Notes sur : Kathryn Paige Harden, La loterie génétique

Comment les découvertes en génétique peuvent être un outil de justice sociale

Publié le 31 décembre 2024, par dans « Homme augmenté »

Kathryn Paige Harden, La loterie génétique (Comment les découvertes en génétique peuvent être un outil de justice sociale), Les Arènes, 2023.


Prendre la génétique au sérieux

Dans « La loterie génétique », Kathryn Paige Harden, professeure de psychologie clinique à l’Université du Texas, développe une argumentation fondée sur l’analyse statistique des corrélations entre génétique et comportement. Sa thèse principale est que, malgré les dérives historiques de l’eugénisme, il est désormais crucial de prendre en compte les données de la génétique moderne pour améliorer la justice sociale.

Pour expliquer le fonctionnement des études d’association pangénomique (GWAS – Genome-Wide Association Studies), elle utilise une analogie avec un livre de recettes de cuisine. Ces études analysent les polymorphismes d’un seul nucléotide (SNP) pour établir des corrélations entre les unités élémentaires du génome et les caractéristiques mesurables des individus, comparable à l’analyse des corrélations entre les mots des recettes et les caractéristiques des restaurants.

L’auteure s’oppose fermement au « racisme scientifique », qu’elle considère comme une pseudo-science. Elle illustre cette critique par une métaphore artistique : le passage du concept d’individu à celui de race serait comme transformer un tableau impressionniste aux touches nuancées en une toile aux zones de couleurs uniformes – une simplification excessive de la réalité. Elle note également que les résultats des GWAS ne sont pas nécessairement transposables d’un groupe à un autre.

En opposition au concept de « race » (et en réponse à David Reich et Sam Harris), Harden propose celui « d’ascendance génétique », qu’elle définit comme un processus dynamique reliant les individus à leurs antécédents généalogiques. Elle rejette l’idée que des différences biologiques entre groupes « raciaux » justifieraient l’abandon de la recherche d’équité sociale.

Concernant la causalité, l’auteure reconnaît les limites des approches traditionnelles basées sur la contre-factualité. Elle souligne que les relations causales en génétique sont souvent plus probabilistes que déterministes, à l’exception de cas spécifiques comme le syndrome de Down. La recherche en génétique est particulièrement complexe du fait de l’impossibilité d’effectuer des expériences contrôlées avec différentes configurations génétiques.

Sur l’héritabilité, Harden utilise des exemples concrets, comme la comparaison de sa taille avec celle de son frère, pour illustrer l’influence génétique sur les parcours de vie. Elle précise que l’héritabilité n’exclut pas les mutations intergénérationnelles et varie selon le contexte socio-historique. Différentes méthodologies (GWAS, études de jumeaux, comparaisons de fratries, études d’adoption) convergent pour confirmer l’effet génétique sur des variables comme le niveau d’étude.

Concernant la réussite scolaire, les études GWAS montrent que les gènes agissent principalement sur les fonctions cérébrales dès avant la naissance, influençant les fonctions exécutives et les compétences non-cognitives comme la curiosité ou la persévérance. Un effet « boule de neige » est observé : les avantages cognitifs d’origine génétique s’amplifient avec le temps en créant de meilleures opportunités d’apprentissage. L’auteure insiste sur le fait que ces chaînes de causalité sont complexes et non linéaires, contrairement aux thèses eugénistes.

Prendre l’égalité au sérieux

Dans la seconde partie de son ouvrage, intitulée « Prendre l’égalité au sérieux », Kathryn Paige Harden examine les interactions entre génétique et environnement social. Elle propose une voie médiane entre deux positions extrêmes : le déterminisme biologique et le rejet total de l’importance génétique par les progressistes. Son approche reconnaît l’influence génétique tout en maintenant la possibilité d’une transformation sociale, notamment à travers les conditions environnementales qui peuvent modifier l’expression des différences génétiques.

L’auteure établit une distinction fondamentale entre égalité et équité. Alors que l’égalité formelle tend à reproduire les inégalités initiales, l’équité s’attache à répondre aux besoins spécifiques de chacun. Elle rejette l’idée de modifications génétiques visant à augmenter le QI, considérant cette approche comme absurde en raison de la complexité des interactions entre gènes et performances cognitives.

Harden critique les méthodes sociologiques actuelles qui négligent le rôle des gènes et s’appuient sur des corrélations fragiles plutôt que sur des causalités solides. Elle illustre son propos avec deux exemples : une étude sur l’abstinence sexuelle des adolescents au Texas et un programme visant à réduire les écarts de vocabulaire chez les enfants. Ces cas montrent comment l’ignorance des facteurs génétiques peut mener à des interventions inefficaces.

Concernant la responsabilité personnelle et l’égalité, l’auteure soutient que nos connaissances génétiques doivent modifier notre vision de la responsabilité individuelle et justifier une plus grande redistribution des richesses. Elle note que l’acceptation du rôle de la génétique varie selon les comportements (plus acceptable pour la dépression que pour la criminalité) et que nos biais idéologiques influencent notre perception des facteurs génétiques.

Harden illustre l’influence des différences génétiques sur la société à travers des exemples personnels et sociétaux, comme le cas des SDF dont 20% souffrent de troubles mentaux héréditaires. Elle soulève deux inquiétudes majeures : le risque que la génétique remette en cause l’égalité morale et justifie les inégalités sociales. Elle développe l’idée que les gènes sont moralement neutres, citant l’exemple de la communauté des Sourds qui a redéfini la surdité comme une variation naturelle plutôt qu’un handicap.

L’auteure propose quatre principes pour des politiques anti-eugénistes :

1. Utiliser efficacement les données génétiques disponibles pour l’équité sociale

2. Étudier l’impact des environnements sur les personnes aux prédispositions génétiques similaires

3. Distinguer chance et mérite, les talents étant le fruit du hasard génétique

4. Adopter la perspective du « voile d’ignorance » de Rawls dans l’organisation sociale

Elle rejette l’utilisation des scores génétiques pour la sélection individuelle, considérant qu’ils peuvent perpétuer les discriminations existantes. Sa vision privilégie une société garantissant des libertés fondamentales égales pour tous, où les inégalités socio-économiques bénéficient prioritairement aux plus défavorisés.

La question centrale que pose Harden est : comment organiser la société pour que les différences génétiques ne créent pas un système de castes, mais permettent à chacun de s’épanouir selon ses particularités ? Sa réponse combine reconnaissance des différences génétiques et engagement pour l’équité sociale, dans une perspective qui dépasse tant le déterminisme génétique que le déni des facteurs héréditaires.

Intérêt et limites de l’ouvrage

Ce livre me paraît pouvoir jouer un rôle conséquent dans la prise de conscience progressive de la nécessité de reconsidérer l’usage de la génétique à nouveau frais, en psychologie comportementale, en tenant compte des savoirs actuels.  Mais je lui trouve deux limites. D’une part, il se garde d’entrer dans des considérations détaillées des politiques qu’il faudrait mettre en place pour tenir compte des connaissances apportées par la génétique. 

D’autre part, il n’envisage pas un instant que, en plus de modifier l’environnement social ou le fonctionnement des différentes institutions (écoles, universités, entreprises, etc.) pour corriger la loterie génétique, on pourrait finir par être capables de modifier des ensemble de gènes, soit chez des individus déjà nés, soit chez l’embryon, voire directement sur les cellules germinales.  En fait, une fois seulement, l’auteure se confronte à cette possibilité, mais c’est pour la rejeter d’un revers de main, au motif de la complexité des interactions génétiques et épigénétiques. Pourtant, de la même manière que la science a fini par décrypter le génome, alors que cela a paru longtemps impossible du fait de sa complexité, pourquoi ne serait-il pas un jour possible de comprendre assez bien la machinerie de l’expression des gènes pour réduire ou moduler les accidents de la loterie ?

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Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus