SMI²LE : les voyages de Timothy Leary
Timothy Leary (1920-1996) marqua de son empreinte l’évolution du mouvement progressiste et techno optimiste des années 70 à 90. Cet article fait partie de la série “Histoire du transhumanisme”.
Publié le 7 janvier 2019, par dans « transhumanisme »
Surtout connu pour son prosélytisme pour la consommation de LSD dans les années 1960, Timothy Leary a marqué de son empreinte l’évolution des débats dans la sphère technoprogressiste américaine des trente dernières années du siècle dernier. Sa “seconde carrière” est intéressante pour comprendre la structuration du transhumanisme aux Etats-Unis.
Docteur en psychologie et clinicien à Harvard, Timothy Leary entre tardivement dans la contre-culture, à quarante ans passés. Inculpé pour possession de marijuana en 1968, désigné par Nixon comme “ennemi public n°1”, candidat en 1969 au poste de gouverneur de Californie, il est incarcéré en 1970, s’échappe puis est arrêté à nouveau.
Définitivement sorti de prison en 1976, il passe les vingt dernières années de sa vie à propager des idées variées, globalement pro-technologie et anticonformistes, sous la bannière “SMI²LE”. Pour ce faire, il voyage à travers le pays et utilise divers journaux et magazines (The Network, Mondo 2000…). SMI²LE, acronyme de Space Migration, Intelligence Increase, Life Extension (migration spatiale, augmentation d’intelligence, extension de la vie), désigne trois buts principaux, délaissant le mantra psychédélique des années 60 “turn on, tune in, drop out” (“branche-toi, accorde-toi, décroche”) : la conquête de l’espace, l’amélioration cognitive et l’allongement de la durée de vie sont devenus primordiaux pour Leary.
Inner, outer, cyber explorations
Dans la seconde partie des années 1970, l’espace est un thème qui fait fureur. Star Wars devient un succès planétaire, la NASA et le physicien Gerard O’Neill planifient de gigantesques stations en orbite lointaine, et la crainte de la surpopulation (alors que la natalité est encore forte partout) domine les débats, lançant notamment l’écologie politique. Pour Leary qui paraphrase avec humour la Bible, les “dociles hériteront de la Terre, et la domestiqueront entièrement à la manière maoïste-insectoïde. Les courageux migreront là-haut, vers les Mini Terres en Orbite Haute”.
Si l’on devait donc classer ces trois thèmes par ordre d’importance, l’allongement de la durée de vie viendrait en premier. Les deux autres, l’augmentation de l’intelligence (qui est pour Leary plutôt une libération du cerveau vis-à-vis de ses réflexes primaires) et la migration spatiale, seraient davantage des moyens permettant de concilier la durabilité de l’écosystème Terre et l’augmentation de la population induite par l’allongement radicale de la durée de vie.
Durant les années 1980, Leary se rapproche du milieu cyberpunk et des enthousiastes de l’ordinateur comme le romancier William Gibson. A l’automne 1988, deux jeunes étudiants en philosophie de l’Université de Californie du Sud, Max T. O’Connor et Tom W. Bell (Max More et Tom Morrow de leurs pseudonymes) fondent un magazine qui lancera le transhumanisme libertarien tel qu’on le connaît aujourd’hui : Extropy. Gagnant en popularité, les techno utopistes devenus de riches acteurs de l’économie 1.0 se retrouveront quelques années plus tard dans le magazine Wired (San Francisco, 1993).
Jamais avare de changements d’avis, Leary déclare alors que le “PC est le LSD des années 1990”. Il transforme son mantra en “turn on, boot up, jack in”. Jusqu’à sa mort en 1996, il fera la promotion d’internet et de la réalité virtuelle.
On pourrait voir dans l’évolution de Timothy Leary, qui n’était pas le dernier des opportunistes, un reflet de l’évolution globale du progressisme pro-technologie de la fin du XXème siècle. La fascination pour l’exploration intérieure (substances psychoactives) céda le pas à celle pour l’exploration lointaine (colonisation de l’espace), puis à celle des cybermondes.
Compagnonnages suspects
Les réflexions de Leary et sa (trop grande ?) ouverture d’esprit l’amenèrent à côtoyer pendant plusieurs années différents personnages à la démarche plus ou moins scientifique. Ses propres écrits peuvent eux-mêmes faire penser à du gloubi-boulga new age, mélangeant l’évolution dirigée à un hypothétique “modèle quantique de la conscience” ou à des digressions sur une influence extraterrestre sur l’évolution humaine. Le magazine Omni n’hésite pas à mixer les idées de Leary ou du physicien Eric Drexler à des délires concernant la communication homme-dauphin ou les perceptions extrasensorielles, le tout copieusement arrosé de mysticisme et de théories archéologiques farfelues.
Ce manque de discernement fera beaucoup de tort aux transhumanistes, trop lents à exclure de leurs rangs les coupables de manquement à la rigueur scientifique.
Un deuxième travers de Leary et de ses suiveurs californiens jettera l’opprobre sur le mouvement : leur élitisme assumé et décomplexé. Leary établit par exemple un “Top 100 génétique” de personnalités (artistes et scientifiques) dans son livre de 1979 Les Agents Intelligents. Selon lui, de 1 à 2% des humains, à n’importe quelle période historique, sont génétiquement programmés pour “voyager dans le futur, revenir dans la ruche et informer leurs semblables” à la manière d’abeilles exploratrices. Ce sont ces “individus exceptionnels” qui doivent être sélectionnés pour coloniser l’espace.
Basées sur les écrits libertariens d’Ayn Rand (La Grève), ce genre de positions politiques donnèrent au transhumanisme naissant une connotation fortement exclusive, puérile, égoïste et arrogante qui se fait encore sentir aujourd’hui, d’Elon Musk à Laurent Alexandre. Il faudra attendre le début des années 2000 pour que ce courant soit mis en minorité au sein des transhumanistes.
Il n’en reste pas moins que la vie et les écrits de Timothy Leary constituent un témoignage (hélas gênant) de la matrice qui généra le transhumanisme politique. Ils nous aident malheureusement à comprendre pourquoi le mouvement continue toujours à souffrir d’une mauvaise image.
Source : Groovy Science, Knowledge, Innovation and American Counterculture, University of Chicago Press 2016