SCUM Manifesto : l’espèce humaine doit-elle nécessairement avoir des mâles ?
L’un des textes cultes du féminisme radical était aussi, par bien des aspects, transhumaniste.
Publié le 22 juin 2025, par dans « Autres »
Écrit en 1967, un peu plus tôt que les tribunes longévitistes de François Cavanna dans Charlie Hebdo ou que le texte techno optimiste Up Wingers de FM-2030, SCUM Manifesto est un brûlot misandre qui est devenu, par la force des choses, une référence historique du féminisme radical. Il se fait notamment connaître dès l’année suivante, en 1968, quand son autrice tente d’assassiner Andy Warhol (l’artiste frôlera la mort, après une opération de 5 heures).
Un temps internée, instable psychologiquement, Valerie Solanas finira sa vie dans la misère en 1988, après des années d’errance et de maladie. Néanmoins, le SCUM Manifesto a continué de provoquer la réflexion dans les milieux féministes, avec plusieurs réimpressions dans le sillage du mouvement MeToo (récemment chez Hachette, avec une préface de Lauren Bastide).
Le statut culte du SCUM Manifesto (à lire ici en VO, ici en français) tient à son côté excessif, à son sexisme anti-hommes revendiqué, rendu acceptable par un humour qui balance entre premier et second degré, et des formulations grotesques qui ont pu convaincre une partie des lecteurs qu’il était parodique (“Les hommes sont des Midas d’un genre spécial : tout ce qu’ils touchent se change en merde”). Pourtant, des interviews ultérieures à sa rédaction achèvent de convaincre que Valerie Solanas, par ailleurs diplômée en psychologie et brièvement chercheuse à l’université du Minnesota, était dans le fond sérieuse.
J’avais entendu parler de ce texte il y a plusieurs années et l’avais lu en diagonale, mais une relecture récente, à l’occasion d’une introspection personnelle, m’a ouvert les yeux sur le fait qu’il avait de nombreux liens avec la philosophie transhumaniste.
Il commence par une affirmation : “Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin.” [c’est moi qui souligne]
Valerie Solanas poursuit : “Grâce au progrès technique, on peut aujourd’hui reproduire la race humaine sans l’aide des hommes (ou d’ailleurs sans l’aide des femmes) et produire uniquement des femmes ; conserver le mâle n’a même pas la douteuse utilité de permettre la reproduction de l’espèce. Le mâle est un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital. Être homme, c’est avoir quelque chose en moins, c’est avoir une sensibilité limitée. La virilité est une déficience organique, et les hommes sont des êtres affectivement infirmes.”
Cette introduction fait immédiatement penser à Up Wingers, dans le ton et l’esprit de remise en cause débridée du bio-conservatisme.
Plus loin, Solanas affirme la primauté du développement technique sur l’évolution morale et sociale, dans une démarche technoprogressiste : “Il est facile de parvenir rapidement à une société entièrement automatisée, à partir du moment où la demande est générale. Les plans existent déjà, et si des millions de gens y travaillent, la construction ne prendra que quelques semaines. Malgré la suppression de l’argent, tout le monde sera ravi de mettre la main à la pâte et de participer à la construction d’une société automatisée. Cela marquera le début d’une ère nouvelle et fantastique, et son édification se fera dans une atmosphère de fête.

La suppression de l’argent et l’automation généralisée sont la base de toutes les autres réformes de SCUM qui seraient impossibles sans elles, mais qui pourront être réalisées sans tarder à partir de ces préliminaires. Le gouvernement s’effondrera automatiquement. Grâce à l’automation généralisée, il sera possible à tout le monde de voter directement depuis chez soi en se servant d’une machine à vote électronique. Mais comme le gouvernement ne s’occupe pratiquement que d’organiser les finances et d’édicter des lois visant à faire ingérence dans la vie privée, la suppression de l’argent, et avec elle l’élimination des mâles qui réglementent la « morale », ne laisseront plus guère de raisons de voter.”
L’un des chantiers prioritaires, selon l’autrice, serait alors de diriger les énergies vers les sciences de la vie : “Toutes les maladies sont curables, et le vieillissement et la mort sont dûs à la maladie. Il est donc possible de ne jamais vieillir et de vivre éternellement. En fait, les problèmes de la vieillesse et de la mort pourraient être résolus d’ici quelques années si la science y mettait le paquet. Cette éventualité n’aura cependant pas lieu dans un monde régi par les hommes pour les raisons suivantes :
– 1- De nombreux chercheurs potentiels sont découragés des carrières scientifiques à cause de la rigidité, de l’ennui, du coût, des pertes de temps et de la sélection sociale qui caractérisent notre enseignement « supérieur ». (…)
– 5- L’automation est insuffisante. Nous disposons actuellement de tonnes d’informations qui, utilisées à bon escient, pourraient permettre de guérir le cancer ainsi que d’autres maladies et peut-être nous apporter la clé de la vie. Mais les données à utiliser sont si nombreuses qu’il nous faudrait des ordinateurs ultra-rapides pour les relier. L’institution de l’ordinateur sera continuellement retardée dans un système régi par les hommes car ceux-ci ont horreur d’être remplacés par des machines.”
Sexisme mis à part, cinquante ans avant AlphaZero, ce paragraphe est étonnamment clairvoyant…
L’autrice achève ce panorama transhumaniste par une remarque qui évoque la neuro-amélioration morale : “Si les hommes étaient raisonnables, ils chercheraient à se changer carrément en femmes, mèneraient des recherches biologiques intensives qui permettraient, au moyen d’opérations sur le cerveau et le système nerveux, de transformer les hommes en femmes, corps et esprit.”
Analyse rétrospective
Si le texte dérange toujours, mais qu’il est toujours publié (alors qu’un passage appelle littéralement les hommes à aller se faire gazer volontairement !), est-ce parce que sa violence paraît bien modérée face à celles, masculines, qu’il dénonce ?
Force est de constater que l’écrasante majorité des atrocités humaines sont le fait du sexe masculin (aujourd’hui, à l’échelle mondiale, moins de 5% des détenus sont des femmes). Mais peut-on pour autant dire que le mâle biologique est, comme le pense Solanas, un frein au progrès social et humain ?

En tant que transhumanistes, amoureux de la science et ennemis des bio-conservatismes, nous devons simplement rappeler quelques points importants :
- Il n’y a pas de consensus scientifique clair concernant les caractéristiques morales et mentales “innées” des hommes. Il semblerait que les hommes aient une certaine prédisposition à l’agression (peut-être due à l’exposition prénatale à la testostérone), et à certaines maladies mentales incluant un manque d’empathie. Nous parlons ici de prévalence plus élevée, pas de généralisation. Ces traits, partagés avec de nombreuses autres espèces animales (à l’heure où l’on révise le prétendu pacifisme des bonobos), sont probablement le fruit de stratégies évolutives, et sont chez l’être humain très largement compensés par l’éducation et l’amélioration des conditions d’existence. Il n’y a sans doute pas urgence à “jeter le bébé garçon avec l’eau du bain”, tant l’influence de l’environnement paraît cruciale (après tout, le taux d’homicide par habitant a énormément varié au cours de l’Histoire) ;
- Ceci étant posé, le fait qu’un certain pourcentage de l’espèce humaine ait un pénis ou un vagin ne devrait pas constituer une nécessité indépassable ;
- Les parents doivent jouir de la liberté de choisir les caractéristiques génétiques de leurs enfants, à condition bien sûr que celles-ci ne soient pas synonymes de souffrances (pour l’enfant ou son entourage) et de maladie inévitables. S’ils veulent des filles au lieu de garçons, cela doit être (et est déjà) possible grâce à l’IVG ou la PMA ;
- Il est vrai que ce qu’on associe depuis longtemps à une vie meilleure, plus civilisée, plus humaine, notamment chez les technoprogressistes (valeurs telles que l’empathie, la coopération, le soin), est également plus présent de facto chez les femmes. La violence masculine semble transcender les classes sociales et la géographie, et survivre, même atténuée, à toutes les réformes sociales et économiques depuis plusieurs siècles. Une façon paresseuse de régler le problème pourrait être de faire beaucoup moins de mâles en proportion ;
- Du point de vue strictement longévitiste, un moyen simple d’augmenter les chances que ses enfants vivent plus longtemps pourrait être de favoriser les naissances de femmes ;
- Le raccourci proposé par Solanas sur la générale “dégénérescence” ou “insuffisance” du chromosome Y et de l’humanité mâle n’est évidemment pas valable d’un point de vue scientifique. Il suffit de rappeler qu’un chromosome ou un gène “en plus” peut signifier dans certains cas de nombreux handicaps ;
- Si nous arrivons un jour à la conclusion que le chromosome Y est effectivement handicapant et génère des niveaux moins intéressants de conscience de soi et de bonheur (ce qui reste à démontrer), cela ne signifie pas que nous devions rabaisser et déconsidérer les porteurs de celui-ci. Une piste pourrait être par exemple de garantir un libre accès aux ressources de la bioingénierie. Les technoprogressistes s’opposent fermement au validisme, ou à l’âgisme, sans pour autant considérer le handicap et la vieillesse comme souhaitables ;
- Valerie Solanas montre dans SCUM Manifesto peu de considération pour les femmes hétérosexuelles. Or celles-ci auraient peut-être quelque chose à perdre si l’Humanité était constituée à 90% de femmes biologiques ;
- L’idée selon laquelle l’automatisation serait la clé vers une libération des esprits et des corps est assez partagée par les technoprogressistes, même si nous ne sommes pas parvenus jusqu’ici à imposer une redistribution satisfaisante des gains de productivité permis par l’automatisation.
Pour conclure, qu’on le veuille ou non, le caractère transhumaniste et prémonitoire du SCUM Manifesto apparaît très clairement à la lumière des progrès de l’IA et des interrogations sur le genre de 2025. Le texte reste utile pour nourrir une réflexion technoprogressiste plus globale sur ce que nous voulons faire de nos nouveaux outils (bio-)technologiques au service de notre espèce, sans complaisance, évidemment, pour les aspects outranciers ou les appels (plus ou moins ambigus) à la violence qu’il contient.