Astro et le posthumanisme

Comment l’un des mangas les plus populaires du XXème siècle éclaire notre rapport actuel aux robots et à l’intelligence artificielle, et accompagne l’un des débats les plus brûlants du transhumanisme : la création d’humains de synthèse.

Publié le 23 juin 2024, par dans « transhumanisme »

Dans l’ensemble du monde industrialisé, le Japon a une place à part pour l’importance qu’il accorde aux cyborgs. Le pays a développé très tôt un intérêt massif, dans toutes les couches de la société, pour les robots sensibles. 

Plusieurs tentatives d’explication ont été fournies pour éclairer cette particularité : une survivance de l’animisme qui confère une âme aux objets, une conscience accrue de la fragilité humaine suite aux bombardements atomiques, un niveau général d’éducation technique élevé, une automatisation précoce de l’économie due à une faible immigration étrangère, une confrontation violente à l’altérité lors de l’occupation américaine…[1]. 

Quoi qu’il en soit, les œuvres de fiction présentant certains robots et cyborgs comme bons et humains (Doraemon, Gundam, Astro, Arale, Ghost in the Shell, Patlabor, Fullmetal Alchemist…) abondent dans la littérature nippone. Il ne s’agit pas d’un phénomène de niche comme dans la science-fiction européenne ou nord-américaine[2], mais bien de récits omniprésents, et extrêmement populaires. Il semblerait que les thèses cybernétiques ont disposé au Japon d’un terreau culturel suffisamment fertile pour que se développe une réflexion exhaustive sur l’aboutissement logique des technologies électroniques, entrevues par Alan Turing lui-même : la création d’une espèce humaine artificielle, consciente et dotée d’émotions.

Astro le petit robot, d’Osamu Tezuka, est représentatif de cette vision positive de l’humain synthétique. A-t-il contribué à forger cette dernière ? Il est plus probable qu’il se soit contenté d’incarner un ensemble de sentiments et réflexions préexistantes. Apparu au début des années 1950, peu après les bombardements traumatiques d’Hiroshima et Nagasaki, il a constitué un phénomène éditorial – 100 millions d’exemplaires vendus – puis audiovisuel qui s’est étendu au monde entier. On ne saurait sous-estimer son importance dans la culture japonaise : elle est à comparer à celle de Mickey ou du Petit Prince.

Si l’on s’intéresse à l’histoire derrière le personnage, plusieurs éléments résonnent étrangement avec notre époque. Dans le récit, Astro (“Atome Puissant” en japonais) est construit en 2003 par un savant humain pour remplacer son fils décédé dans un accident de voiture. On décèle nombre de points communs avec Pinocchio, histoire qui a servi de trame d’inspiration. Si les rapports entre Astro et son créateur sont teintés d’incompréhension, le petit robot révèle rapidement un bon fond, en combattant notamment d’autres robots malveillants. Plus le manga avance, plus le rôle d’Astro se précise : celui d’une interface entre humains et robots.

Le personnage dispose de pouvoirs autant physiques qu’intellectuels : une puissance de 100 000 chevaux, le vol à réaction, des yeux laser, une ouïe fine, une mitraillette rétractable dans la hanche, la capacité de tout traduire instantanément, et surtout celle de déceler les intentions, bonnes ou mauvaises, d’un individu. Toutefois, son créateur/géniteur finit par le répudier, pour deux motifs : Astro ne grandit pas (et brise donc l’illusion de remplacement du fils décédé), et n’a pas les mêmes goûts esthétiques que les humains (il préfère les cubes de métal aux fleurs, dans l’un des épisodes du livre). Pourtant, Astro a des émotions, puisqu’il tombe amoureux… Selon son auteur Osamu Tezuka, Astro est une oeuvre qui traite de discrimination et des difficultés de communication.

Créer des robots sensibles : la ligne de fracture du posthumanisme 

Les récents progrès de l’IA et de la robotique, couplés à une compréhension plus fine du fonctionnement interne des grands réseaux de neurones artificiels (mechanistic interpretability), laissent penser qu’il n’est pas absurde d’envisager la création prochaine d’êtres humains ou humanoïdes – selon le degré de ressemblance physique et intellectuelle qu’ils entretiennent avec nous – sur l’équivalent d’une “page blanche”. Cette perspective nous a poussés, à l’AFT, à proposer quelques pistes de réflexion sur ce que nous souhaiterions idéalement conserver de l’humain.

Or cette voie de développement est loin de faire l’unanimité, y compris au sein de mouvements technophiles. Une vidéo qui illustre bien le point de bascule que nous vivons est la discussion qui tourne à l’aigre entre Laurent Alexandre et Michel Lévy-Provençal dans l’émission Trendspotting du mois dernier. 

On a l’impression d’assister au divorce intellectuel de deux compagnons transhumanistes, mis en abyme par la référence de Laurent Alexandre à une dispute antérieure entre Elon Musk et Larry Page. Au cours de ce fameux accrochage, Musk avait poussé Page à préciser le fond de sa pensée au sujet de l’IA. Pour le co-fondateur de Google, l’IA était appelée à remplacer homo sapiens, et cela était une bonne chose. Le repreneur de Tesla, quant à lui, avait jugé cette perspective insoutenable. “Es-tu team human ou team robot ?” – Larry Page avait répondu “team robot”, et leur amitié avait pris fin – selon la légende. 

Laurent Alexandre, bien que toujours prisonnier d’une définition très étroite de l’intelligence[3], semble avoir abandonné les velléités de concurrence ou de symbiose avec la machine qu’il exposait encore dans son avant-dernier livre La Guerre des Intelligences à l’heure de ChatGPT. Dans le dernier, ChatGPT va-t-il nous rendre immortels ?, il effectue une volte-face et rejoint finalement notre critique de 2018 de La Guerre des Intelligences (“Les machines nous dépassent… et alors ?”) : l’humanité synthétique ne l’effraie plus. 

Le transhumanisme a toujours entretenu deux courants en son sein : celui de la transformation graduelle, par le biais du génie génétique, des implants et des médicaments, et celui de la page blanche, via la robotique, l’IA et l’émulation[4]. Y aura-t-il une scission entre “augmentistes” (Musk) et posthumanistes (Page) ?

Quoi qu’il en soit, il faudra imaginer la coexistence de multiples façons d’être humain, au sein d’une communauté d’intelligences redéfinie et nécessairement plus vaste que l’Humanité stricto sensu. Dans cette optique, Astro – et plusieurs de ses héritiers de la science-fiction japonaise – constituent une riche matière à réflexion, qui nous enseigne qu’on peut être à la fois “team human” et “team robot”.  

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[1] https://www.bbc.com/afrique/monde-58309689

[2] Certes, Hollywood a mis en scène quelques robots emblématiques dans ses fictions grand public. Mais rarement en tant que héros : soit en antagonistes maléfiques (Terminator, Matrix), soit en domestiques sympathiques, mais secondaires (Star Wars).

[3] L’entraînement des derniers LLM (LLaMa 3 notamment) montrent pourtant que la quantité de données ingérées est fondamentale, davantage que le mécanisme d’apprentissage.

[4] Dès les années 2000. Voir par exemple les hypothèses d’un Hugo de Garis, « The Artilect War – Cosmists vs. Terrans » : A Bitter Controversy Concerning Whether Humanity Should Build Godlike Massively Intelligent Machines”, ETC Books, 2005.

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