Soyons ouverts aux modifications génétiques germinales
Réaction de l'AFT à l'éditorial du journal Nature paru le 8 janvier 2025
Publié le 17 janvier 2025, par dans « transhumanisme »
L’AFT s’intéresse ici au papier de Visscher et al. sur les bénéfices potentiels de modifications génétiques héritables paru dans Nature. L’article explore l’impact de ces modifications sur l’incidence de 5 maladies graves et invalidantes et ses impacts sur l’égalité. L’AFT salue la publication de cet article et en livre un commentaire détaillé.
Points-clés : Les technologies de modifications génétiques germinales pourraient être globalement utilisables dans un horizon de 30 ans. La modification de seulement quelques allèles dans toute la population pourrait réduire d’un facteur 2 à 60 la fréquence d’apparition de maladies gravement invalidantes. Les modifications génétiques germinales vont dans le sens de l’égalité car elles contrecarrent les inégalités génétiques naturelles issues de la loterie génétique. Il est immoral de ne pas chercher à soigner des maladies gravement invalidantes au nom de valeurs bioconservatrices. |
Un texte très important sur les modifications génétiques est récemment paru dans la prestigieuse revue Nature intitulé “Heritable polygenic editing: the next frontier in genomic medicine?” (Edition polygénique héritable : la nouvelle frontière en médecine génomique ?) [1]. Cet article a été mis en lumière dans l’éditorial de ce même numéro de Nature[2].
Il explore de façon positive les modifications génétiques germinales. Qu’un tel article soit paru dans Nature est donc exceptionnel.
L’AFT salue la publication de cet article qui est globalement très positif, et rappelle que l’éthique est dans le camp du transhumanisme et d’une utilisation – prudente mais nécessaire – des techniques d’édition du génome, y compris au niveau germinal, comme nous le rappelle par ailleurs l’un des co-auteurs de ce papier : le bioéthicien Julian Savulescu[3].
Ce que dit le papier
Sur le plan technique
Comme son nom l’indique, ce papier analyse mathématiquement – certes avec des hypothèses simplificatrices – les bénéfices potentiels en termes de santé de l’édition du génome au niveau germinal, c’est-à-dire au niveau des gamètes et de la cellule-oeuf. Cela signifie donc que l’individu qui serait issu de cette cellule-oeuf modifiée vivra toute sa vie avec ces modifications et pourra les transmettre à sa descendance s’il ou elle décide de concevoir des enfants à l’ancienne.
Les auteurs se focalisent ici sur 5 conditions graves et invalidantes : la maladie coronarienne ; le diabète de type 2 ; la maladie d’Alzheimer ; le trouble dépressif majeur et la schizophrénie. Toutes ces maladies ont pour point commun d’être multifactorielles. Elles ne sont pas causées par un seul allèle (contrairement à la myopathie de Duchenne par exemple) mais par une multitude d’allèles, en interaction avec l’environnement, qui augmentent plus ou moins la probabilité de développer la maladie. Pris isolément, chacun de ces allèles ont un effet statistique plus ou moins petit, mais pour les personnes particulièrement malchanceuses qui portent beaucoup de ces allèles, la somme de tous ces effets augmentent de façon significative leur probabilité de développer la maladie.
Ainsi, les auteurs estiment que dans un scénario où l’entièreté de la population mondiale aurait accès aux techniques d’édition du génome au niveau germinal, l’incidence de ces 5 maladies graves pourrait être divisée par plusieurs ordres de grandeur et ceci en ne modifiant que les 10 allèles les plus impactants !
On sait déjà séquencer le génome des embryons pour choisir celui ayant le moins de facteurs de risques. On connaît aussi CRISPR-Cas9, les fameux “ciseaux génétiques”, mais pour l’instant on ne pouvait cibler qu’un seul gène à la fois. Compte tenu du fait que le génie génétique progresse constamment, les auteurs estiment que des techniques pouvant nous permettre d’éditer facilement de multiples gènes en même temps de façon sécurisée verront le jour dans les 30 prochaines années.
Le papier n’est pas parfait. Les auteurs sur-estiment les risques liés à la pléiotropie, le fait qu’un même gène peut affecter plusieurs traits. En pratique et hors cas particuliers, la pléiotropie est presque toujours positive : des allèles qui sont meilleurs dans un domaine le sont également dans d’autres[4]. De plus, l’approche statistique seule est insuffisante pour comprendre la génétique et ne remplace pas une compréhension exacte des mécanisme causaux liant génotype et phénotype (et rôle de l’environnement). Dans le cas de la dépression par exemple, il est raisonnable de penser que certains des allèles qui y prédisposent n’ont qu’un effet indirect (par exemple, un allèle qui rend laid a aussi de bonnes chances de prédisposer à la dépression car les personnes laides sont moins bien traitées socialement).
A noter enfin que les développements rapides de l’intelligence artificielle dans le domaine de la recherche médicale et génétique ouvrent, bien sûr, des perspectives de thérapies appliquées plus rapidement et avec moins de risques.
Sur le plan éthique
Enfin, l’article aborde les questions éthiques liées aux modifications génétiques germinales. C’est là sa grande force et originalité : il dépasse les poncifs bioconservateurs habituels et aborde les bénéfices concrets de l’édition génétique germinale et non pas juste les risques.
Sur la question de l’égalité en particulier, les auteurs soulignent à raison que la véritable option égalitariste serait au contraire de généraliser l’accès aux techniques d’édition génétique germinale. Ils disent qu’elles “seraient égalitaires et soutiendraient l’équité génétique en donnant aux gens une santé aussi bonne que les personnes en meilleure santé vivant déjà de nos jours”
Ils ajoutent :
“Réduire les inégalités de santé causées par une loterie génétique aléatoire semble juste et souhaitable. Fournir un accès équitable aux nouvelles technologies comme les GWAS [l’étude à grande échelle des corrélations gènes-phénotype, NDT] et les applications techniques qui en découlent aujourd’hui et, peut-être, l’édition de gènes multiples dans le futur, pourraient réduire les inégalités de santé”.[1]
Et plus loin :
“Il est important de prendre en compte les risques d’une décision de ne pas mettre en œuvre les l’édition de gènes multiples. Les maladies polygéniques sont une cause majeure de mort prématurée dans le monde, pèsent sur le système de santé et réduisent la liberté des gens en les rendant dépendant de ressources médicales.”[2]
Notre analyse
Les auteurs coupent ainsi l’herbe sous le pied d’un des arguments bioconservateurs les plus hypocrites : celui selon lequel les techniques d’édition germinale agrandiraient encore plus le fossé entre les riches qui ont accès à ces technologies et les pauvres qui n’y auraient pas accès.
Il est bien sûr absolument essentiel que tout le monde ait accès aux technologies d’édition du génome (comme à toute technologie rendant notre vie meilleure), et si l’on se soucie des inégalités génétiques artificielles que pourrait entraîner une répartition inégale de la richesse, alors pourquoi ne pas se soucier également des inégalités génétiques naturelles, issues du hasard de la conception ?
Va-t-on dire à un futur parent soucieux d’assurer la meilleure vie possible à ses enfants : “désolé, on ne va pas vous aider car ce ne serait pas juste pour ceux qui n’y ont pas accès financièrement”. Va-t-on dire à une personne de la classe moyenne mais atteinte d’une maladie grave : “c’est bien que tu aies cette maladie car cela compense ton privilège financier” ? Aucun privilège financier ne peut compenser une maladie gravement invalidante et incurable.
La critique se focalise ici exclusivement sur les inégalités entre les groupes sociaux, en oubliant totalement les inégalités non-sociales[5]. Notons ici que cette logique n’est jamais appliquée pour les innovations thérapeutiques “normales”.
Qu’une inégalité soit d’origine naturelle ou sociale, ou qu’elle soit entre les individus d’un groupe ou entre les groupes, ne change pas sa gravité, sauf à adopter la position bioconservatrice qui est que ce qui est “naturel” est forcément bon. Conception que nous rejetons.
Pour nous transhumanistes technoprogressistes, l’égalité est un tout. Il nous faut lutter pour l’égalité sociale comme pour l’égalité génétique. Ces deux combats ne sont pas contradictoires. Assurer l’accès à tous aux technologies d’édition du génome n’est pas une mince affaire, mais c’est un chemin bien plus sain que d’en n’assurer l’accès à personne. L’éthique est de notre côté.
Le papier n’aborde ici que les applications strictement thérapeutiques. Nous transhumanistes soutenons un usage volontaire de l’ingénierie génétique germinale dans tous les domaines (longévité, dispositions mentales, beauté, aptitude physique, etc) et pas uniquement dans le domaine de la santé au sens strict. Nous rappelons d’ailleurs que l’OMS définit la santé comme “un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité”[6].
Autres réactions
Les réactions ne se sont pas faites attendre. Ainsi peut-on également lire dans Nature un autre papier de Carmi et al. critiquant le premier[7]. Ses auteurs affirment que le modèle utilisé par Visscher et al., les auteurs du premier article, est spéculatif et simpliste. Pourtant Visscher et al. sont conscients des limitations de leur modèle et transparents sur celles-ci. Aussi, les éventuels problèmes techniques qu’il pourrait y avoir avec les technologies futures d’édition du génome sont tout aussi théoriques que ces dernières.
Derrière cette critique en apparence purement technique, Carmi et al. terminent leur papier en demandant rhétoriquement :
“Est-il sage de distraire les parties prenantes, dont le grand public, avec une technologie qui au mieux n’arrivera pas avant longtemps et au pire ne sera peut-être jamais sûre ?”[7]
Oui. Cela est essentiel car même si les technologies évoquées par Visscher et al. restent théoriques, en parler nous permet d’affuter nos cadres éthiques et surtout de voir là où se situent les grands clivages moraux.
L’ARRIGE (Association for Responsible Research and Innovation in Genome Editing) a également publié un communiqué avec une argumentation similaire[8]. Elle termine son communiqué en affirmant :
“Dans notre ère contemporaine de ‘fake news’ et de vérité alternatives, une telle publication est non seulement une provocation, mais va en plus nourrir la méfiance envers la science et reste hautement irresponsable”[8]
Enfin, Le Monde a également publié un article reprenant les mêmes arguments fallacieux[9].
Notre position
L’AFT-Technoprog affirme que la provocation et l’irresponsabilité se trouve du côté de celles et ceux qui, sous des arguments en apparence techniques et sociaux, visent à ralentir le développement de technologies d’édition du génome qui, en conjonction avec d’autres interventions au niveau somatique, pourront nous permettre de nous rapprocher d’une égalité de capacités biologiques réelle.
Nous affirmons que :
- Il est souhaitable de modifier le génome de nos descendants lorsque c’est pour leur donner une meilleure vie, et pas juste dans le domaine de la santé.
- Même si le modèle de Visscher et al. est simplifié, il reste une bonne porte d’entrée pour de meilleurs modèles et de plus amples discussions.
- Il existe déjà une littérature abondante sur les questions éthiques et politiques liées aux techniques de modifications génétiques, prétendre qu’il faudrait attendre d’avoir cette discussion avant de les utiliser est donc une ruse pour retarder leur déploiement.
- Les risques sanitaires ou sociaux possibles liés aux modifications génétiques germinales à grande échelle doivent être mis en regard, non pas des risques, mais de la CERTITUDE que s’en remettre à la loterie génétique crée de la souffrance et de l’inégalité.
- Les systèmes de santé doivent tout mettre en œuvre pour que les modifications génétiques germinales soient accessibles à tous et pas juste aux plus riches (ou aux résidents des pays où elle est légale). Même si cette accessibilité est imparfaite, elle reste une option plus égalitaire que la loterie génétique.
En tant que technoprogressistes, nous sommes attachés à l’égalité et à la justice sociale. Nous ne rejetons pas en bloc les critiques de la modification génétique germinale basée sur ces valeurs. Nous affirmons cependant que :
- Les technologies de modification génétique germinale vont en ce sens.
- Certains arguments en apparence purement technique ou sociaux dissimulent en fait un bioconservatisme non avoué.
Nous affirmons, en somme, que l’éthique est dans notre camp.
Références :
[1] Visscher, P.M., Gyngell, C., Yengo, L. et al. Heritable polygenic editing: the next frontier in genomic medicine?. Nature (2025). https://doi.org/10.1038/s41586-024-08300-4
[2] We need to talk about human genome editing. (2025). Nature, 637(8045), 252. https://doi.org/10.1038/d41586-025-00015-4
[3] The Artificial Intelligence Channel. (2018, January 18). Unfit for the Future: The urgent need for moral bioenhancement – Julian Savulescu [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=yF3PcdU8fEk
[4] Voir notamment la notion de “genic capture” : https://en.wikipedia.org/wiki/Genic_capture (en anglais)
[5] Cette distinction s’appelle aussi inégalités horizontales (entre les groupes) / inégalités verticales (entre les individus). Les inégalités génétiques relèvent de la seconde catégorie.
[6] https://www.who.int/fr/about/governance/constitution
[7] Carmi, S., Greely, H. T., & Mitchell, K. J. (2025). Human embryo editing against disease is unsafe and unproven — despite rosy predictions. Nature. https://doi.org/10.1038/d41586-024-04105-7
[8] https://www.arrige.org/wp-content/uploads/2025/01/ARRIGE_statement_HPE.pdf [9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/01/14/l-inquietant-retour-de-l-eugenisme-genetique_6497151_3232.html
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