Les enjeux du pouvoir technoscientifique :  une approche sociologique du retard africain

Dans la course à l'innovation technologique, les enjeux sont aussi bien de pouvoir que de progrès. Quels facteurs sociologiques expliquent le retard africain?

Publié le 22 décembre 2022, par dans « transhumanisme »

Par Siba Tcha-Mouza, sociologue.

A l’occasion du colloque international dénommé TransVision 2022 organisé à Paris (en France), par l’Association Française Transhumaniste – Technoprog1, la thématique du transhumanisme a été au centre de débats très pertinents. Ce colloque, intitulé « Divergences ou Diversité », a traité d’une grande vision du devenir humain, de la mutation humaine et sociétale à travers le progrès fulgurant de la technologie. « La diversité géographique: le transhumanisme en Afrique » a été le thème autour duquel j’ai mené des réflexions que je résume dans cet article. Il s’agit ici d’un regard critique, éveilleur et avertisseur de l’Afrique en particulier quant à la nécessité de penser déjà le transhumanisme et de prendre activement part à la quatrième révolution technologique qui s’annonce.

Selon l’Association Française Transhumaniste Technoprog, le transhumanisme est décrit comme un « mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et la désirabilité d’améliorer fondamentalement la condition humaine à travers l’application de la raison, spécialement en développant et en rendant largement disponibles les technologies pour éliminer l’âge et augmenter grandement les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques de l’être humain. »2

Lorsque, par curiosité, on saisit le mot “Transhumanisme” dans le moteur de recherche de Google, on tombe souvent sur ceci:

Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel international prônant l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer la condition humaine par l’augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains et de supprimer le vieillissement et la mort”3.

Ce sont notamment aussi les projets autour de ces derniers phénomènes qui suscitent des agitations de tout genre. La maladie, le vieillissement et la mort, s’ils appartiennent d’une part aux phénomènes naturels de notre existence, n’échappent pas non plus au socio-culturel qui les récupère, les reconstruit sans les dénaturer à travers un système symbolique. La société est dotée de cette ingénieuse capacité à donner sens aux phénomènes naturels même sévères en les insérant dans un schème de valeurs, sans pour autant perdre de vue les aspirations profondes de l’humain. Ils sont acceptés comme fatalités ou compris comme résultat de l’échec des efforts humains (de la médecine naturopathique et allopathique).

On peut donc aisément comprendre l’étonnement et les critiques suscités par l’ambition transhumaniste de reconsidérer ces phénomènes, matières brutes au socioculturel, quand bien même intimement haïs et combattus pour le fait qu’ils sèment à chaque passage la désolation et le désordre social. Le transhumanisme se libère des jugements de valeurs contradictoires, et clame haut et fort les aspirations légitimes de notre humanité, puis s’assigne cette noble et humaniste mission de chercher, grâce au développement des technosciences disruptives, à améliorer la condition humaine. L’humain se voit donc investi du devoir d’user de ses capacités singulières, de son cerveau pour se recréer. Et c’est ce qu’il continue de faire depuis qu’il se servit d’un bâton pour cueillir les fruits de l’arbre.

Quel est l’état des lieux du transhumanisme en Afrique, d’abord en tant que réflexion et ensuite en tant que projet concret ?

Les êtres humains habitant sur le continent africain sont certes tous des transhumains autant que le sont ceux de tous les autres continents. Les sociétés africaines ont inventé et utilisent les outils pour s’augmenter. Elles ont accès aux outils modernes pour résoudre ou essayer de résoudre des problèmes. Toutefois il reste indéniable qu’elles accusent un retard considérable en matière d’innovation et la maîtrise des techniques les plus avancées de notre siècle. La maîtrise des Nanotechnologies, des Biotechnologies, de l’informatique et des sciences et techniques de la cognition (NBIC) ouvre la porte à des possibilités inouïes  :

– comprendre, puis intervenir efficacement dans les processus biologiques d’apparition des maladies dégénératives, du vieillissement et permettre une vie de plus en plus longue en bonne santé,

– créer des organes artificiels thérapeutiques,

– créer des interfaces cerveau-machine afin d’augmenter les possibilités d’actions notamment chez les malades tétraplégiques,

– éviter les maladies génétiques grâce à l’ingénierie génétique, 

– guérir des maladies actuellement incurables qui créent des souffrances biologiques, psychologiques et sociales.

– perfectionner les systèmes intelligents qui déjà parlent, ressentent et agissent, permettra peut-être la fabrication de machines qui pensent, 

– libérer l’humain du travail indésirable et déshumanisant en le remplaçant par la machine intelligente,

– créer ou développer des environnements et des outils intelligents,

– conquérir l’espace et développer la géo-ingénierie, etc.

Dans la première déclaration transhumaniste on lit ce qui suit  » L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, telles que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers »4.

Les habitants humains du continent africain ne souhaitent-ils pas s’affranchir du joug de la nature et changer radicalement la condition humaine telle que mentionnée dans la déclaration transhumaniste ci-dessus ? Rejettent-ils sciemment la modernité ?

La technophobie qui pousse à la critique déconstructive du transhumanisme et à la caricature qui désinforme sur  le mouvement est loin de parvenir à arrêter la manifestation accélérée du potentiel humain.

Dennis Gabor (Prix Nobel de physique en 1971) affirmait ce qui suit : « Tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée moralement bonne ou condamnable»5.

Le risque n’est pas le transhumanisme, mais plutôt l’absence du transhumanisme qui ferait place à l’anarchie politique des technologies, et de facto à un chaos sociétal.

Face à de tels risques, le mouvement transhumaniste s’est engagé à prévoir, soutenir et orienter les mutations sociales et biologiques de l’humain vers un futur souhaitable en minimisant le plus possible les risques d’avènements non souhaitables. Ceci, grâce aux valeurs (hyper) humanistes et à la suppression des instincts négatifs qui gangrènent le monde. C’est un mouvement international qui se soucie de la situation actuelle et future de l’humain au-delà des frontières raciales, culturelles et territoriales.

Je ne perçois pas les habitants de l’Afrique comme des technophobes. Je pense que leur retard dans la maîtrise des technologies avancées puise sa source ailleurs que dans la technophobie. Alors pourquoi ce retard du continent africain par rapport aux autres qui s’efforcent sans relâche de constamment se réinventer à travers la maîtrise du secret de la technique ?

L’historicité des sociétés africaines n’a pas aidé l’Afrique, d’abord pour l’appropriation de l’innovation technoscientifique, et ensuite pour sa participation au mouvement transhumaniste qui se développe pour donner un sens humaniste au pouvoir technique « démiurgique » qui tombe dans les mains de l’être humain.

J’emprunte le modèle historiciste d’Alain Touraine pour qui la société est le produit de son travail à travers les rapports sociaux de ses acteurs. C’est ce qu’il nomme son historicité. En d’autres termes, l’historicité d’une société est “la production d’elle-même par elle-même, ou plutôt de certaines de ses composantes par d’autres de ses composantes. » 6 Il existe trois dimensions de l’historicité :

a- L’accumulation des actions produites, des richesses sous plusieurs formes (des objets, des capitaux au sens économique), de la culture… 

b- La représentativité du mode de connaissance, de la culture.

c- une représentativité de la créativité, de l’attrait pour l’innovation, ou au contraire pour la tradition.

Aujourd’hui, l’Afrique se voit encore freinée de l’intérieur par sa timidité acquise et alimentée depuis des siècles, son abandon et sa foi en la fatalité, la concentration de toutes ses énergies dans des rapports sociaux sans intérêt voire destructifs détournant toute attention des enjeux majeurs, le mimétisme terminologique à la mode sans actions concrètes etc.

C’est toujours dans ce sens que s’inscrivent les difficultés à comprendre l’urgence de la participation aux réflexions éthiques sur la mutation biologique et sociétale de l’humain engendrée par les sciences et les techniques convergentes. Les appels visant à attirer l’attention même de la couche intellectuelle restent jusqu’alors inaudibles. 

Bien sûr qu’aucune société sur terre n’est parfaite. Cependant, la hiérarchie de force, de puissance et d’aisance matérielle n’est pas à nier. Si, certains pays ou groupes de pays sont considérés, à juste titre d’ailleurs, comme étant des Puissances mondiales, c’est précisément grâce à la maîtrise de la technique et son perpétuel perfectionnement au cours de l’histoire. Et ceci n‘est possible que grâce à leur historicité orientée dans le sens de l’acquisition et la conservation de la puissance économique, militaire, diplomatique etc.

Ces sociétés ont une vision collective à court, à moyen et à long terme. Elles assurent les intérêts individuels à travers les intérêts collectifs et mettent en place des systèmes forts tels que:

– les conditions culturelles et structurelles en accord avec les objectifs,

– ouverture aux processus de changement socio-politique,

– le soutien aux innovations etc.

Les entités privées et étatiques accroissent, dans une synergie, les capacités techniques de leur société à laquelle elles s‘identifient. La puissance s’octroie grâce aux efforts inlassables face aux ambitions qu’on s’est définies. C’est le résultat d’une vision de société ou de nation à travers la mise en œuvre du potentiel humain et les moyens nécessaires. Se sentir non pas comme un individu isolé mais plutôt comme appartenant à une société qu‘on se doit de protéger et de faire prospérer dans un monde caractérisé par des rapports de force.

Le sentiment d‘appartenance à la société implique la mobilisation collective autour des intérêts communs notamment des enjeux existentiels. L‘adversité entre des courants politiques reste constructive et, en aucun cas, ne vise à mettre en péril le bien commun. Le patriotisme, des idéaux partagés et la fierté d‘appartenir à un tout tourné vers le futur, nourrissent des valeurs et des efforts fondés sur des règles. Les membres de la société ( politiques et civiles) nourrissent une forte volonté de développer, de conserver leur savoir-faire et de le mobiliser si nécessaire sur la place compétitive mondiale.

Perfectionner ses capacités technologiques, c‘est surtout assurer son existence, en vue de permettre sa stabilité, sa prospérité économique, et son influence à l’échelle internationale. Ceux qui l’ont compris sont des dominants, et par contre, ceux qui ne l’ont pas compris sont des dominés, donnant lieu à des discriminations de fait.

Un cas concret sur la gestion de l’innovation technologique africaine:

Lors du Salon Vivatech, qui s’est tenu à Paris du 16 au 19 juin 2021, il a été rapporté que, selon l’institut Partech Africa, un record de 359 levées de fonds a été atteint en 2020 ( + 44% par rapport à l’année 2019). Au même moment, le montant total investi a reculé de 29%. (donc 1,43 Milliards de dollars en 2020 contre 2,02 milliards de dollars en 2019).

Cependant, en Europe et aux États-Unis d’Amérique, les investissements atteignent chaque année plusieurs dizaines de milliards de dollars.

Le Président français Emmanuel Macron avait annoncé vouloir injecter 2,5 milliards d’euros dans la Tech africaine jusqu’en 2022 pour en faire un soft-power. On souligne malheureusement des réalités difficiles à cause des problèmes de gouvernance au sein de la structure Digital Africa créée en collaboration avec l’Agence Française de Développement (AFD). Des responsables de la structure sont parfois mis à la porte ou démissionnent.

L’année dernière, en 2021, il y a eu plus de 700 investissements pour un montant total de 5 milliards de dollars. Cependant, par rapport au retard, cela reste insignifiant pour tout un continent.

M. Maurice Lévy, directeur de Publicis groupe et co-fondateur de Vivatech, a dû affirmer qu’ « Il faut que les milliardaires et les puissants d’Afrique commencent à investir dans les startups africaines. C’est à eux de faire le boulot. Et je les appelle à le faire ! C’est dans l’intérêt de l’Afrique, c’est dans l’intérêt des startups et c’est dans leur propre intérêt ».7

Dans un contexte évolutionniste imparfaitement humaniste, l’Afrique à intérêt à rattraper son retard afin de pouvoir prendre place à la table des décisions sur l’avenir de l’humanité.

L’histoire nous apprend que depuis les sociétés primitives, les humains ont toujours été caractérisés par des rapports de force et de domination. Depuis cent cinquante mille ans (le temps préhistorique), les capacités nerveuses (le psychisme) de l’humain sont restées essentiellement les mêmes. Anéantir, détruire ou dominer l’autre groupe social pour élargir son territoire, accroître ses ressources matérielles réside encore dans l’ADN de nos sociétés.

Les tensions internationales poussées aux extrêmes constituent en quelque sorte un frein aux recherches visant à protéger la vie humaine des violences de la nature et les atteintes biologiques qui lui ôtent parfois le goût de la vie.

Les efforts déployés par l’humain en vue de sauver l’humain perdent tout leur sens tant que l’instinct autodestructeur demeure en lui-même. Et ceci se manifeste dans les relations entre les groupes sociaux ou les Etats.

Je pense, en toute sincérité, que l’humanité peut et pourra se défaire de l’usage de la violence meurtrière de masse qui est la guerre.  L’un des aspects du transhumanisme qui me tient le plus à cœur est l’évolution accélérée du psychisme humain. Le cerveau s’est-il lui-même oublié en créant et en performant l’outil ? La créature semble alors dépasser son créateur, d’où l’urgence de parfaire le cerveau humain. Il sera nécessaire de réviser certaines idéologies qui conduisent au malheur de l’humain, grâce aux valeurs humanistes universelles. Le pouvoir qu’acquiert l’humain à travers les technosciences serait un risque existentiel pour l’humanité s’il n’est pas plus humain, mature et sage. A la puissance technoscientifique doit s’ajouter un sens humaniste pour atteindre les objectifs du mouvement transhumaniste.

Au regard des problèmes sociaux, des guerres, et bien d’autres instabilités causées par la sombre volonté humaine, il est donc judicieux de poser l’hypothèse des lacunes de nos capacités nerveuses, des biais dans nos raisonnements. Cette tendance instinctive honteuse pour notre espèce ne devra plus caractériser l’Etre Humain de demain ou le Transhumain assez avancé, car celui-ci sera libéré de biais cognitifs et d’irrationalité dans sa quête du bonheur.

Mais pour l’heure, avant cette souhaitable mutation des capacités cognitives humaines, l’Afrique doit faire preuve d’objectivité par rapport à ses aspirations et ses actes concrets, à ses besoins au sens général du terme. L’atteinte des Objectifs du Développement Durable (ODD) de l’agenda 2030 de l’Organisation des Nations Unies (ONU), dont l’Afrique fait partie et de ceux de l’agenda 2063 de l’Union Africaine ne pourront être une réalité sans une vision disruptive du monde et le développement exponentiel des sciences et des techniques (NBIC)8. Pour cela, les habitants du continent africain doivent revoir et rendre productive l’historicité de leurs sociétés, en orientant la dynamique interne vers le développement, l’innovation, et éviter des luttes sans intérêts et autodestructrices.

Siba Tcha-Mouza

______________________________________________________

NOTES :

1https://transhumanistes.com/transvision-2022-divergences-or-diversity/

2 https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/

3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Transhumanisme

4 www.iatranshumanisme.com

5 https://www.futurhebdo.fr/2060-mille-fois-plusintelligent-11-13-amelioration/

6 https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2003-1-page-101.htm

7 https://fr.africanews.com/2022/06/16/les-africatech-awards-mettent-linnovation-africaine-a-lhonneur/

8 https://au.int/fr/agenda2063/odd

Restons en contact