Le progrès doit-il se conformer au droit ?

Avis d'un juriste sur la question.

Publié le 2 novembre 2016, par dans « Question sociale »

Hadrien Pourbahman est étudiant en droit et membre de l’Association Française Transhumaniste. En début d’année, il avait effectué un stage avec Didier Coeurnelle sur le thème « Vers une reconnaissance d’un droit à la longévité », dont vous pouvez lire le résumé ici.

Plus récemment, il a rédigé un mémoire de fin d’études sur le thème : « Le progrès doit-il se conformer au droit ? De la nécessité d’anticiper juridiquement les pratiques transhumanistes ». Vous pouvez consulter le mémoire (66 pages) en cliquant ici. L’article ci-dessous en résume les idées principales.

 

Avant tout, le transhumanisme contemporain est une façon de penser, un mouvement, un courant de pensée promouvant l’utilisation de diverses technologies pour augmenter, améliorer, modifier et corriger les limitations inhérentes à l’être humain, notamment celles qui ont trait au vieillissement du corps et à la mort.

Mais un mouvement sans une application matérielle et sociétale ne saurait être susceptible de recevoir une attention éthique, juridique et institutionnelle au-delà de sa compréhension intellectuelle.

Au yeux du monde politique et juridique, c’est cette application matérielle qui ferait défaut au transhumanisme, le privant d’un droit à la réflexion sociétale, car pour nombre d’observateurs, ce dernier ne serait rien de plus qu’une idéologie fantasque ne nécessitant guère d’attention.

Au delà d’un mouvement purement intellectuel, la pensée transhumaniste contemporaine s’est disséminée au sein de nombreuses sphères de recherches, qu’elles soient scientifiques, technologiques, médicales ou sociales.

Concrètement, les idées transhumanistes se retrouvent dans de nombreux domaines liés aux technologies de pointe comme le développement des Intelligences Artificielles (I.A), la robotique, les biotechnologies, les nanotechnologies, l’informatique personnelle, etc. Ce phénomène est caractérisé en partie par la convergence des technologies issues des Nanotechnologies, Biotechnologies, de l’Informatique et des sciences Cognitives (NBIC).

La majorité des juristes traitant du transhumanisme souffre d’une véritable contradiction: ils pensent que le transhumanisme est une idéologie fantasque mais dans le même temps, ils reconnaissent que sa potentielle concrétisation au sein de nos sociétés serait une menace pour l’équilibre de cette dernière. L’équilibre, notion similaire à l’égalité mais néanmoins différente, reste l’une des pierres angulaires de tout système démocratique moderne, car c’est sur lui que repose le fait (réel ou supposé) que chacun est traité et respecté d’une manière équivalente afin que le système fonctionne correctement. Traiter les individus avec trop de différences reviendrait à déséquilibrer le système et, in fine, à le faire exploser.

Alors, dans un tel cas, pourquoi accepter qu’un mouvement puisse déséquilibrer la société ?

Tout simplement car c’est le propre de l’être humain de vouloir transcender sa propre condition. Mais dans le cas du transhumanisme, cette métamorphose sociétale pourrait se faire dans la douleur et engendrer nombre de déséquilibres si les institutions, les législateurs, les juristes, les éthiciens et les philosophes n’y prennent pas garde. Afin d’éviter cela, il est impératif de changer de paradigme – c’est-à-dire, de prendre en compte le fait qu’il faut légiférer sur les innovations technologiques avant que celles-ci soient présentes et contraignent les sociétés à adopter, dans la précipitation, un arsenal juridique non-efficient.

Il ne fait aucune doute que l’apparition d’une convergence des technologies NBIC pourrait provoquer un bouleversement dans l’équilibre sociétal. Il serait donc inconcevable de ne pas se pencher sur les conséquences juridiques qu’entraînerait un tel changement, surtout quand on prend en compte le fait que ces changements toucheront, in fine, chaque membre de l’espèce humaine.

Cette nécessité impérieuse d’anticiper les problématiques juridiques liées à la convergence des NBIC, et plus généralement au transhumanisme, n’est pas forcément une évidence. Par exemple, la Commission nationale d’éthique suisse a fait savoir qu’elle ne traiterait pas juridiquement en tant que telle l’amélioration globale de l’être humain. En effet, une étude associant cette commission et l’Université de Neuchâtel [1] rapporte que « le développement humain artificiel n’est pas appréhendé en tant que tel par le droit, et ne le sera probablement jamais au vu de l’ensemble des différentes activités et professions concernées», et ce même si les chercheurs ont « constaté que de nombreux champs du droit sont concernés et que chaque activité concernée est réglementée de façon propre » [2].

Malgré tout, il est nécessaire de tempérer cette frileuse analyse institutionnelle.

En effet, bon nombre de chercheurs et d’analystes ont déjà commencé à travailler (plus ou moins timidement) sur la réflexion d’une intégration juridique du transhumanisme. Pour s’en convaincre, deux faits peuvent résumer cet embryon de recherche et d’intégration : la reconnaissance institutionnelle du transhumanisme aux États-unis et en Europe, ainsi que les réflexions nées de cette reconnaissance.

 

Légitimation institutionnelle américaine et européenne

Aux États-Unis, la reconnaissance institutionnelle des questionnements transhumanistes, des opportunités et des craintes qu’ils suscitent s’est effectuée au début des années 2000 avec le rapport Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science [3].

Le rapport, commandé par le United States Department of Commerce [4] et publié en 2003, met en lumière les précieux avantages à tirer de tout le potentiel des nanotechnologies, et met en exergue les possibilités infinies offertes par la convergence de la biologie, de la machine et de l’IA.

Le rapport dirigé par Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge propose d’explorer de nombreux champs de recherche : bio-ingénierie, robotique, augmentation de l’être humain par le biais de prothèses, stimulants et implants cérébraux, etc. Ils incitent alors les pouvoirs publics américains à se pencher sérieusement sur ces questions, toutes liées à la philosophie transhumaniste, en insistant sur les possibilités de passer d’un bricolage naturel mais aléatoire à une ingénierie de l’être humain rationalisée et améliorée en supprimant ses facteurs limitants.

En 2004 paraît un second rapport, publié sous la houlette du President’s Council On Bioethics, organe chargé de conseiller le président George W. Bush et son administration sur les grandes questions de bioéthique entre 2001 et 2009 [5].

Ce second rapport provient directement d’un conseil dont les membres ont été nommés par le président. Parmi eux se trouvent notamment le Docteur en philosophie Michael J. Sandel et le Docteur Francis Fukuyama, tous deux connus pour être de fervents opposants aux thèses transhumanistes.

Le rapport prend le contre-pied du précédent et se fait le défenseur de la sacralisation du corps et de l’esprit humain en mettant en exergue les différences flagrantes entre la pensée bio-conservatrice et la pensée bio-progressiste.

À son tour, l’Union Européenne publie un rapport nommé, Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies [6]. Elle préconise, tout comme le rapport américain de 2004, non pas une amélioration de l’être humain par la technologie, mais une amélioration de la compréhension du monde qui entoure l’Homme, et de sa connaissance de la nature.

Enfin, en 2009, un nouveau rapport, parlementaire [7] cette fois, vient contrebalancer les thèses émises par son prédécesseur. Ce rapport constitue la véritable première pierre d’une reconnaissance institutionnelle de la pensée transhumaniste en Europe à tel point qu’une partie des spécialistes reconnaissent que cette analyse « va faire date dans la reconnaissance publique du transhumanisme » [8].

Ce rapport, tout comme les précédents, marque l’importance grandissante de la présence de la convergence des NBIC au sein de la société et confirme que les idées transhumanistes ne sont pas des idées à considérer comme relevant de la science-fiction, ou à marginaliser sous prétexte qu’elles ne seraient pas réalisables [9].

Il propose alors de réglementer les pratiques issues de la pensée transhumaniste. Il s’agirait de légaliser certaines pratiques mais d’en interdire d’autres, considérées comme dangereuses pour l’avenir de l’humanité. Le rapport différencie donc les pratiques transhumanistes, reconnaissant au passage la nécessité impérieuse de différencier les groupes et les pratiques transhumanistes avant d’amorcer une quelconque réglementation.

In fine, au fil de l’établissement de ces rapports institutionnels, trois points de vue se sont dégagés :

  1. Un point de vue technophile dont la principale caractéristique est une foi quasi-illimitée dans le progrès technique pour résoudre les problèmes de l’humanité, Ce point de vue est plutôt celui du rapport américain de 2003, Converging Technologies for Improving Human Performance.
  2. Un point de vue technophobe et bio-conservateur qui milite pour une forte restriction des pratiques issues de la convergence des technologies NBIC et in fine des pratiques transhumanistes. Ce point de vue est plutôt celui des rapports américain et européen de 2004, Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness et Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies.
  3. Un point de vue pragmatique qui lui prend acte que la pensée transhumaniste et sa personnification via la mise en application de la convergence NBIC est une réalité, qu’il est nécessaire de réguler ces pratiques et de définir un curseur juridique à un niveau régional voire international. Ce point de vue est partagé par le dernier rapport européen de 2009, le Human enhancement Study.

Une vision pragmatique de la situation s’avérera cruciale dans la réglementation des pratiques transhumanistes. Cette vision permettra de dépasser les clivages et d’avoir une analyse rationnelle de la situation. C’est notamment cette vision pragmatique qui va alimenter certaines réflexions de droit positif et de droit prospectif [10].

En effet, certains praticiens du droit (mais ils sont très rares…) pensent déjà à l’intégration juridique de certaines pratiques transhumanistes ; c’est notamment le cas dans des domaines comme l’engagement de la responsabilité civile extra-contractuelle d’un humain amélioré par la technologie ou encore sa responsabilité pénale.

Ces développements juridiques existent [11], mais sont marginalisés au sein d’une communauté juridique française (voire internationale) réfractaire aux changements technologiques et sociétaux. C’est justement cette frilosité juridique qui m’a conduit, tout au long de l’écriture de mon mémoire, à m’interroger sur la nécessité d’anticiper juridiquement l’ensemble des développements liés à la pensée transhumaniste afin que l’équilibre de nos sociétés ne soit pas davantage bouleversé qu’il ne l’est actuellement.

 

Hadrien Pourbahman

Juriste spécialisé en Droit de la santé et en Droit des biotechnologies

 

Notes

[1] Le développement humain artificiel communément appelé « human enhancement », législation actuelle et besoins de réglementation.

[2] ibid p.45

[3] Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science: Technologies convergentes améliorant les performances humaines : nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (contenu en anglais)

[4] United States Department of Commerce: Département du Commerce des États-Unis.

[5] Le President’s Council On Bioethics fût dissout le 24 novembre 2009 par la décision exécutive 13521 du président Barack Obama et remplacé par le Presidential Commission for the Study of Bioethical Issues (Commission présidentielle pour l’étude des enjeux de bioéthique). Source (en anglais)

[6] Technologies Convergentes: Façonner l’Avenir des Sociétés Européennes.

[7] Parlement Européen, Étude sur l’amélioration humaine, 2009 (contenu en anglais)

[8] G.Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme, Académie Royale de Belgique, 2014 p.11

[9] « Les tentatives d’ignorer ou de ridiculiser le transhumanisme en le faisant passer pour un insignifiant techno-culte (idée qui était assez répandue dans les années 1990 et au début de la décennie en cours) se sont révélées comme des tentatives totalement futiles ».

[10] Le droit positif est le droit d’un État à un instant T, le droit prospectif est une fiction juridique dans laquelle, l’auteur juridique se plonge pour anticiper les futurs changements légaux.

[11] La preuve en est (entre autres), les développements des professeurs, Audrey Darsonville et Geoffroy Hilger, le cabinet d’avocats d’Alain Bensoussan, ainsi que les diverses réunions publiques à l’Assemblée nationale française, notamment celle du 10 décembre 2015 sur « Les robots et la loi » et celle du 27 octobre 2015 sur « Les nouvelles biotechnologies: Quelles applications, quel débat public ».

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