Notes de lecture sur : L’utérus artificiel, de Henri Atlan

Quinze ans après … Où en est-on ? Quels risques ? Quels avantages ?

Publié le 27 janvier 2020, par dans « Homme augmentétranshumanisme »

Réf. bibliographique : Henri Atlan, L’utérus artificiel, Édition du Seuil, 2005.

Il y a quinze ans, Henri Atlan, médecin, biologiste et philosophe spinoziste, publiait un petit ouvrage qui, à l’époque, a dû passer presque inaperçu. J’étais en France à ce moment là. Je ne me souviens pas que les médias en aient fait grand écho. Et pourtant, Henri Atlan nous apprenait déjà une chose. L’advenue d’une « exomatrice », ou utérus artificiel (UA), était dorénavant quelque chose de quasi certain. Essentiellement une question de temps, donc d’investissements.

Pour autant, l’auteur ne masquait par les difficultés à venir. Bien au fait du peu de matérialité de ce projet au moment où il écrivait, il considère alors son ouvrage comme une expérience de pensée. À l’heure où l’on s’apprête à réaliser concrètement un premier UA pour les humains, il m’a semblé indispensable de revenir sur la lecture de cet ouvrage qui traite d’une question qui ne semble pas avoir été depuis revisitée par un spécialiste [1].

Atlan, lui, posait déjà les questions essentielles. De quoi s’agit-il ? D’où cela nous vient – c’est-à-dire à quels besoins répondrait l’UA ? Où en sommes-nous ? Quelles sont les perspectives de réalisations techniques ? Enfin, où cela peut-il nous mener ?

En introduction, il les liste systématiquement : <<Effets de procréations de plus en plus dissociées de la sexualité ; GPA ; Nature de la maternité et de la paternité ; De qui est-ce l’affaire de faire naître un enfant ? ; Droits des femmes à disposer de leur corps ; Nature du désir d’enfant biologique à tout prix ; Droit à l’enfant ; « acharnement procréatique » ; paradoxes des nouvelles parentalités , Nouvelles relations parents-enfants ; Nouveaux féminismes (technophile ou technophobe) ; clonage …>>

Un gros avantage de cet ouvrage, c’est qu’il n’évacue aucune hypothèse. Il inscrit l’Utérus artificiel dans une Histoire, n’hésitant pas à piocher dans la fiction (Le meilleur des Mondes, de A. Huxley est convoqué d’emblée), ni dans les nombreux mythes de la tradition grecque et hébraïque (l’auteur ayant été un spécialiste du Talmud) et il ne conclut que sur quelques prospectives raisonnables.

Je vais essayer de vous en donner les grandes lignes, ainsi que quelques commentaires que j’ai noté tout au long de ma lecture.

Origines et état des lieux

Atlan commence par rappeler les deux grandes sources qui ont donné naissance au concept d’UA au XXe siècle : d’une part Huxley, qui est le premier a avoir illustré et développé l’idée de son utilisation dans une oeuvre de fiction (publiée en 1932), mais surtout le biologiste John Haldane qui est l’inventeur du mot et peut-être du concept. Celui-ci apparaîtrait dans une conférence de 1923, intitulée « Daedalus, or science and the Future » [2]. Il est intéressant de noter que, d’emblée, là où Haldane voyait une promesse enthousiasmante de progrès et de libération, Huxley envisageait d’abord une utilisation totalitaire. Mais Atlan note pour sa part que Huxley avait raison, au moins en cela que, comme toute technique, l’UA sera indissociable des contextes socio-politiques dans lesquels il sera adopté. À son avis, l’évolution de nos sociétés libérales, celles de l’individualisme et du règne du désir ne nous prémunissent pas contre le pire.

Après quoi, l’auteur rappelle les débats des années 1930 autour du concept d’eugénisme. On sait que Julian Huxley, le frère d’Aldous, eugéniste déclaré, est l’un des tout premiers utilisateurs du mot « transhumanisme ». L’idée de l’UA est donc présente dès le début de la pensée transhumaniste.

Pour illustrer ses réflexions, Atlan utilise régulièrement la symbolique présente dans nos mythes. Dans différentes parties, il les cite en détail, notamment la Genèse. Je ne m’attarderais pas ici sur ces images, lesquelles, si elles peuvent servir à la réflexion, ne débouchent en général pas par elle-même sur des analyses. Ce sont les interprétations de l’auteur qui m’intéressent.

Passée l’introduction, Atlan dresse l’état des lieux de 2005 sur le chemin qui mène à l’UA. Selon lui, les spécialistes estimaient alors l’UA réalisable entre 10 et 50, voire 100 ans pour les plus pessimistes. On contrôlait à peu près le développement de l’embryon jusqu’au 5e jour et celui du foetus après la 24e semaine (dans le cas des grands prématurés).

En regard, il rappelle que, chez Haldane, lors de sa conférence de 1923, l’UA était imaginé comme réalisable dès le début des années 1950 !

J’en profite ici pour faire un point rapide sur la situation en 2020 : 15 ans après le bilan établi par Henri Atlan, on sait garder des embryons humains en vie jusqu’au 14e jour et une équipe japonaise a pu sauver un bébé né dans la 22e semaine de grossesse [3]. Chez l’animal, des chercheurs ont réussi à faire naître des brebis placées en UA à partir de la moitié de leur gestation [4]. Enfin, fin 2019, une équipe de la Eindhoven university of technology a obtenu 2,9 millions d’euros pour réaliser un prototype d’utérus artificiel complet. Les premiers résultats pourraient arriver d’ici à 2025 [5].

On voit que si les prévisions les plus optimistes ont été démenties, les projections intermédiaires rapportées par Atlan (≈ 2055), ne semblent pas hors de portée.

un point de vue très transhumaniste !

Quand Henri Atlan publie L’Utérus artificiel, nous sommes en France deux ans après le vote de la loi sur le « crime contre l’espèce humaine », qui condamne avec la dernière des sévérités « l’eugénisme » et le clonage reproductif. Il faut savoir que l’auteur a longtemps été membre du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), de sa création en 1983 à 2000. Il en est donc parti juste avant que les retentissements de la naissance de la brebis Dolly (premier mammifère cloné, en 1996) débouche sur cette criminalisation du clonage humain.

De fait, Atlan utilise régulièrement dans son livre l’exemple du clonage reproductif humain comme élément de comparaison par rapport à la perspective de l’UA. Par exemple, à son avis (et à la différence de J. Habermas, donc [6]), un enfant né par clonage ne serait pas moins digne que tout autre. Néanmoins, il craint qu’un ostracisme se développe à l’encontre d’enfants nés de ce procédé (p. 95-96). Plus loin, il estime même que le clonage reproductif doit être interdit au motif de l’importance de ce risque (p. 113).

Mais concernant l’UA, en comparaison, l’exemple du clonage est utilisé pour montrer que les enfants nés de l’ectogenèse ne seront pas concernés par les mêmes problèmes (p. 97).

Ces hypothèses levées, Henri Atlan choisit d’argumenter pour dire pourquoi l’avènement de l’utérus artificiel lui paraît socialement possible, probable même, et éventuellement désirable.

Je relève que son argumentation peut se faire parfois très proche d’une pensée transhumaniste. Voyez plutôt : <<Sapiens n’existerait pas sans les auto-transferts permis par ses techniques.>> ; <<Ce que les biotechnologies appliquées à Homo sapiens nous annoncent est la poursuite de ce processus d’autofabrication de l’espèce, à la fois hominisation et humanisation ininterrompue.>> Autrement dit, il s’accorde à reconnaître une « anthropotechnie » [7] (p.56-57).

Bien entendu, il rappelle ce qui est déjà en train de se passer, à savoir que les premières techniques qui mènent à l’UA sont développées d’abord pour des raisons médicales, pour sauver de grands prématurés, ou dans le cadre de Procréation Médicalement Assistée. Mais, à son avis, une utilisation non médicale de l’UA suivra, revendiquée au nom du droit des femmes à disposer de leur corps (p. 98).

Par ailleurs, il anticipe certaines des conséquences sociales de cette évolution tout en soulignant les conditions souhaitables : <<Rien n’empêche de concevoir que, dans un avenir lointain, la dissociation entre sexualité et procréation se soit généralisée, éventuellement complétée et étendue par des techniques d’ectogénèse, au point que des structures sociales et des systèmes de filiation et de responsabilité parentale complètement différents soient institués. […] Cela suppose que la relation parent-enfant change de nature, que le désir d’enfant devienne de plus en plus désintéressé, que la stigmatisation des différences biologiques, réelles ou fantasmatiques, se soit fondue dans une espèce de banalisation sociale des techniques utilisées>> (p. 108).

L’auteur se pose évidemment la question des conséquences possibles de la disparition de ces moments existentiels que peuvent être la grossesse et l’accouchement. Pour lui, jusqu’à aujourd’hui, << l’accouchement reste […] le déterminant principal de la maternité>> (p. 130). S’il évacue peut-être ici un peu vite la situation des mères ayant accouché par césarienne, il avance que, d’une certaine manière, le passage à l’UA serait comparable au passage à l’allaitement artificiel : <<Le lien initial des enfants avec leur mère […] sera rompu.>> (p. 121), mais cela ne devrait pas empêcher ces enfants de se développer et de s’épanouir d’une manière « normale ». Au final, la condition d’une mère utilisant l’ectogenèse serait très comparable à … la paternité (p. 131).

Enfin, Henri Atlan nous décrit la marche vers l’UA comme la continuation du mouvement de libération de la femme. Pour lui, celui-ci relève d’une guerre des sexes multi-séculaire (pp. 133-149). Mais si les femmes y gagneront en liberté et en égalité, nous explique-t-il, elles y perdront sans doute en identité. Néanmoins, au final, il considère que <<L’intrusion de la technique dans la reproduction humaine […], continuation de l’évolution […] est porteuse d’une humanisation plus avancée.>> (p. 179).

Ceci, à mon avis, est un point de vue très transhumaniste !

Je relève aussi que Atlan, dans les nombreux passages qu’il consacre à des exégèses de la Genèse, interprète les implications de l’UA comme un possible retour symbolique à l’état édénique, où la femme était dispensée de l’enfantement. Il émet donc l’hypothèse des conséquences les meilleures, littéralement « paradisiaques ». Mais, selon lui, éviter la pire des évolutions, exige de passer par un impératif moral de <<compassion … souci d’autrui … justice >> (p. 184-185).

Trois remarques critiques

Ce livre reste à mon avis d’une ouverture rarement égalée chez les bioéthiciens francophones (Je suis en train de découvrir une autre exception avec le récent livre du philosophe suisse Bernard Baertschi : De l’humain augmenté au posthumain. Une approche bioéthique). Une ou deux fois seulement, il tombe peut-être dans le piège qu’il dénonce par ailleurs, celui de la condamnation par un déterminisme supposé a priori (C’est notamment l’argument majeur de Habermas).

À propos de l’hypothèse des chimères biologiques, qu’il aborde rapidement en imaginant que leur création serait facilitée par l’UA, il considère qu’il faudrait à tout prix <<éviter la naissance d’enfants « expérimentaux » dont il n’existera aucune assurance a priori qu’ils seront normaux>> (p. 84-85). En effet, si on enlève le mot « expérimentaux » de la dernière phrase, on reste avec la description de ce qui est banal. Créer des enfants « expérimentaux » – comme dans le cas récent de l’affaire He Jiankui [8], est évidemment odieux et condamnable. Mais condamner par avance toute naissance qui ne garantirait pas une normalité des nouveaux nés paraît très excessif. Il faut ici à nouveau se demander pourquoi ce qui est évidemment accepté – même le plus dur, quand il s’agit du fruit du hasard, devient scandaleux quand cela provient d’une approche scientifique ?

Quant à son argument condamnant le clonage au motif de l’ostracisme dont seraient forcément victimes les enfants nés d’un tel procédé, il ne me semble pas être le bon. À ce compte, ne faudrait-il pas interdire la naissance de tout enfant hors de la société dont sa famille est originaire ? La même logique n’a-t-elle pas déjà servi à condamner la naissance d’enfants élevés par des parents homosexuels, dans des familles monoparentales, ou même, naguère, par des couples non-mariés ? Faut-il mettre sur le compte de l’ostracisme et même des persécutions terribles dont Atlan et sa famille ont été victimes pour s’expliquer une crainte viscérale de tout risque de discrimination ? À mon avis, le clonage reproductif peut-être moralement condamnable parce qu’il ne servirait pas grand chose d’autre que le narcissisme ou d’autres intérêts égoïstes des adultes qui pourraient choisir d’y avoir recours. Quant au fait que des enfants nés de clonage souffriraient dans leur développement et dans leur épanouissement, pour des raisons médicales, psychologiques ou sociales, n’est-il pas exact de dire que nous n’en savons rien ?

Dernière remarque, je reviens sur l’avertissement de l’auteur qui considère que, pour permettre une juste et sage utilisation de l’UA, il sera nécessaire d’appliquer une certaine « morale » d’où découlerait compassion, souci d’autrui et justice. Mais qu’est-ce qui garantira que s’impose une telle morale ? Je crains que l’histoire des siècles nous montre que, malgré tous nos efforts humanistes en termes de culture, d’éducation ou encore de législation, la morale appliquée soit loin d’être suffisante pour assurer un niveau élevé d’altruisme.

En fait, j’en reviens encore à l’idée que tout ceci est probablement impossible de manière satisfaisante avec nos prédéterminations mentales actuelles. Si l’Utérus artificiel – comme toute autre technique, se développe dans des sociétés humaines où nos corps-cerveaux sont globalement les mêmes que ceux de nos ancêtres paléolithiques, nous pouvons être sûrs que les dérives ne manqueront pas, et le pire ne sera pas exclu. Le développement de l’UA se fera à nos risques et périls. Il sera l’enjeu de luttes de pouvoirs et il ne sera, dans un premier temps au moins, accessible qu’à un petit nombre de privilégiés. Comme pour toute technologie nouvelle, ce développement devra donc être accompagné de mesures économiques et sociales afin que son potentiel libérateur s’exerce de la manière la plus égale possible.

Marc Roux

NOTES :

[1] En français, je ne connais guère d’autre que l’essai de Peggy Sastre, Ex utero : pour en finir avec le féminisme (Paris, Éditions La Musardine, coll. « L’Attrape Corps », 2009), mais il s’agit d’une utilisation militante de la perspective et de l’idée de l’UA. En anglais, la littérature dédiée à ce sujet ne paraît pas plus abondante.

Encore aujourd’hui, lorsque les médias francophones veulent parler de l’UA, ils font appel à Henri Atlan. Exemple : ce podcast sur le sujet, d’une émission radio de France Culture du 24/05/2017 : « Utérus artificiel : allo maman robot« .

[2] John B. S. Haldane, Daedalus, or science and the Future, Dutton Éd°, 1924 (voir aussi wikipédia).

[3] Le Figaro, AFP, “Japon: un prématuré pesant 268 grammes à la naissance a survécu”, 27/02/2019.

[4] Le Monde, Hervé Morin, “Un utérus artificiel pour grands prématurés testé chez le mouton”, 26/04/2017.

[5] The Guardian, Nicola Davis, “Artificial womb: Dutch researchers given €2.9m to develop prototype”, 08/10/2019.

[6] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral, Édition française : Gallimard 2002.

[7] Cette notion a notamment été développée en allemand par Peter Sloterdijk, dans ses essais Règles pour le parc humain, 1999 et La Domestication de l’Être : Pour un éclaircissement de la clairière, Édition française : Mille et Une nuits, 2010. / Voir aussi Wikipédia : « Anthropotechnie ».

[8] South China Morning Post, Kinling Lo, “China’s gene-editing ‘Frankenstein’ jailed for three years in modified baby case”, 30/12/2019.

Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus