AURÉLIEN BARRAU FACE AU TRANSHUMANISME(S)

Analyse et critique du bioconservateur Aurélien Barrau. Pourquoi sa critique du transhumanisme est fausse ?

Publié le 3 avril 2021, par dans « Question socialeRisquestranshumanisme »

L’idée transhumaniste est régulièrement attaquée. Nos détracteurs, le plus souvent, effacent la diversité du mouvement transhumaniste pour en construire une figure plus ou moins fantasmée. Il n’empêche que, parfois, des choses intéressantes émergent.

Nous proposons de vous faire découvrir quelques grandes figures critiques du transhumanisme, leurs arguments les plus marquants, et une ou deux réponses possibles…

On commence donc avec Aurélien Barrau, brillant astrophysicien et docteur en philosophie. Opposant notoire au transhumanisme, qu’il  considère comme le cache-nez de l’Occident contemporain, destructeur du monde, il est récemment intervenu à Genève, où il a fait une sortie notable à propos d’Elon Musk.


Sympathy for the Devil

Elon Musk et sa suite

Derrière ses Ray-Ban fluorescentes, Aurélien Barrau, astrophysicien d’apparence christique New Age, affirme avoir vu un être diabolique : Elon Musk. Figure du mal, “super-prédateur”, boss des grosses bagnoles Tesla, des obsolètes mais “phalliques” fusées SpaceX, Musk est le superlatif de la “malfaisance”. Il est ce que la Terre-mère a enfanté de pire. Mais est-ce son entière faute à la Pacha Mama ? Non, car le mauvais père de Musk, clame Barrau, c’est le capitalisme, c’est l’exploitation.

L’homme le plus riche du monde est aussi le plus méprisable : un raté qui entraîne vers le bas tous ceux qui l’admirent. Au vrai, ils sont encore plus ratés que lui, car plus incompréhensiblement aveugles : qui est le plus fou des deux, le fou milliardaire ou le fou impécunieux qui le suit ?

Barrau déplore cette triste suite de consommateurs moyens et de touristes qui ne voient pas que c’est le fait de se déplacer qui ravage les terres sauvages, plus encore que l’avion… Mais qui ne rêve pas de ces grands espaces, de safaris, d’hôtels de luxe et de piscine à débordement au milieu du pacifique ? Qui, plus modestement, ne désire pas remplir son frigo et son intérieur, de denrées importées et de gadgets électroniques ? Et comment obtenir tout cela, toute cette abondance ? 

Par le travail, par la spéculation, par l’héritage ; par la concurrence et la réussite matérielle pour les plus riches, par les progrès des techniques de production et la baisse des coûts pour les plus pauvres. Tout cela relève de la prédation selon Barrau : soit des hommes entre eux, soit des hommes vis-à-vis de la nature. C’est un jeu de massacre, c’est l’assurance de voir le désert croître.

Prédation capitaliste

Barrau dénonce la prédation, la prédation capitaliste, la prédation capitaliste transhumaniste, la prédation capitaliste transhumaniste mal dédouanée par le solutionnisme technologique. Chacun de ces termes peut être discuté, voire combattu, et le technoprogressisme n’est pas le dernier à le faire. Le problème de Barrau c’est qu’il en fait un pack : il ne peut y avoir de solutionnisme que transhumaniste, de transhumanisme que capitaliste et prédateur.

Force est de constater que  l’économisme domine le monde. Nous sommes, à tout le moins, dans un monde où tout est soumis à l’économie. C’est la thèse inspirée de Karl Polanyi : autrefois l’économie était subordonnée à des significations imaginaires sociales “supérieures”, maintenant c’est l’économisme lui-même qui domine toute autre signification.

Certes, mais alors à ce compte-là tout est bouché, n’importe quel discours, même celui de notre astrophysicien se voit marqué par cette flétrissure capitaliste. Il serait sans doute plus pertinent de chercher à voir, à chaque fois, ce qui se joue dans telle pratique ou tel discours, quel imaginaire est précisément en jeu. Là, on constaterait que la réduction qu’opère Barrau est largement contestable.

Sortir de l’ornière

Solutionnisme

Barrau affirme que le transhumanisme est solutionniste. Mais il sous-entend que le solutionnisme est une mystification consistant à dire non seulement que toute solution est technique, mais également que tout problème est d’ordre technique. Exit donc les problèmes politiques, sociaux, écologiques : on peut continuer à exploiter hommes et nature, il suffit de clamer qu’une technique va compenser les effets négatifs, nous absoudre en effaçant les conséquences de nos péchés.

Par exemple : les avions polluent, on va capter leurs émissions ; les automobilistes sont sources d’accidents, on va, avec la 5G, faire rouler les voitures sans conducteur. Pour Barrau c’est clair : tous les transhumanistes promettent un Boeing par foyer, mais volant au sans plomb…

Trêve de plaisanteries, puisqu’il n’est pas question d’être aussi caricatural avec Aurélien Barrau qu’il l’est lui-même avec les transhumanistes. Si Barrau postule que les problèmes ne sont pas d’ordre technique, il ne démontre pas suffisamment que la technique soit source de problèmes non techniques, et encore moins que les problèmes non techniques n’engendrent pas de problèmes techniques. Tout au plus commence-t-il par concéder que des solutions techniques peuvent être trouvées, et qu’il faut s’en réjouir, mais pour immédiatement affirmer que ses effets contre-productifs et autres effets d’emballement engendreront nécessairement du pire. Ceci montre à la rigueur qu’une solution technique ne peut être bénéfique que si son mode d’intégration dans l’ensemble de la vie sociale est soutenable.

Mais Barrau radicalise sa position, hélas, et en vient, par glissement et inconséquence, à perdre de vue la possibilité que des problèmes techniques, tout comme des problèmes non techniques, puissent trouver par la technique une partie nécessaire (mais non suffisante) de solution. Par exemple, les problèmes du rapport à l’animal, aux espaces sauvages, à la biodiversité, à l’alimentation et à la démographie comportent certainement une dimension technique qu’il faut tisser avec les dimensions politiques, géopolitiques, écologiques et éthiques.

On voit mal comment régler ce type de problème sans une bonne compréhension des équilibres écologiques, donc par une science appuyée sur une technologie avancée, sans des solutions de coordination internationale sur la production et l’acheminement des produits, sans techniques de production plus propres de protéines, pourquoi pas sur l’optimisation des systèmes digestifs, etc. Tout cela en appui des politiques et du cadre éthique international pour une égale dignité des humains et un égal accès aux ressources.

On imagine mal en tout cas la planète renoncer du jour au lendemain (car c’est de cela qu’il s’agit si l’on prend au sérieux l’urgence que rappelle Barrau) à sa faim et ses aspirations matérielles, d’un simple claquement de doigts, ou par de belles paroles et invitations à la sobriété heureuse. Si tout cela est respectable, il est clair que ça ne suffira pas. Notre astrophysicien doit certainement en être conscient, et en renonçant aux solutions techniques il ne peut que dériver vers la mélancolie et l’angoisse.

Ne parlons même pas de l’aspiration transhumaniste, bien plus profonde et bien plus complexe que ne le pense Aurélien Barrau. Pour toutes ces raisons il faut les deux : des solutions techniques et des réponses politiques. Des orientations communes et une vision de l’avenir qui fédèrent au-delà de la prédation et du « rêve américain » des années 50. Mais il est certainement vain de vouloir abandonner totalement l’aspiration au mieux-être, au confort matériel, au progrès scientifiques et techniques. Vain de vouloir brider l’immémoriale aspiration de l’humanité à s’améliorer et à devenir « plus » et mieux qu’elle n’est.

Il y a donc une raison circonstancielle à rechercher des solutions techniques (l’urgence et la dimension technique des problèmes), ainsi qu’une raison plus profonde (la nature technicienne et progressiste de l’homme).

Néo animisme

« Le monde n’est pas un panorama », notait Schopenhauer. Aurélien Barrau, quant à lui, nous invite à admirer le monde, pour le respecter et l’aimer. Oui, bien sûr, un imaginaire mécanique froid, purement instrumental (type animal-machine), est dommageable et sans doute de nature à induire un rapport destructeur au monde. Mais la sentence de Schopenhauer nous préserve de l’excès inverse consistant à regarder béatement la nature ou à la parer d’une moralité et d’une bienveillance imaginaire et anthropomorphe.

Les animaux, les hommes préhistoriques et les peuples dits « premiers » vivent-ils dans une innocence bienheureuse ? Sont-ils dans une recherche consciente d’équilibre et d’harmonie avec les autres espèces et le tout ? Sont-ils préservés de la prédation ?

Il semble plutôt que l’équilibre soit le fait de processus naturels « aveugles », parfois pris en défaut, souvent mis en place au prix de brutalités « sauvages ». Les animaux se soucient peu d’écologie, ils font ce qu’ils font, au maximum de leurs possibilités. L’arrivée d’hommes préhistoriques en Australie correspond à un effondrement de la biodiversité. Les Cholos de Bolivie semblent tout aussi attirés par les supermarchés que les citadins du vieux monde.

Barrau est vraisemblablement victime d’une forme d’animisme idéalisé. Mais accordons-lui que pour sortir de l’ornière il faudra certainement une nouvelle poétique de la nature, des espèces et de l’esprit/information.

Transhumanisme

Or, c’est précisément en cela que consiste le transhumanisme. Il n’est pas uniquement, il n’est pas d’abord, il n’est même pas fondamentalement un rejeton de l’idéologie néo-libérale. Le transhumanisme ne se réduit pas à un Musk diabolisé ni à l’optimisation des seuls indicateurs financiers. Il possède un imaginaire riche et multiple. Sa variante technoprogressiste est écologiste. Elle pense les hybridations, les multitudes de forme-de-vie et leurs interactions. Elle aspire d’abord et avant tout à une maximisation de la vie, d’une vie longue et en bonne santé, pour tous, grâce à la technologie. Elle a si peu à voir avec une défense acharnée du néolibéralisme ou du tourisme. Elle vise un objectif qui dépasse largement l’économisme, elle s’ancre dans un imaginaire démocratique. En outre, elle n’est pas dans une logique de privatisation infinie et de conformisme généralisé, loin s’en faut.

La prédation est un problème complexe, comportant des dimensions politiques mais aussi biologiques. La limite biologique à la pacification des rapports humains et interspécifiques est une question prise en compte, dans ces deux dimensions par le technoprogressisme. C’est l’homme empathique, explorateur et technicien qui est visé par le transhumanisme.

Ces belles qualités, ces qualités qui sont l’essence de l’homme s’accordent mieux avec le transhumanisme qu’avec la vision de Barrau, toute séduisante qu’elle puisse être en période de crise écologique majeure. Un projet transhumaniste bien articulé est sans doute un des leviers majeurs pour sortir des assommoirs consuméristes et du chaos provoqué par la fuite en avant productiviste.

Notes et remarques

1. D’ailleurs ici aussi Barrau est trop vague. Il fait du capitalisme un bloc, alors qu’il connaît des formes et des variantes d’applications multiples, plus ou moins néfastes. On ne sait pas bien ce que vise précisément Barrau avec ce mot-valise : le système des marchés, le rapport social de production salarial, le néo-libéralisme, l’interventionnisme d’Etat bureaucratique, le capitalisme d’Etat des pays “communistes” ? Il doit s’agir au moins pour être cohérent des systèmes inégalitaires, fondés sur la production/consommation sans frein et sans souci de la manière de produire, peu soucieux des ressources, à forte composante oligarchique.

2. « Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer. » … et tant d’autres rapportées par Yuval Noah Harari, Sapiens, Albin Michel, 2015, dans le chap. Le déluge.

3. Cholo désigne des boliviens, descendants directs de populations indiennes ou métisses, ayant une forte identification culturelle indigène.

4. La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? Maëlle Mariette, Monde Diplomatique, sept 2019. P.10-11

5. Sur l’amélioration affective, par ex : Marc Roux et Didier Coeurnelle : Technoprog, FYP, 2016. L’idée est aussi développée par Houellebecq : avec une perspective technoprogressiste dans « Les particules élémentaires », avec une vision plus pessimiste et misanthrope dans « La possibilité d’une île ».

Auteur

Frédéric Balmont, trésorier de l’Association Française Transhumaniste « Technoprog »

Trésorier et porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.