle prétendrait que soit possible l’émergence d’une conscience en dehors de toute relation à autrui. Sa « conviction profonde demeure que le cerveau humain ne peut être réduit à la condition machinale ». Il présume qu’une “cyborgisation” progressive du cerveau conduirait à une déshumanisation. L’imagerie cérébrale ne nous donne pas à voir « l’âme » humaine, explique-t-il, même si « l’âme et l’activité cérébrale sont une seule même chose ». Il critique une Cybernétique profondément moniste, positiviste et pragmatique, d’origine américaine, qui a permis une déconstruction du Sujet, réduit à une somme d’informations et qui permet aujourd’hui au transhumanisme de nous mener vers le post-humain. Pourtant, il reconnaît que l’intégration cerveau-machine est en marche et donne d’importants espoirs médicaux ou autres, elle annonce le cyborg. Elle est permise par la plasticité du cerveau, mais ces pratiques ne sont pas sans risques. Elles peuvent aussi permettre des augmentations humaines. Alors, jusqu’où faut-il aller ? Faut-il plutôt craindre une déshumanisation ou au contraire espérer une prise de contrôle réussie de nous-mêmes. Il termine par une ouverture : « À chacun sa réponse … »
En conclusion,
C’est Geneviève Férone qui, me semble-t-il, reprend en partie la plume dans le même style que son introduction, celui d’une assimilation de tout le transhumanisme au néolibéralisme le plus excessif, ce qui donne un bon nombre de contre-vérités. Les auteurs y avancent aussi plusieurs affirmations : que la poursuite du progrès est « aveugle » ; que la recherche de l’augmentation humaine est « obscène » face à la misère du monde ; que « le mouvement transhumaniste est censé apporter « le bonheur universel » et qu’on « y chercherait en vain les germes d’une société plus juste. »
Ils pointent néanmoins un trait qui me semble exact et qui me désole lorsqu’ils avancent : « L’éducation ne préoccupe guère les transhumanistes. » – À ce sujet, notez qu’il existe néanmoins des contre-exemples (e.g. l’article “Enseigner le transhumanisme”), et l’Éducation demeure le troisième point de revendications de la déclaration “Propositions technoprogressistes” de l’AFT:Technoprog.
Enfin, ils affirment quelques valeurs et projets, lesquels parfois s’opposent assez clairement au projet transhumaniste, comme lorsqu’ils avancent que « Le retour au réel passe par la domestication des machines et le rétablissement de leur fonction d’outil. » Ce qui me semble s’opposer clairement à la perspective fusionnelle du cyborg. Mais parfois, au contraire, ils rejoignent les valeurs d’un techno-progressisme en louant par exemple la pensée et la pratique du hacking.
Au final, il s’agit principalement d’une charge anti-transhumaniste, teinté d’un certain sentiment d’inéluctabilité. Jean-Didier Vincent (79 ans cette année), neurobiologiste de renommée internationale, semble balancer entre l’émerveillement pour le développement technologique auquel toute sa carrière a participé et l’effroi provoqué par la remise en question des valeurs qui ont fait son monde.
Marc Roux
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