Vertiges du transhumanisme ?

Le 12 février dernier, Le Monde a publié un article sous le titre « Les vertiges du transhumanisme ». Ce texte a appelé la réponse suivante de l’Association Française Transhumaniste – Technoprog.

Publié le 22 février 2015, par dans « transhumanisme »

Réponse de l’AFT-Technoprog à l’article du Monde « Les vertiges du transhumanisme » (Corine Lesnes, 12 février 2015).

Le 12 février dernier, sous le titre « Les vertiges du transhumanisme », Le Monde a publié dans sa partie « Culture » un article signé Par Corine Lesnes, correspondante à San Francisco [texte intégral en édition « abonnés »].

Ce texte appelle une réponse de l’Association Française Transhumaniste – Technoprog parce qu’il donne du transhumanisme une vision univoque, partielle et exclusivement centrée sur le transhumanisme californien. A force de généralisations, il tombe plus d’une fois dans ce qui nous paraît relever de la caricature, voire de la contre-vérité.

En quelques mots d’abord, voici une réponse dont nous espérons que le Monde acceptera de la publier.

 

Madame Corinne Lesnes s’est livrée à une analyse fouillée et intéressante du transhumanisme californien. Cependant ce qui n’est pas suffisamment visible dans son article, c’est que les transhumanistes ne sont pas un groupe uniforme, mais une galaxie d’opinions. On y retrouve toujours l’idée que la condition biologique de l’humain que nous connaissons aujourd’hui n’est pas immuable ainsi que le souhait d’une vie en bonne santé beaucoup plus longue, mais aussi bien, plus souvent qu’ailleurs, la conscience des risques technologiques.

Quel dommage que Madame Lesnes ne se soit pas penchée sur ce qui se passe en France. La seule organisation ouvertement déclarée comme transhumaniste est l’Association Française Transhumaniste – Technoprog. Elle se réclame du «techno-progressisme ». Elle est peut-être la seule organisation française à réclamer que soit doublée la part des budgets de recherche sur les nanotechnologies consacrés à la prévention des risques. Elle défend le principe d’un Revenu Universel d’existence et met en avant aussi bien la culture et l’éducation que le progrès technologique dans l’espoir d’améliorer la condition humaine.

 

Notre réaction plus détaillée

Dès le premier paragraphe, les premières idées retenues pour présenter la pensée transhumaniste relèvent de la simplification et de l’exagération. Il est avancé que selon LE transhumanisme, «l’homme ne sera plus un mammifère. Il se libérera de son corps, ne fera plus qu’un avec l’ordinateur et, grâce à l’intelligence artificielle, accédera à l’immortalité. » Cette accroche suscite trois critiques :

– Ne faire plus qu’un avec l’ordinateur, c’est ce qu’on appelle l’hypothèse du téléchargement de la pensée, ou mind-uploading. Il s’agit d’une hypothèse, certes dans le vent, mais très spéculative et surtout pas partagée par tous les transhumanistes. Elle fait au contraire l’objet de très nombreux débats techniques et éthiques.

– Dire que les transhumanistes prétendent accéder à l’immortalité, sans plus de précision, c’est sous entendre d’entrée que ce mouvement de pensée se place lui-même dans le domaine de l’irrationnel et de la métaphysique. Or, pour qui pousse un tout petit peu plus loin que les slogans de certaines figures du transhumanisme anglo-saxon, il est évident que ses partisans ne soutiennent jamais que l’accès à une durée de vie en bonne santé beaucoup plus longue, voire d’une durée indéterminée. La différence vous paraît-elle difficile à cerner ? Elle correspond à tout ce qui sépare une pensée rationnelle et matérialiste d’une pensée religieuse.

– Enfin, cette présentation donne à comprendre la pensée transhumanisme comme un bloc cohérent, pour ne pas dire dogmatique, qui serait organisé autour d’un corpus d’idées bien arrêtées. Or quiconque se penche avec attention sur ce mouvement peut se rendre compte que l’une de ses caractéristiques est son hétérogénéité. En fait, la plupart des concepts qui sont censés le définir font l’objet de débats internes permanent. Tout au plus s’entendent-ils pour considérer que la condition biologique de l’humain que nous connaissons aujourd’hui ne saurait être un aboutissement et que le degré de maîtrise technique auquel est maintenant parvenue l’humanité nous met en situation de choix et de responsabilité devant notre propre évolution : que voulons-nous faire de l’humain ? Mais à partir de là, les motivations, les procédés à mettre en œuvre et les orientations, techniques ou politiques, à prendre divergent considérablement.

 

Le reste de l’article pratique allègrement l’amalgame. Il nous est d’abord dit que ce dont il est question concerne essentiellement la Silicon Valley, mais c’est rapidement pour généraliser à l’ensemble du mouvement transhumaniste. Par ailleurs, les informations factuelles (concernant les personnes et les institutions impliquées par exemple), côtoient en permanence les jugements de valeurs. Du coup, on peut lire que « peu se soucient que les mutations promettent de mettre sur la paille des industries entières », ou encore que les transhumanistes – donc tous les transhumanistes – prônent exclusivement des solutions technologiques « au lieu d’améliorer la condition humaine par l’éducation ou la culture ». Cela revient à ranger tous les partisans de « l’amélioration humaine » dans les rangs des scientistes néolibéraux.

Mais l’article ne s’en tient pas à ces considérations. Il est parsemé de formules péjoratives comme ces qualifications de « jusqu’au-boutistes cinglés » qui poursuivent un « saint graal » et qui cherchent à « étayer leurs croyances ». Lorsqu’il est question de citer l’inventeur du mot transhumanisme, Julian Huxley (le frère d’Aldous), on n’oublie pas d’indiquer qu’il fut un « théoricien de l’eugénisme » (à une époque où cette théorie n’avait pas connu les dérives mortelles que l’on sait). On néglige par contre de dire qu’il fut aussi le fondateur du WWF et le premier directeur de l’UNESCO !

 

Puis, une part notable de l’article est consacrée à l’importante déclaration du Future of Life Institute concernant les risques dramatiques qui pourraient découler de la mise au point d’une Intelligence Artificielle Forte (c’est-à-dire dépassant toutes les capacités humaines). Cette déclaration est présentée comme constituant une prise de conscience des milieux scientifiques que certaines des perspectives transhumanistes sont à la fois sérieuses et même porteuses de dangers considérables. Mais, s’il est reconnu que « On y trouve même des transhumanistes, ainsi que l’inventeur du mot « singularité », Vernor Vinge », il est surtout insisté sur « un absent de marque : Ray Kurzweil. » (Figure du transhumanisme américain, présenté ailleurs comme le « bateleur » de Google). Or, qui prend la peine de consulter la liste des signataires de ce texte peut constater que ce ne sont pas n’importe quels transhumanistes qui le soutiennent. On y trouve en très bonne place Nick Bostrom, co-fondateur de l’Association Transhumaniste Mondiale (aujourd’hui Humanity+), Ben Goertzel, spécialiste de l’IA de renommée mondiale et membre du directoire de Humanity+, ainsi que d’autres parmi les plus en pointe de la pensée transhumaniste contemporaine. Comment ne pas relever la contradiction ? Les transhumanistes les plus éminents défendent une dénonciation d’une perspective transhumaniste !

C’est ne pas comprendre, ou ne pas savoir, ou ne pas vouloir dire que les transhumanistes, en même temps qu’ils sont des prospectivistes qui regardent vers l’avenir sans tabou, sont souvent du même coup parmi les tous premiers à percevoir les risques. Ceux, par exemple, qui sont les chercheurs du Future of Humanity Institute (Oxford) se font alors un devoir de les mettre en évidence et d’essayer de proposer des moyens pour les circonscrire (Pourquoi ne pas citer le dernier ouvrage  de Nick Bostrom, Superintelligence : Paths, Dangers, Strategies – 2014) ?

 

La dernière partie « Conséquences néfastes » condense une condamnation sans appel : « les transhumanistes […] sont à la science ce que les néoconservateurs ont été à la diplomatie. Des théoriciens de la transformation qui balaient comme passéistes tous ceux qui leur opposent une réalité autre que celle qu’ils sont en train de fabriquer en 3D. » Et encore : « L’ « immortalité » rêvée par les transhumanistes » ne saurait devenir que « l’apanage des puissants. »

Quel dommage que l’auteur n’ait pas eu le temps de faire aussi un crochet sur la rive est des Etats-Unis, pour rencontrer par exemple un James Hughes (directeur exécutif du think tank IEET). Cet ancien président de Humanity+ a montré que, chez les militants du transhumanisme, même aux Etats-Unis, dominent les tenants d’un « techno-progressisme », c’est-à-dire des gens qui se préoccupent au premier chef des conséquences sanitaires, environnementales et sociales des projets de « l’amélioration humaine ». La question de l’avenir du travail, par exemple, est chez eux un sujet de réflexion permanent.

Quel dommage également que, après être allé regarder ce qui se passait de l’autre côté de l’Amérique, le temps n’ait pas été pris de se pencher sur ce qui se passe en France. Il aurait été alors possible de se rendre compte que des interprétations très différentes du transhumanisme sont possibles. En France, la seule organisation ouvertement déclarée comme transhumaniste est l’Association Française Transhumaniste – Technoprog. Comme son nom l’indique, elle se réclame du « techno-progressisme ». Elle est par exemple peut-être la seule organisation française à réclamer que soit doublée la part des budgets de recherche sur les nanotechnologies consacrés à la prévention des risques. Elle défend le principe d’un Revenu Universel d’existence et elle met en avant aussi bien la Culture et l’Éducation que le progrès technologique dans l’espoir d’améliorer la condition humaine.

 

AFT-Technoprog, février 2015