Transhumanisme en Grèce ?

Où en est le débat citoyen sur le transhumanisme en Grèce? Comment la communauté académique peut-elle rendre ces questions accessibles et claires?

Publié le 27 septembre 2022, par dans « transhumanisme »

Image générée par MidJourney : DNA helix Greek temple sun

Le transhumanisme est un mouvement de pensée, culturel et philosophique, qui irrigue progressivement le monde contemporain depuis plus de quarante ans. Il nous invite à reconsidérer nos conceptions de l’être humain, en le considérant comme un projet ouvert. On le voit à l’œuvre derrière les réflexions de personnalités du monde économique comme Lary Page [1], Elon Musk [2] ou Klaus Schwab [3]. Il est également déjà pris en compte par les militaires [4]. Il a donné lieu à de nombreuses controverses philosophiques et sociologiques et a fait l’objet de nombreux ouvrages.

Mais qu’en est-il du débat citoyen ? Ceci est une réflexion sur la manière dont ces questions sont abordées en Grèce, qui est mon pays d’adoption. Mais il se peut que ces réflexions soient valables pour d’autres pays, notamment en Europe.

Les questions que soulève le transhumanisme – par exemple celles de la relation entre l’homme et la technologie, la possibilité de choisir notre évolution biologique, les intérêts et les risques de vivre beaucoup plus longtemps en bonne santé, de considérer le vieillissement comme une maladie, etc., sont souvent difficiles et très sensibles à la fois. Elles touchent au cœur même de notre identité, aussi bien en tant que personnes qu’en tant qu’Humanité.

Or, bien que la pensée transhumaniste contemporaine ait émergé depuis une quarantaine d’années, elle reste la plupart du temps soit confinée dans des cercles élitistes, soit présentée au grand public de manière caricaturale, ou sensationnaliste, et donc largement incompréhensible.

Je pose donc cette question : Comment la communauté académique peut-elle œuvrer pour que ces questions soient à la fois accessibles et claires, et que le débat public qu’elles impliquent se déroule de manière sereine ?

État des lieux du débat sur le transhumanisme en Grèce, et ailleurs

Je suis installé en Grèce depuis quinze ans, mais je préside en parallèle l’Association Française Transhumaniste – Technoprog. De ce fait, je suis en relation avec pratiquement toutes les grandes associations transhumanistes dans le monde, que ce soit Humanity+ (l’ex-World Transhumanist Association), l’Institute for Ethics and Emerging Technologies, les London Futurists, l’Associazionne Italiana Transumanisti, l’Allianza Futurista espagnole, les transhumanistes russes, allemands, etc.

En même temps, j’ai collecté de nombreuses informations concernant les manifestations du débat sur le transhumanisme en Grèce. Appuyé sur ces comparaisons, voici un rapide bilan.

Un débat existant dans les cercles dirigeants et universitaires …

Bien sûr, il existe un intérêt dans les cercles dirigeants. On le constate notamment avec l’organisation d’une grande conférence annuelle par la Singularity University à Athènes depuis 2018 [5]. Là, les grands moyens sont déployés, avec un show à l’américaine au Palais de la Musique. Le tout Athènes s’y presse. Seul souci, le prix d’accès est de plusieurs centaines d’Euros. Cette grand-messe ne s’adresse donc qu’à l’élite, surtout économique, du pays. Par ailleurs, pour des soucis de marketing, la Singularity University a choisi depuis quelques années de faire disparaître de son discours toute référence claire au transhumanisme. Cette institution créée par Ray Kurzweil et Peter Diamandis, deux transhumanistes notoires, fait du transhumanisme sans le dire [6].

Il existe également un intérêt dans quelques cercles politiques. Par exemple, la Grèce est présente au plus niveau dans ces réflexions au Parlement Européen, et plus particulièrement à travers l’organisme STOA (European Parliament Office for Scientific and Technological Option Assessment) avec Eva Kaïli, Membre du Parlement, qui au printemps 2022, venait d’en être élue comme sa vice-présidente [7], et Théodoros Karapipieris qui est le chef de sa section scientifique [8]. D’autre part, le pays s’est doté d’un Conseil d’éthique dont le vice-président est Charalambos Tsekeris [9]. Des discussions avec ces personnes permettent de se rendre compte à quel point le questionnement transhumaniste ne leur est pas inconnu. Néanmoins, là aussi, la perspective de parler ouvertement de transhumanisme est presque taboue. On en parle ouvertement quand on est dans un entre-soi. Il est même parfois considéré qu’une évolution transhumaniste est inévitable. Mais, dans ces cercles politiques, presque personne n’ose assumer cette perspective.

Certaines personnes sont réellement impliquées dans la pensée transhumaniste dans certains cercles universitaires. Le pôle le plus avancé est peut-être celui de l’Université de l’Égée, notamment autour de la professeure Evi Sampanikou. Depuis plus de dix ans, celle-ci travaille régulièrement avec le philosophe transhumaniste allemand Stefan Sorgner, avec qui elle a organisé par trois fois le colloque international annuel Beyond Humanism [10]. Ce colloque attire chaque année des dizaines d’universitaires du monde entier qui travaillent sur le développement de la philosophie post-humaniste. J’ai participé à plusieurs reprises à leurs travaux qui sont très approfondis. Néanmoins, leurs résultats restent essentiellement partagés dans le petit monde de l’académie.

J’ai aussi repéré d’autres universitaires grecs qui se sont intéressés au transhumanisme, comme Maria Kanellopoulou-Boti, professeure de droit à Corfou qui a étudié les perspectives transhumanistes à l’aune du droit grec [11].

Mais là aussi, ces initiatives restent confinées entre les murs des universités.

… Mais absent dans le grand public

Dans les médias maintenant, on trouve quelques mentions sporadiques, de rares documentaires à la télévision, de rares articles de presse, mais ils sont la plupart du temps sensationnalistes. Par exemple, un récent article du journal Kathemerini, début avril, titrait “Vivre éternellement, Elon Musk prévoit le téléchargement du cerveau humain dans des robots” (en grec) [12]. Je ne dis pas que Elon Musk ne tient pas ce genre de propos. Je dis qu’il est possible de parler de transhumanisme au grand public sans appuyer systématiquement sur les propos les plus extrêmes.

Une petite partie du grand public s’intéresse à ces questions. En cherchant, vous pouvez trouver par exemple quelques passionnés actifs en ligne, animant des blogs ou des listes de discussion, ou encore davantage, présents sur les listes de discussions transhumanistes anglophones [13]. Mais ces personnes sont isolées les unes des autres et n’ont pas été en mesure, jusqu’à présent de faire émerger en Grèce un mouvement ou une organisation qui soit capable de se faire entendre dans les médias. De surcroît, comme ils restent entre eux, ils peuvent se permettre des propos parfois très radicaux et parfois excessifs, ou ne reposant pas sur des bases scientifiques suffisamment sérieuses.

En face, vous trouvez davantage de sites qui affirment leur forte opposition au transhumanisme, notamment des sites d’obédience religieuse [14].

La conséquence de ces différentes tendances est, selon moi, la quasi absence du transhumanisme dans le débat public. Une recherche Google faite avec le mot clé « dianthropismos » ne me donnait pas de référence depuis 2020, avec « metanthropismos », je ne trouve que des références critiques dont les plus récentes datent de 2021.  Il semble n’exister presque aucun livre, et les quelques rares que j’ai trouvé sont tous des traductions de l’anglais. Mes tentatives pour trouver des conférences sur le sujet restent sans succès. Quant aux émissions de télévision, elles sont quasiment inexistantes.

En conséquence, ces questions semblent à peu près absentes dans l’opinion publique. Quand j’en parle dans mon entourage grec au quotidien, les gens découvrent le sujet.

Qui est le plus bioconservateur ?

Cependant, j’ai trouvé intéressant de lire les rapports de quelques études sociologiques sur ces questions. Par exemple, en 2020 a été publié le rapport du cabinet Kaspersky The Future of Human Augmentation 2020: Opportunity or Dangerous Dream?. Ce rapport est bâti sur un questionnaire qui a été soumis à des échantillons représentatifs de population dans 15 pays d’Europe, plus le Maroc. À la question, <<Est-ce que l’augmentation humaine est acceptable?>>, les cinq pays ayant apporté les réponses les plus positives, à plus de 45%, sont : le Portugal 60%, l’Espagne 60%, le Maroc 53%, l’Italie 50%, et la Grèce 48%. Suivent des pays des Balkans comme la Roumanie ou la Hongrie, et enfin les pays du nord de l’Europe. Les deux pays où les populations semblent les plus opposées sont le Royaume-Uni 25% et la France avec seulement 32% de réponses positives [15].

Cette étude corrobore par ailleurs d’autres observations. Si je compare par exemple les positions de la Grèce et de la France sur les questions de la détection des cellules embryonnaires dans le sang maternel, technique développée pour éviter les amnio-synthèses, la Grèce l’a validé avant la France. Si je m’intéresse à la question de la Gestation Pour Autrui, je constate que la France condamne toujours pénalement cet usage qui relève de la liberté de disposer de son corps [16], alors qu’en Grèce, la naissance, en décembre 2016 d’un bébé porté par sa grand-mère de 67 ans au bénéfice de sa fille avait donné lieu à une véritable célébration nationale, encensée même par l’Église orthodoxe [17].

Contrairement à certains a priori, sans doute liés au poids des traditions religieuses, les plus conservateurs en matière de bioéthique ne sont donc pas toujours ceux qu’on croit.

Spécificités d’un questionnement transhumaniste grec ?

Cependant, les principales questions éthiques que le transhumanisme pose à la Grèce et aux Grecs devraient peut-être être différentes. Doivent-elles être celles du longévitisme, qui nous invite à un grand changement de paradigme médical, en considérant le vieillissement comme une maladie ? Doit-il être celui de l’amélioration morale, qui ose envisager de toucher le cerveau pour améliorer nos capacités cognitives et nous permettre de moduler nos émotions ? En effet, de manière générale, les transhumanistes proposent de revenir de « la carte au territoire », c’est-à-dire de se méfier des constructions abstraites que nous avons dessinées pour tenter de circonscrire la réalité. Ils nous encouragent à ne plus considérer les limites comme des tabous. Cela dit, on pourrait aussi considérer qu’une pensée authentiquement grecque aurait quelque chose à dire pour repenser la place de la tradition de pensée grecque antique face au transhumanisme : Les Grecs ne seraient-ils pas symboliquement les plus légitimes pour critiquer le concept d’hubris, pour repenser le rapport à la mesure ? Ne seraient-ils pas les mieux placés pour critiquer la dialectique ? Je crois qu’il est fondamental de penser, en grec, un transhumanisme grec. Nous ne devons pas nous contenter de traduire le transhumanisme anglo-saxon (ou même francophone), mais choisir des manières de penser le transhumanisme avec des mots grecs. Nous devons multiplier et approfondir les débats pour choisir le sens à donner à  » dianthropismos « ,  » metanthropismos « ,  » hyperanthropismos « , etc. Comment penser en grec la « valorisation humaine » (human enhancement), « l’amélioration mentale » (moral enhancement) ? Et ce débat ne doit pas être laissé au bio-conservatisme grec.

Conclusion

Les enjeux que j’ai évoqués en introduction me paraissent d’une importance majeure. Décider de ce que sera l’avenir de la condition biologique de l’humain est un sujet tout aussi grave que la crise climatique, l’effondrement de la biodiversité ou la guerre en Ukraine. Sur le long terme, c’est même sans doute un sujet plus grave.

Laisser accéder à la compréhension de ces questions seulement à une petite minorité d’une élite politique, économique ou intellectuelle me paraît à la fois inacceptable et être une grave erreur.

Ce serait inacceptable d’une part, parce que des décisions engageant l’identité même des individus et de l’humanité ne sauraient être prises sans un large débat et des processus de délibération démocratiques. Ce pourrait être contre-productif d’autre part, parce que nous voyons un peu partout dans le monde comment des avancées scientifiques rapides que les populations ne se sont pas appropriées débouchent parfois sur des phénomènes de rejets en partie irrationnels.

À l’inverse, les technoprogressistes pensent qu’il nous faut miser sur l’intelligence et l’éducation. Il faut communiquer l’information et expliquer les enjeux de manière transparente afin que chacun puisse se faire un avis en connaissance de cause.

Que peut-on faire, en Grèce (et ailleurs) ?

Nous avons vu que les personnes les premières informées sont souvent issues des milieux économiques et politiques, académiques et scientifiques, ainsi que d‘une frange technophile du grand public. Il n’est peut-être pas toujours dans l’intérêt des deux premiers cercles de diffuser une information honnête et transparente sur les évolutions technologiques en cours. Par contre, c’est davantage la vocation des deux autres. Il leur revient donc de contribuer à populariser ce questionnement.

En Grèce, comme ailleurs, il est souhaitable que les chercheurs sortent des conférences qu’ils tiennent entre eux. Nous ne pouvons pas attendre que des journalistes ou des acteurs institutionnels organisent ces débats, car leur démarche reste à la fois élitiste et populiste. Les universitaires et les scientifiques doivent organiser eux-mêmes des conférences-débats ouvertes vers le plus grand public – ce qui signifie qu’elles doivent être financièrement faciles d’accès, et ils doivent accepter de travailler avec les représentants associatifs de la société civile. Pour autant, les organisateurs du débat public doivent tout mettre en œuvre pour que l’énergie et les moyens engagés débouchent sur des réalisations concrètes. Débattre ne doit pas être une manœuvre de diversion ou de ralentissement. Ils doivent au grand minimum contribuer à produire des contenus audio-visuels faciles à trouver en ligne, sur les réseaux-sociaux et plateformes de partage.

En même temps, tous doivent s’efforcer de donner accès à une information qui soit débarrassée de tout sensationnalisme et de simplisme. Le transhumanisme est une pensée complexe, qui repose sur des attendus scientifiques. Cette complexité demande à être expliquée, pas à être cachée.

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Notes :

1 Ben Popper, The Verge, « Google’s project to ‘cure death,’ Calico, announces $1.5 billion research center », 03/09/2014.

2 Liat Clark, WIRED, « Why Elon Musk’s transhumanism claims may not be that far-fetched », 15/02/2017.

3 Klaus-Gerd Giesen, Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, « Transhumanism as the dominant ideology of the fourth industrial revolution », Issue 3-4, 2018, pages 189 to 203.

4 Development, Concepts and Doctrine Centre (DCDC), Human Augmentation – The Dawn of a New Paradigm, 13/05/2021.

5  Voir : https://su.gr/ ;  Alexis Papachelas , Yannis Palaiologos, www.ekathimerini.com, « Diamandis: Technology is a great tool of democratization », 02/10/2018.

6  Margarita Boenig-Liptsin and J. Benjamin Hurlbut, Perfecting Human Futures, « Technologies of Transcendence at Singularity University », 23/02/2016, pp 239–267.

7  Voir : « STOA Panel elected its leadership for the second half of the 9th parliamentary term » : https://www.europarl.europa.eu/stoa/en/home/news/details/stoa-panel-elected-its-leadership-for-th/20191030CDT03061 .

8  Voir : https://www.linkedin.com/in/theo-karapiperis-0464b130/?original_referer=https%3A%2F%2Fwww%2Egoogle%2Ecom%2F&originalSubdomain=be .

9 Voir : Composition of the National Commission for Bioethics &Technoethics : https://bioethics.gr/en/news/composition-of-the-national-commission-for-bioethics-technoethics-3018 .

10  Voir : 12th Beyond Humanism Conference Critical Posthumanism and Transhumanism Antagonism or Convergence?, Call for Paper : http://beyondhumanism.org/12th-beyond-humanism-conference/?ckattempt=1 .

11 Maria Canellopoulou-Bottis, « The Greek Law on Human Enhancement », 4/12/2018. Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=3295619  or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3295619 .

12 Kathemerini, Money revue, « Ζωή για πάντα: Download του ανθρώπινου εγκεφάλου σε ρομπότ βλέπει ο Elon Musk » [“Vivre éternellement, Elon Musk prévoit le téléchargement du cerveau humain dans des robots” (en grec)], 9/04/2022, <https://www.moneyreview.gr/business-and-finance/international/73319/zoi-gia-panta-download-toy-anthropinoy-egkefaloy-se-rompot-vlepei-o-elon-musk/>.

13 Voir : https://www.facebook.com/Transhumanism-Greece-2264759473806199/ .

14  par exemple : Χρυσούλα Μπουκουβάλα, Aπεροπία, « Είναι επικίνδυνος ο διανθρωπισμός; » [“Le transhumanisme est-il dangereux” (en grec) ], 05/11/2017, <https://aperopia.fr/11-2017/giati-einai-epikindynos-o-dianthropismos/#i>.

15  Marco Preuss, Kaspersky, The Future of Human Augmentation 2020: Opportunity or Dangerous Dream?, 2020, <https://www.readkong.com/page/the-future-of-human-augmentation-2020-opportunity-or-3782752>.

16  Voir : World Center of Baby, « Surrogacy in France », https://worldcenterofbaby.com/countries/france/>, accessed on 12/06/2022 ; ou, Vie publique, « Gestation pour autrui : quelles sont les évolutions du droit ? », <https://www.vie-publique.fr/eclairage/18636-gestation-pour-autrui-quelles-sont-les-evolutions-du-droit >, 01/12/2018.

17 Voir : www.protothema.gr, «  »Δεν νιώθω μάνα, γιαγιά νιώθω », λέει η 67χρονη που έφερε στον κόσμο το παιδί της κόρης της » [<<Je ne me sens pas mère, je me sens comme sa grand-mère>>, dit la femme de 67 ans qui a mis au monde l’enfant de sa fille. (en grec)] <https://www.protothema.gr/greece/article/639615/den-niotho-mana-giagia-niotho-leei-i-gunaika-pou-efere-ston-kosmo-to-paidi-tis-koris-tis/>.

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Porte-parole de l’Association Française Transhumaniste : Technoprog, chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET). En savoir plus