Cancel culture et ingénierie mémorielle
Peut-on réécrire l’histoire ? Quels sont les dangers de l'ingénierie mémorielle pour la personne et pour la société ?
Publié le 22 novembre 2022, par dans « transhumanisme »
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Peut-on réécrire l’histoire ? Identité, dignité : quels sont les enjeux d’une telle ingénierie mémorielle ? Une fois n’est pas coutume, les problèmes soulevés sont peut-être plus redoutables pour la personne que pour la communauté. Osons un bond dans des futurs hypothétiques pour éclairer les polémiques actuelles, notamment autour de la psychanalyse et de la Cancel Culture.
Mémoire, identité et liberté
Le développement de la personne humaine, la construction de soi, passe par un certain rapport entre la mémoire des expériences et des interactions (comme chez les animaux d’ailleurs) et sa mise en récit. Le récit donne un sens au présent et, éventuellement, envisage un futur.
Sans mémoire, pas de souvenirs conscients ou accessibles (plus ou moins conformes aux faits, plus ou moins fidèles au vécu d’alors), pas d’apprentissages (1). En conséquence, pas de changement possible en dehors des pré-programmations, pas de modification des perspectives (2). En somme, pas de liberté : comment apprendre de ses erreurs si l’on ne s’en souvient pas ?
C’est là une thématique centrale de la science-fiction, mais c’est également un véritable et important champ de recherche (3). L’ingénierie mémorielle, technologique et mnémotechnique est de l’ordre de la réalité pratique (4), même si elle n’est pas aussi spectaculaire que dans les films. Dès lors, on cernera mieux les enjeux en partant de trois fictions qui abordent chacune un aspect de l’ingénierie mémorielle : la facticité, l’identité et la destinée.
Westworld ou la facticité qui libère
L’histoire se déroule dans un parc d’attractions – simulacre de l’Ouest américain – où des humains fortunés viennent jouer les cowboys. Le lieu a sa foi et ses lois, mais la transgression n’y est jamais dangereuse. Tout est possible (et permis) vis-à-vis des androïdes. S’il faut être subtil pour accéder aux parties les plus riches du parc, la plupart des visiteurs se contentent de débauches et de brutalités courantes. Live without limits, tease la vidéo publicitaire.
Les androïdes sont contrôlés via des brides comportementales, mais surtout par le fait qu’ils sont enfermés dans une boucle narrative très limitée dans le temps (quelques jours tout au plus). Leur passé, leur enfance (background) sont écrits à l’économie. Mais il est nécessaire qu’un tel passé virtuel soit implanté pour leur donner de la consistance et ainsi satisfaire les visiteurs humains, aussi bien que pour stabiliser leur personnalité. En revanche, la mémoire de leurs expériences dans le parc est effacée à chaque fois qu’ils meurent (meurtre, accident ou fin de boucle narrative). Reprenant à zéro, ils ne vivent en réalité qu’une seule journée.
Tout va être bouleversé lorsque certains androïdes vont se voir dotés de nouvelles formes de mémoire : ils vont alors revivre leurs journées; et “tourner en rond” n’est pas la même chose que rester sur place. Leurs révolutions vont conduire à une révolution (5).
Les androïdes vont devenir de véritables personnes, libres et créatives. Le rapport de la mémoire et du récit, dans la constitution du soi, est visible quand l’une des androïdes, Maeve, comprend que son passé de mère de famille est une histoire factice.
Lorsqu’elle décide de fuir, elle opte pour l’idée que ce passé vise à la tenir asservie au parc. Pour autant, elle a bien interagi avec sa fille dans le parc, sur la base de souvenirs fabriqués qu’elles ont en commun. Maeve “choisit” finalement de prendre ce passé au sérieux, de fonder sur lui sens et valeurs, et d’orienter son existence comme ses actions en fonction. L’artificialité (6) de son attachement à sa fille est à la fois incontestable et d’une vérité telle que Maeve va lui être fidèle.
Total Recall et la perte d’identité
Tiré d’une nouvelle de Philip K. Dick, Souvenirs à vendre, le film de 1990 raconte l’histoire d’un agent secret, Carl Hauser. Son agence lui fait effacer la mémoire. On lui en implante une autre, celle de Douglas Quaid, un ouvrier en travaux publics. Le but de la manœuvre est d’infiltrer un groupe de dissidents sur Mars. A la faveur d’une intervention cérébrale ludique (l’achat de souvenirs virtuels de voyage, sur Mars évidemment, la planète l’attirant inconsciemment), Quaid va se retrouver confronté à son “véritable” passé. Ses deux identités vont entrer en quelque sorte en conflit.
Conflit indirect, car le personnage joué par Arnold Schwarzenegger n’a pas de réelles superpositions de personnalités ou de mémoires. Les traces de son ancienne vie viennent de l’extérieur. Ce sont donc le plan et les objectifs de Hauser, les intérêts qu’il servait, ses anciens acolytes, qui vont lui donner la chasse. Se faisant, Quaid va se réfugier chez les rebelles, conformément au plan (alambiqué) initial.
Le personnage de Quaid est présenté comme meilleur, moralement et politiquement. Mais qui est l’authentique ? Si Hauser est l’originel, faut-il le restaurer ? Faut-il le restaurer en effaçant les expériences vécues par Quaid ? Qui prendrait le dessus si la mémoire d’Hauser faisait surface dans l’esprit de Quaid (7) ?
De l’autre côté, il semble “naturel” que Quaid veuille continuer à vivre, et agir selon ses convictions ; mais il sait son passé factice. Est-il, dès lors, moins légitime que Hauser ? Ceci dit, parce que cette ingénierie lui permet de repenser la vie de Hauser à partir d’une nouvelle identité, fût-elle factice, Quaid devient-il ainsi plus libre ou plus inconsistant (8) ?
L’effet papillon contre la destinée implacable
Ici, le personnage principal, Evan, a la capacité de se replonger, avec sa conscience adulte, dans une courte séquence de son passé… et d’agir. De retour au “présent”, le monde a changé. La nouvelle histoire, maintenant la “réelle”, se superpose dans sa mémoire à la version précédente. L’histoire originelle d’Evan (sa première mémoire dira-t-on, avant qu’il ne commence à modifier son passé) continue à produire des effets tout au long de l’aventure, puisqu’elle constitue aussi son identité. L’objectif premier d’Evan est toujours de sauver son amie d’enfance. Mais les mémoires multiples vont entrer en interaction.
Par exemple, un retour dans le passé lui ouvre une vie de réussite et de popularité outrancières qui le rendent arrogant et violent. Il finit par “reprendre” ses esprits – ou plutôt par se rappeler ses mémoires superposées, lui permettant de contrôler sa violence – à la suite, il est vrai, d’un drame dont il est responsable et qui servira d’affreux déclic.
Il est notable que le director’s cut propose une fin pessimiste, où chaque tentative d’amélioration produit du pire. Le présupposé qui justifierait cette thèse n’est pas explicité. Ainsi, la version pessimiste n’est-elle pas vraiment plus convaincante que la version optimiste, au contraire. Pourquoi, sinon par une sorte d’interdiction et de prédestination divine Evan ne peut-il pas apprendre des différentes histoires et trouver une ligne temporelle qui soit moins mauvaise (9) ? Pourquoi le premier monde (déjà particulièrement cruel) doit-il être le meilleur des mondes possibles ?
De plus, cette aggravation au fil des modifications, si elle est spectaculaire, semble être une métaphore du véritable enjeu. Tel qu’il apparaît inscrit sur l’affiche américaine, le problème s’énonce ainsi : pouvoir modifier le passé, c’est changer les gens, donc les anéantir pour faire être des personnes différentes. Autrement dit, modifier le passé des personnes auxquelles on tient, c’est courir le risque de les perdre. En effet, une fois de retour dans le “présent”, on en retrouve des versions différentes. D’autres personnes en quelque sorte. La personne initiale n’est plus, un sentiment d’étrangeté gagne.
La maîtrise du destin et de l’identité de l’autre peut amoindrir l’altérité : l’autre n‘est que le fruit de mes choix de pérégrination. Ainsi, la pleine puissance sur le monde est susceptible d’accroître infiniment le sentiment de solitude. Pour autant, vu qu’il y a une superposition de passés, le nouveau présent est tout de même inscrit dans une histoire pleine et entière, ce qui est sans doute de nature à atténuer le sentiment de facticité.
Réécrire l’histoire ou réécrire le passé ?
La différence fondamentale entre L’effet papillon et les deux autres œuvres, c’est qu’Evan ne réécrit pas seulement sa mémoire (subjective), mais il modifie l’histoire (objective). Il crée un nouvel univers.
Ce point est essentiel. En effet, la limite de l’ingénierie mémorielle réside dans la mémoire des autres et dans l’objectivité des faits. Ils sont têtus et toujours accessibles. Disons au moins en partie, sous forme de traces ou d’enregistrements, rarement parfaitement falsifiables ou verrouillés. A moins d’isoler complètement la personne – et alors quel intérêt à modifier sa mémoire ? – le contact avec autrui et le monde fait courir le risque, ou ouvre l’opportunité, d’une reprise réflexive de sa propre mémoire.
La grande et la petite histoire : cancel or not cancel ?
Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. (Orwell, 1984)… et toujours, Vae Victis.
Quoi de commun entre un historien, un psychanalyste et un politicien ? Certainement un intérêt pour le passé et une conscience des enjeux de contrôle. Mais surgissent immédiatement deux grands problèmes.
D’une part les données et l’accès au faits sont incertains, perdus, indirects. Leur mémoire est plus ou moins conservée et fiable dans des archives plus ou moins accessibles (10). Les mettre au jour, les recouper, les faire parler, les interpréter, les discerner et les choisir, tout cela relève d’un processus collectif. Aujourd’hui la plupart des peuples se rangent sur les normes scientifiques et académiques d’indépendance et de réflexivité critique. Autrement dit, il y a des historiens presque partout (11).
D’autre part, il y a la question de la place disponible. Dans le cerveau et dans la cité, où placer les faits et leurs grandes interprétations ? Par place, il faut entendre la quantité de données que l’on peut mettre efficacement en avant, avoir à l’esprit. Mais également notre (12) tolérance, à un moment donné, pour tel ou tel aspect de notre histoire.
Nous avons soif de vérité, en espérant que la vérité nous éclaire et nous libère. Nous supposons qu’elle est préférable aux mensonges, aux lénifiantes sornettes et aux propagandes mobilisatrices. Mais parfois il est difficile de l’approcher directement, sous peine (de peur) d’anéantissement. Parfois la soutenir nous écrase, comme dans le cas des souvenirs traumatiques.
Le psychanalyste n’est pas un enquêteur de police. Il entend, puis co-élabore le sens, sans souci de l’absolue factualité des matériaux (souvenirs, récits, etc.) apportés par son patient. Le politique n’est pas un historien non plus. Il va devoir choisir quoi mettre dans les programmes scolaires, quoi subventionner, qui mettre en avant. Les meilleures rues, les meilleures places pour telles statues et tels honneurs posthumes. Tout cela participe à la configuration d’une mémoire effective, d’un esprit collectif. Ennemi ou ami des faits et du travail académique, il s’agit d’abord de construire une identité, d’affirmer des valeurs, de sélectionner.
La conflictualité est très logiquement à la hauteur de ces enjeux. Retirer des programmes scolaires les gaulois présentés comme nos ancêtres, les aspects positifs des colonisations ? Faire de la place à Louis-Ferdinand Céline ? Mettre plus en avant la traite atlantique des esclaves, ou toujours aussi rappeler la traite arabo-musulmane ? Refuser que le Roi Lion soit diffusé sur le service public car porteur d’une idéologie oppressive (13) ? Et effectivement, si les places sont limitées et qu’il faut choisir, alors comment choisir ? D’ailleurs, pourquoi choisir plutôt que de tirer au sort ?
Certainement parce qu’il s’agit d’un projet existentiel, de tracer des contours, de dessiner une figure. Cela participe d’une ingénierie, psychologique dans un cas, sociale et politique dans l’autre. Et l’on croit, à tort ou à raison, que configurer sa mémoire de manière non aléatoire peut être déterminant.
Droit, jeux, création
De ce point de vue, le problème collectif semble plus aisé à élucider que le problème individuel. Sur le plan politique, effacer toutes les traces d’un événement gênant est difficile. Cela demande de gros moyens, des complicités internationales. Une destruction pure et simple d’archives ou un restriction d’accès laissent au moins un « trou » visible et suspect. Pour des événements plus mineurs, la manipulation, l’occultation ou l’oubli sont plus probables. Quoiqu’il en soit, il est d’abord question de mise en avant et de sélection. Un technoprogressiste incitera certainement d’abord et fondamentalement à la réflexivité. Il favorisera le développement du goût pour l’exploration. Une exploration critique des histoires, qui ménagera l’accès le plus facile et le plus ergonomique aux données et travaux des historiens. Il souhaitera ensuite, comme la plupart des citoyens, mettre en avant des figures qu’il considère comme motivantes et inspirantes.
Sur le plan individuel, le chemin de crête est encore plus périlleux. Les souvenirs ont un lien direct avec notre identité personnelle, voire notre santé. Mais n’a-t-on pas déjà le droit de se reconfigurer, de se faire effacer un souvenir qui nous empêche de vivre (14) ? Ne cherche-t-on pas déjà à effacer ou de remplacer une mémoire pour augmenter ses performances sociales ou intellectuelles ?
Ne peut-on pas aussi imaginer qu’un souvenir soit effacé, mais reste accessible sous forme de récit ? Par la distance et la médiation de l’histoire, racontée par film ou roman, il pourrait perdre une partie de sa pathogénicité, tout en étant conservé. Mais alors, dans certains cas où la situation traumatique viendrait de nos choix les plus intimes, ne peut-on craindre, comme avec l’histoire d’amour d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, que l’on tombe dans une sorte de boucle ? En la recommençant encore et encore, car la souffrance seule pouvait soutenir le désir de changement (15) ?
Le transhumanisme entre audace et discernement
Le but de l’ingénierie mémorielle est l’amélioration de son existence. Les enjeux se situent quelque part entre le retour à soi, la fidélité et la possibilité de ménager des conditions propices à la novation et à la création. Les craintes dystopiques, totalitaires, d’anéantissement et d’appauvrissement mental/spirituel sont mises en scène avec vivacité dans les œuvres de science-fiction. Rien ne garantit que ce type de technique ne sera pas développé. Dès lors, la perspective technoprogressiste et démocratique n’est-elle pas la voie la plus prudente ? Il s’agit d’anticiper les effets possibles de ces évolutions pour réguler leur usage. Dans le sens d’une augmentation de l’autonomie, qui est toujours inextricablement individuelle et collective.
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Notes :
- Le fait de se souvenir, et ainsi d’avoir une réflexivité, est peut-être ce qui distingue l’apprentissage du simple dressage ou de la programmation.
- Par exemple, Bateson : https://www.metis-interactions.com/changement-et-niveaux-dapprentissage/
- Un souvenir est en lien avec d’autres et les enrichit en retour. Il se constitue et se lie certainement avec d’autres dimensions de sens et de sensations. Sans préjuger de la relation entre les états mentaux et les états cérébraux, et le type d’ingénierie qu’il faudrait mobiliser. Pour autant, on ne sait pas ce qu’il sera possible de faire au fil des avancées en neuroscience. https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/neurobiologie/effacer-les-souvenirs-1437.php https://www.afis.org/Comment-fabriquer-de-faux-souvenirs-avec-une-question https://www.ledevoir.com/societe/543662/peut-on-effacer-les-souvenirs Sur la souris https://www.scienceshumaines.com/peut-on-effacer-des-souvenirs-de-la-memoire_fr_31646.html
- https://transhumanistes.com/exploration_de_lesprit_remi-sussan/ 11’30 sur les techniques de mémoire
- https://www.infolibertaire.net/devenir-revolutionnaire-en-regardant-westworld-premiere-partie-quand-jentends-le-mot-culture/
- En outre, ce background de mère de famille est un souvenir enfoui que Maeve “débloque”. Car depuis, les programmeurs lui ont assigné une autre fonction et lui ont implémenté un autre passé.
- Durant le film, la question de la restauration de la mémoire de Hauser dans l’esprit de Quaid, et ses potentielles conséquences sur sa personnalité se condensent dans le dialogue avec Kuato, chef de la résistance. Kuato demande à Quaid ce qu’il veut. Quaid répond qu’il veut se souvenir. “Un homme se définit par ses actes, non par ses souvenirs” réplique Kuato.
- La conclusion hollywoodienne du film, si elle est prise au sérieux, simplifie en apparence le problème: est-ce que toute cette histoire n’est pas en fait une option du voyage sur Mars acheté par Quaid, qui n’a jamais été plus agent secret que vous et moi ?
- D’ailleurs, si chaque modification est pire que la précédente, rien ne garantit que la dernière et sacrificielle n’entraîne pas quelque chose d’encore plus terrible.
- Les “guerres”, toujours et partout denses, hélas, montrent les tentatives (et parfois réussites) de destruction de données, de verrouillages d’archives, de falsifications. Bien que ces manœuvres, la plupart du temps, laissent des traces.
- Avec les problèmes afférents, il y a des historiens et ethnologues spécialisés dans les peuples sans historiens.
- Celle du collectif dans un cadre libéral ou démocratique, celle de l’instance gouvernante dans les autres cas.
- Slavoj Zizek : https://www.youtube.com/watch?v=RBp87dXtMtk
- D’abord, nous sommes capables d’enfouir ou de réduire à peu de chose un souvenir traumatique afin qu’il ne nous empêche pas de vivre (refoulements parfois spectaculaires). Ensuite, l’armée américaine travaille sur la manière d’atténuer les souvenirs traumatiques des vétérans. Dans les deux cas, il existe d’une part une demande et d’autre part une démarche individuelle ou sociale qui est d’emblée considérée comme légitime.
- Il s’agit là d’une interprétation pessimiste du film. L’autre interprétation serait de penser que de répétitions en répétitions, suffisamment de différences se manifestent.