Principe de réalité ?
Comment le fait de rester les pieds sur terre n'empêche pas de rechercher un futur techno-progressiste.
Publié le 20 mars 2014, par dans « transhumanisme »
Comment le fait de rester les pieds sur terre n’empêche pas de rechercher un futur techno-progressiste.
Parmi les critiques qui sont régulièrement adressées à la pensée transhumaniste, l’une des plus récurrentes est celle qui consiste à prévoir que l’accès aux technologies sur le développement desquelles elle s’appuie sera principalement réservé à une petite minorité de nantis. Ce véritable apartheid par la technologie conduirait à une rupture dans l’universalité de l’humain et produirait une humanité à deux ou plusieurs vitesses, source de toutes les inégalités et de nouvelles exploitations.
Les tenants d’un « transhumanisme démocratique », ou « techno-progressisme », qui prétendent qu’un accès au plus grand nombre des technologies NBIC est possible, sont quant à eux taxés au mieux d’angélisme [1], de naïveté [2], voire, au pire, de collusion objective avec les intérêts des oligarchies dominantes [3]. En fait, ils serviraient à ces dernières d’alibi, de caution, si ce n’est de cheval de Troie dont l’objectif serait de convaincre des populations rétives à une évolution instinctivement ressentie comme une dérive et comme une tentative de manipulation collective.
Eh bien, je considère que ce dernier risque est réel. Je souhaite vivement attirer l’attention de ceux de mes amis qui se reconnaissent dans le techno-progressisme sur la nécessité d’être guidé par un principe de réalité. Un point commun à la quasi totalité des transhumanistes que je connais est un indéniable enthousiasme technophile. Celui-ci est source de dynamisme, souvent de créativité, d’épanouissement même, et oserais-je dire, parfois de bonheur. Mais il ne doit pas faire oublier que, pour les forces qui sont en présence – masses populaires tout autour de la planète ; ensembles sociaux et culturels ; jusqu’aux oligarchies dominantes, une éventuelle évolution transhumaniste de l’humanité est un enjeu primordial. Pour son contrôle, chacun de ces acteurs va y jeter toute sa puissance.
Tout est changé, ainsi rien ne change !
En 2006, Jacques Attali publia un essai de prospective : Une brève histoire de l’avenir. Composé en fait d’un large panorama historique, il débouchait sur la perspective d’une évolution en deux phases principales. D’abord un enfoncement jusqu’au paroxysme du système actuel (« l’hyper-empire ») après dissolution des États, puis une renaissance démocratique mondiale. Durant cette évolution, l’une des tendances émergentes de la société serait le transhumanisme.
Réfléchissant aux sources possibles d’un espoir, il pensait en trouver une lueur dans les marges. En dehors des courants aujourd’hui dominants pourraient se préparer conceptuellement les alternatives d’après-demain. Pourtant, un an plus tard à peine, il présidait une commission réunie par N. Sarkozy, dont les travaux préconisaient un renforcement du système : 300 idées pour changer France ? Mystère Attali ou sens marxiste de l’Histoire : faut-il nécessairement aller au bout de l’absurdité d’un système avant que les conditions ne soient réunies pour qu’émerge un autre système ?
L’Histoire nous apprend qu’un système de pouvoir longtemps efficace (l’esclavagisme, la monarchie – surtout absolue, l’oligarchie capitaliste, …) n’a pratiquement aucune capacité à renoncer à lui-même. Au mieux (au pire), il cherche à muer pour s’adapter aux nouvelles donnes, pour se survivre à lui-même. « Tout changer pour que rien ne change », faisait dire Giuseppe di Lampedusa au héros du Gattopardo, vieil aristocrate voyant s’effondrer l’ancien régime. Et l’aristocratie s’est mariée à la bourgeoisie triomphante.
Autre génération, autre énarque. Je suis un admirateur du travail qu’effectue depuis des années Jean-Paul Baquiast (Automates intelligents ; Philosciences ; et bien d‘autres choses écrites [4]). Je lui dois entre autres une interrogation venue de sa thèse sur les sociétés “anthropotechniques” selon laquelle, collectivement, nous sommes encore essentiellement aveugles et irresponsables quant aux décisions que nous prenons. Autrement dit, il n’y a pas de capitaine à la barre du paquebot Humanité, ceci alors que les icebergs ne manquent pas à l’horizon.
Filons la métaphore. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de direction prise par le navire. Vu du pont, il semble bien qu’il y ait, particulièrement ces trois derniers siècles, une orientation suivie grâce au progrès technologique et … aux Lumières. Est-ce celle d’une accumulation, voire d’une concentration sans cesse plus grande de la richesse et du pouvoir ? Ou bien est-ce celle d’une libération sans cesse plus importante de l’humain, aussi bien du point de vue philosophique que biologique ? Quoi qu’il en soit, aucun pilote unique ne l’a choisi consciemment. Et maintenant, je ne crois pas au « grand complot » des puissants pour à nouveau tout changer en leur faveur. La situation, en un certain sens, est plus angoissante que si des dirigeants menaient vraiment la barque, parce que sur le rafiot Humanité, où différents groupes de marins tirent sur les cordages à hue et à dia, les risques de naufrage sont considérables.
Pourtant, personne ne souhaite se fracasser sur les écueils.
Ces risques gigantesques justifient d’ailleurs à eux seuls une évolution, autant que faire se peut, plus planifiée. S’il n’est pas possible de maîtriser tout ce que chacun, et chaque groupe culturel ou social, fait des progressions technologiques, il peut-être envisageable en échange de le canaliser.
Mais encore une fois, principe de réalité oblige, ne l’oublions pas, face aux idéaux du techno-progressisme – ceux d’un transhumanisme démocratique, pour tous, choisi, progressif, mesuré, respectueux de l’humain dans la transition, respectueux des nécessaires équilibres écologiques et sociaux, etc., se dresse la logique du système de pouvoir en place.
Or, il va de soi que ce système promeut un transhumanisme à son image, depuis les origines de ce mouvement de pensée, pour servir ses desseins. Et le système en question met tout son poids, colossal, pour développer le transhumanisme qui lui sied.
C’est peut-être là quelque chose que Jacques Attali n’avait pas vu venir si tôt. Que le transhumanisme soit immédiatement utilisé par l’Empire. Qu’il soit rapidement sorti de la marge pour être envisagé comme une nouvelle source de pouvoir ou une nouvelle source de contrôle. Nous voyons dés aujourd’hui comment ses premières réalisations sont traduites sous la forme de nouvelles consommations mainstream, de nouvelles armes, ou encore de nouveaux moyens de surveillance [5].
En réalité, chaque progression technologique importante est schématiquement porteuse de deux possibilités: l’acquisition par le plus grand nombre ou l’acquisition réservée à une élite. Et à l’origine des causes sociales, éthiques, psychologiques, etc., complexes à l’extrême, qui déterminent cette alternative, se trouve l’opposition entre la nécessaire solidarité au sein d’une espèce sociale et le désir d’avantages individuels, une contradiction qui traverse chacun d’entre nous. Pendant quasiment toute l’histoire de l’humanité, cette opposition s’est jouée principalement autour d’avantages matériels : de la nourriture à la chaleur, en passant par la sécurité. Puis, ces avantages concrets ont été marqués par des symboles qui eux-mêmes sont devenus des enjeux : titres de noblesse, célébrité, …
Aujourd’hui, pour une partie croissante de la population mondiale, c’est d’abord en fonction des symboles et des perceptions que les choix sont effectués, pour obtenir le prestige matériel, moral, social, psychologique…. alors que l’accès aux biens matériels devient progressivement secondaire parce que les biens de base sont accessibles à beaucoup. L’évolution technologique globale a été marquée ces deux derniers siècles par un accès de plus en plus large aux biens de base et donc, au moins à ce niveau, par une diminution des différences [6] ainsi que, contrairement à ce qui est souvent perçu, par une diminution de l’usage de la violence [7].
Mais malheureusement, cette relative abondance n’a pas ou peu diminué le désir ou le besoin de dominance [8]. Le désir de « tenir le haut du pavé » perdure, même si en 2014, dans les pays du Nord, et même dans la majorité des pays du Sud, sont au moins proportionnellement moins nombreux ceux qui sont encore forcés à marcher au bas de la rue, dans les immondices.
C’est ainsi que se préparerait un nécessaire et inévitable effondrement paroxystique débouchant sur une reconstruction reproduisant dans les grandes lignes les mêmes structures inégalitaires du passé. C’est en tout cas ce que présagent bon nombre de ceux qui s’aventurent à essayer de regarder à travers les brumes de notre avenir à moyen terme [note : au fond, le catastrophisme n’est-il pas un refuge réconfortant ?].
Questionnement pessimiste : « Y a-t-il vraiment quelque chose à faire ? »
Perspectives d’un transhumanisme techno-progressiste ?
Alors, que restera-t-il dans la marge pour préparer de véritables alternatives ?
De vieilles lunes sans doute, mais pas seulement. La diffusion libre, massive et gratuite de la connaissance, le partage gratuit et non marchand en général. L’aide de proche à proche, solidaire. Le hacking, sous sa forme d’un détournement inattendu et subversif de ce que produit le rouleau compresseur consumériste. La révolte 2.0 aussi, celle qui, utilisant la vitesse des réseaux numériques, permet de mobiliser en quelques jours un nombre impressionnant de personnes autour d’actions concrètes ou symboliques, prenant au dépourvu et laissant ébahies les élites politiques ou médiatiques. La réappropriation des moyens de production, qui sait ?
Nombreux, aujourd’hui, sont ceux qui rêvent d’une redistribution complète des cartes permise par une vaste diffusion de l’impression 3D. Quelles conséquences économiques et sociales aura la généralisation de cette technique ? Dans une analyse marxiste classique, le contrôle des moyens de production est un facteur essentiel à la structuration sociale. Cela se traduira-t-il par une véritable démocratisation, ou bien le système dominant parviendra-t-il une fois de plus à récupérer le contrôle global en mettant la main sur les principaux leviers : matières premières et surtout algorithmes de conception ?
La robotisation généralisée peut être une source de craintes et une source d’espoir du point de vue de la mobilisation sociale. Conçue par l’oligarchie mondiale, elle peut – grâce à l’organisation du chômage, de la dépendance économique, combinée à la dictature du divertissement – déboucher sur des sociétés où les libertés réelles auront encore reculé. Mais, par la libération d’une grande quantité de temps, elle peut à l’inverse permettre l’épanouissement d’une grande créativité, d’une diversification de nos expériences. Les transhumanistes convaincus ne manqueraient pas d’en profiter pour explorer toutes les voies de l’évolution techno-biologique.
En fait, si l’on prend comme repère la réalité connue, nous pouvons imaginer que ces diverses tendances auront cours en même temps.
Pour finir, je citerai une dernière source de transformations individuelles et sociales beaucoup moins mise en avant jusqu’à présent – sans doute parce qu’elle relève encore essentiellement de la spéculation scientifique et philosophique – c’est celle que l’on désigne sous sa dénomination anglo-saxonne de « moral enhancement ». Une éventuelle « amélioration morale » par la technique ne sera envisageable qu’après des progrès considérables en matière de compréhension de notre fonctionnement cérébral. On pressent déjà les problèmes éthiques, en terme de liberté de conscience, qu’elle posera. Comme toute technique, nous pouvons facilement concevoir qu’elle sera l’enjeu des mêmes rapports de force. Dans un contexte néolibéral et capitaliste par exemple, je pense que la poursuite du profit maximal pousserait facilement à rechercher le plus efficace contrôle des comportements individuels. Le moral enhancement, utilisé comme un aboutissement idéal de la logique publicitaire, pourrait tendre à un véritable contrôle de la pensée. Cette logique rencontrerait sans doute la faveur des acteurs étatiques tout à leur souci d’ordre et de sécurité. Un tout petit peu d’imagination dystopique nous conduit rapidement à imaginer des scénarios à la 1984.
Pourtant, une utilisation positive d’une telle technique est possible, qui soit utile à tous, libératrice et véritablement progressiste. Une analyse consiste à dire que c’est justement du fait de notre faible évolution morale que nous continuons à perpétuer entre nous les comportements prédateurs qui sont à l’origine de tant de maux. Au fond de nous-mêmes, nous véhiculons sans doute plus ou moins tous des prédispositions à des comportements de dominance, donc éventuellement de l’agressivité, ainsi qu’une incapacité intrinsèque à faire preuve de véritable empathie pour ce qui dépasse le cercle étroit de notre “clan” [8], ce qui peut être issu de notre adaptation darwinienne aux conditions de survie dans le monde d’avant le néolithique. Une atténuation suffisamment bien contrôlée des facteurs biologiques qui jouent un rôle important dans le développement de nos attitudes les plus négatives pourrait nous permettre de sortir de ce cycle apparemment sans fin : accumulation paroxystique du pouvoir, brutales remises en question, perpétuelle reconstitution.
Un membre de Technologos, association généralement très critique vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme une « fuite en avant » technologique, me faisait récemment remarquer que les transhumanistes ne se rendaient pas bien compte, à son avis, du rôle idéologique considérable qu’ils avaient commencé et qu’ils allaient être encore amenés à jouer.
L’enjeu me paraît en effet énorme. A priori, les plus pauvres et les plus faibles peuvent pressentir que leur espoir de sortir de l’affrontement en ayant gagné quelque chose est maigre. La puissance des multinationales milliardaires des NBIC alliée à celle des gouvernements peut paraître impossible à arrêter. Pourtant, je ne vois guère d’autre alternative. Il faut poursuivre ce combat si nous voulons qu’à travers l’évolution trans-humaniste à venir, soit préservé l’essentiel de notre humanité.
Plutôt que d’être prisonniers d’un principe de réalité indépassable, il s’agit dès à présent de construire une autre réalité.
Marc Roux
Pour l’AFT:Technoprog
(Merci à Didier Coeurnelle et Cyril Gazengel, entre autres, pour leur collaboration)
Notes :
[1] Jean-Didier Vincent, Bienvenue en transhumanie, 2011
[2] Jean-Michel Besnier, dans le cadre d’une débat sur Newsring : « Faut-il condamner le transhumanisme ? »
[3] C’est notamment la position de l’association Pièce et Main d’Oeuvre.
[4] Jean-Paul Baquiast, Pour un principe matérialiste fort, Éd. JP.Bayol.
[5] Malgré le scandale international provoqué par les révélations de E. Snowden, l’administration Obama n’envisage qu’une réforme à la marge de la NSA …
[6] Rapport du PNUD sur le développement humain 2011
[7] Steven Pinker, The Better Angels of Our Nature, 2011
[8] Le besoin de “dominance” a notamment été théorisé par Henri Laborit qui disait : <<Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici que cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change.>>.
[8] Ingmar Persson And Julian Savulescu, Unfit for the Future: The Need for Moral Enhancement, 2012