Transhumanisme à la japonaise
Compte-rendu de la conférence de Makiko Yoshioka
Publié le 17 juillet 2025, par dans « Homme augmenté • __Amélioration des capacités humaine • __Mouvement transhumaniste • __Politique et société »
Ce texte est un compte rendu de la conférence donnée à Paris par Makiko Yoshioka le 29 juin 2025 (remerciements à Thibault).
“Vers une société cyborg ?
Makiko Yoshioka est chercheuse et doctorante. Son travail s’inscrit dans une réflexion approfondie sur l’intégration des technologies d’augmentation humaine dans la société japonaise. Elle aborde notamment la manière dont ces technologies, allant des exosquelettes à la procréation médicalement assistée, s’ancrent dans une culture façonnée par des traditions aussi bien religieuses que sociales. Dans le cadre de sa thèse, elle étudie notamment le Moon Shot Project, initiative lancée par le gouvernement japonais visant à mobiliser des financements d’envergure sur dix projets d’innovation majeurs d’ici 2050. L’un de ces axes ambitionne explicitement d’intégrer les robots dans la société humaine.
Derrière ces perspectives futuristes, le transhumanisme apparaît comme une idéologie ambivalente : il ne s’agit pas nécessairement de dépasser l’humain, mais de le préserver et de l’améliorer, même dans les cas d’hybridation homme-machine.
Makiko Yoshioka illustre cela à travers plusieurs cas concrets. D’abord, celui de Masatane Muto, atteint de la maladie de Charcot, qui anticipe sa paralysie totale en développant une interface homme-machine. Grâce à la reconnaissance oculaire, il continue d’exercer une activité sociale : il est DJ, composant en direct des morceaux musicaux uniquement avec les mouvements de ses yeux. Autre exemple, l’entreprise Cyberdyne a développé un exosquelette permettant d’assister les personnes âgées ou handicapées dans leurs mouvements, afin de limiter les dépendances liées au vieillissement. À l’Université de Tokyo, certains chercheurs explorent des pistes inédites, comme la création de membres robotisés pour danseurs, introduisant l’idée d’un corps augmenté dans une logique artistique.
Ces exemples ne sont pas isolés dans la culture japonaise. L’imaginaire collectif, nourri par des décennies de mangas, films, animés et jeux vidéo, familiarise depuis longtemps le public à ces figures de l’humain augmenté ou du robot compagnon. Le robot Doraemon, chat bleu venu du futur, en est une incarnation populaire. Il délivre des gadgets technologiques porteurs de morale ou d’enseignements de vie, et continue de rassembler un large public familial au cinéma.
Une liberté morphologique inscrite dans la culture
Cette perméabilité culturelle se retrouve aussi dans les comportements sociaux. La liberté morphologique – c’est-à-dire le droit à modifier ou façonner son corps selon ses préférences – est socialement acceptée dans certaines situations. Ainsi, lors de la cérémonie de remise des diplômes à l’Université de Kyoto, il est courant de voir des étudiants déguisés. Dans certaines écoles pour garçons, des concours de beauté sont organisés où les candidats se présentent habillés en jeunes filles. Ces pratiques illustrent une tolérance à l’exploration identitaire, corporelle et symbolique.
Makiko aborde aussi les technologies liées à la reproduction. Le Japon connaît un taux de natalité particulièrement bas (1,15 %), ce qui pousse les autorités à envisager des solutions radicales. L’Agence japonaise pour la science et la technologie envisage le développement d’utérus artificiels, y compris pour des hommes, d’ici 2050. En principe, cette innovation vise à libérer les femmes de la contrainte biologique de la grossesse. Mais dans une société fortement patriarcale, cette promesse d’émancipation reste théorique. Par ailleurs, la PMA (procréation médicalement assistée) est marquée par un vide juridique : aucune loi n’interdit explicitement le choix du donneur ou l’échange de gamètes, ce qui laisse des possibilités larges, mais aussi peu de garanties de protection (l’encadrement est cédé à la JSOG, société des gynécologues, qui exerce de fait un auto encadrement).
La vision japonaise de l’homme et de la technologie est profondément influencée par le bouddhisme et le shintoisme, où la distinction entre l’humain et les autres entités n’est pas aussi rigide qu’en Occident. Contrairement aux sociétés imprégnées de christianisme, qui tendent à ériger l’humain en être supérieur, le Japon conçoit plus aisément l’idée d’une continuité entre l’humain et la machine.
Ce cadre culturel facilite l’émergence du techno-animisme : une technologie n’est pas seulement définie par sa matérialité ou sa fonction, mais aussi par son intégration dans une culture qui reconnaît aux objets une forme d’âme. Les robots deviennent alors des partenaires, voire des membres de la communauté humaine. Il n’est pas rare de voir des cérémonies religieuses dédiées à des objets technologiques (ex. poupées d’enfance remises à un temple shintoïste pour être honorées avant leur destruction). Cette conception permet aux Japonais de développer de l’empathie pour les robots ou même pour des mascottes artificielles.
Cependant, ce techno-animisme suscite aussi des critiques. Il peut entraîner une déshumanisation des relations humaines, ou encore une dépendance affective envers des machines contrôlées par des intérêts économiques ou idéologiques. De plus, la conception de robots “japonisés” peut renforcer les discriminations, notamment envers les étrangers ou les femmes.
Le transhumanisme n’est pas un sujet d’inquiétude
Sur le plan juridique, le Japon reste en retard sur plusieurs plans. Il existe bien une “Loi sur la protection des informations personnelles » qui identifie des “données sensibles », mais aucune législation dans ce domaine n’y est comparable au RGPD européen. L’encadrement juridique de l’intelligence artificielle n’est pas encore défini. Concernant la PMA, la réglementation repose sur une auto-régulation des sociétés médicales, et non sur une loi étatique. Le féminisme reste un sujet dont on évite de parler en public, ce qui complique l’élaboration d’un cadre autour de l’utérus artificiel. Quant au neuro-droit, il se limite à la liberté de pensée, sans couvrir les enjeux d’interfaces neuronales. La question de la responsabilité juridique des robots est en discussion, sans cadre clair.
Dans la société japonaise, le transhumanisme n’est pas perçu comme un sujet d’inquiétude, ce qui explique aussi l’absence quasi totale de mouvement militant en sa faveur ou contre. Pour les chercheurs japonais, il s’agit plutôt d’un champ de recherche sur l’évolution de l’humain, sans connotation idéologique forte.
Des cas concrets d’expérimentation montrent cependant les tensions que ces innovations peuvent générer. Deux personnes handicapées, équipées de bras robotisés contrôlés par voie neuronale, ont exprimé des positions ambivalentes sur leur propre augmentation. Tous deux bénéficiaient concrètement de ces avancées, mais critiquaient la rupture sociale avec les communautés de personnes handicapées, et soulignaient que le choix de se faire augmenter n’était pas toujours libre, souvent influencé par l’entourage. Ils dénoncent aussi les normes implicites des valides, que l’augmentation tente d’imiter plutôt que de remettre en question.
Un autre sujet interroge : la baisse de la natalité est-elle liée à une baisse du désir sexuel ? Plusieurs indices vont dans ce sens. Certains jeunes déclarent préférer une relation avec une entité virtuelle ou une machine plutôt qu’avec une autre personne. Environ 200 mariages symboliques avec des entités numériques ont été recensés. Les jeunes adultes, notamment les 30-40 ans, peinent à entretenir des relations interpersonnelles, et considèrent comme “embêtant” le fait d’avoir un partenaire. Pourtant, le mariage reste socialement nécessaire pour fonder une famille, et avoir des enfants hors mariage demeure mal vu.
Enfin, certaines pistes, comme les robots sexuels ou l’augmentation des soldats, sont évoquées en marge. Même si peu d’informations circulent sur une éventuelle implication de l’armée japonaise dans des projets de « fantassins augmentés », il est probable que de telles réflexions existent déjà, étant donné que des applications professionnelles commencent à envisager sérieusement l’augmentation physique et cognitive.Au total, la société japonaise donne à voir un modèle original de transhumanisme, non idéologique, intégré culturellement, mais marqué par de nombreuses zones d’ombre juridiques et éthiques. Elle montre aussi que l’humain augmenté n’est pas seulement une question de performance technologique, mais une question profondément sociale, culturelle et politique.