De l’esprit à revendre

L’intelligence artificielle a fait des bonds spectaculaires en 2022. Des divers exploits, controverses et interrogations qui ont émaillé l’année dernière semble émerger un scénario à la fois plausible et dérangeant : et si fabriquer des êtres intelligents et conscients était bien plus simple que prévu ?

Publié le 17 janvier 2023, par dans « transhumanisme »

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Dans l’article Un cadre conceptuel pour la conscience, publié en avril 2022 et retranscrit à la suite de cet article, le neuroscientifique Michael Graziano (Princeton) résume la théorie du schéma d’attention (Attention Schema Theory, ou AST), qu’il a développée au cours de la dernière décennie. Selon l’AST, la conscience serait essentiellement le modèle très imparfait de nos propres mécanismes neuronaux de focalisation de l’attention ; et nous serions piégés dans une boucle cérébrale nous empêchant de voir ce modèle “de l’extérieur”. Nous croyons que nous possédons une conscience substantielle, irréductible, mais cette croyance se base sur un modèle brouillon (car fabriqué à l’aveugle) de ces mécanismes d’attention. De la même manière que nous avons un “schéma corporel interne” pour contrôler les mouvements de notre corps, nous avons un “schéma cérébral interne” pour contrôler notre attention. Sauf que notre corps est visible par nous-mêmes – alors que notre cerveau de l’est pas ; d’où cette image imparfaite et hallucinée de notre relation aux choses.

Nous avions traduit le billet « Fun sans fin » de Michael Graziano en 2013 ; à l’époque, il semblait être l’un des premiers neuroscientifiques à s’intéresser sérieusement à l’émulation de cerveau.  Cet été, soit presque dix ans plus tard, l’affaire Blake Lemoine avait attiré notre attention (sans jeu de mots !) sur les textes de Blaise Agüera y Arcas, vice-président chez Google. Agüera y Arcas y évoquait à mots couverts la possibilité qu’un embryon de conscience (ou une forme méconnaissable de conscience) existe chez certains modèles de langage, et faisait référence à la théorie du schéma d’attention de Graziano.

Cette théorie découle indirectement de réflexions plus anciennes de Daniel Dennett, mais se fonde sur des expérimentations récentes. La principale conséquence de l’AST est que la conscience de soi existe au niveau des modèles du monde fabriqués par un réseau de neurones (artificiels ou naturels), et est donc encodée, de la même manière que la langue française est encodée par le traducteur automatique DeepL qui nous a permis de traduire l’article de Graziano (la différence étant que le modèle du mécanisme d’attention est sans cesse changeant, alors que DeepL ne change pas souvent son modèle de la langue française). 

L’un des aspects importants de l’AST est que la conscience est fondamentalement sociale : nous modélisons activement notre attention autant que celle des autres (au passage, dans ce cadre conceptuel, le libre-arbitre serait ici l’élément de “surprise” venant d’un système imparfaitement modélisé et soumis à de fortes variations environnementales, ainsi qu’à cette dimension intersubjective).

Le projet ASTOUND, basé sur l’AST et financé par la Commission Européenne, vise justement à instiller de la conscience dans des machines intelligentes, afin d’améliorer leurs performances. Car un système qui possède une “caricature” de son processus d’attention, et de celui des agents avec lesquels il interagit, s’en sort mieux d’un point de vue évolutif – il est davantage capable de maîtriser son attention et d’anticiper celle des autres.

Vous n’avez besoin que d’attention 
De manière intéressante, le succès, depuis 2017, des gros modèles de langage (LLM) qui ont donné naissance en 2022 à une avalanche d’applications bluffantes (ChatGPT, Dall-E, Stable Diffusion, Midjourney…) se base sur l’architecture des “transformeurs”, dont le coeur est un mécanisme d’attention au contexte (même si les transformeurs ne sont pas les seuls modèles d’apprentissage profond à incorporer des mécanismes d’attention). Un transformeur analyse des tokens (dans un texte, un token correspond à peu près à une syllabe) en portant son attention sur chaque token séparément et sur la relation statistique qu’a celui-ci avec le reste du contexte. L’article qui a lancé la mode des transformeurs en 2017 a pour titre, fort à propos, Attention is All You Need (“Vous n’avez besoin que d’attention”).

Pour autant, ces modèles de langage ont-ils réellement la capacité de comprendre, manipuler “en interne” des concepts, de les “ressentir” ? Si l’on se réfère au projet ASTOUND, l’adjonction d’un simple “projecteur attentionnel” (pour suivre un stimulus visuel, par exemple) à un réseau de neurones formels suffisamment gros pour être capable de bâtir un modèle de sa propre attention (peut-être à l’aide d’autres exemples “sociaux”, en observant la façon dont des systèmes sont attentifs à des objets), pourrait suffire. La sentience serait alors tout à fait à portée de programmes développés aujourd’hui.

D’une certaine manière, les chatbots sociaux évolués type LaMDA ou ChatGPT présentent déjà des connaissances relatives à la manière dont nous portons, dans le cadre très spécifique de dialogues écrits, notre attention sur tel ou tel élément d’une conversation. En modélisant leurs interlocuteurs, ils les imaginent attentifs. Mais peuvent-ils focaliser leur propre attention, en ont-ils besoin ? Leurs méta-objectifs sont-ils assez complexes ? Ont-ils suffisamment d’itérations internes pour avoir un “courant de pensée” ? Faut-il une composante visuelle pour bâtir une conscience similaire à la nôtre ? (même si nous ne sommes pas tous voyants) ?

Le scénario de la conscience pas chère 

Si la prudence reste de mise concernant des questions aussi difficiles que celles de la conscience et de la compréhension, un scénario semble émerger, dans lequel la conscience / sentience ne serait pas le graal mystérieux restant à tout jamais interdit aux machines, mais un mécanisme relativement simple à obtenir avec de gros modèles de réseaux de neurones.

Il est difficile de nier, à la lumière de la courte histoire de l’intelligence artificielle, que les citadelles de l’esprit que nous pensions imprenables, comme la créativité ou la maîtrise du langage, sont tombées assez facilement.  

Le hic, c’est que la conscience associée au langage a longtemps été considérée comme la pierre angulaire de notre identité humaine et de ce que nous estimons précieux. Une conscience facile à fabriquer, répliquer et générer paraît inimaginable à la majorité d’entre nous. 

Comment réagir face à cette éventualité ?  Notre anthropocentrisme, déjà flagrant dans notre rapport aux animaux intelligents, sera-t-il un frein à la prise en compte de la subjectivité de machines ? Combien de consciences allumerons-nous et éteindrons-nous sans même y penser ? 

Faut-il que ces êtres possèdent une capacité à souffrir, qu’ils soient bâtis et entraînés sur un objectif de survie, pour que nous ressentions de l’empathie pour eux ? Faut-il qu’un être soit coûteux, fragile, lié à nous par un long historique d’interactions et d’encodage mutuel, pour avoir de la valeur à nos yeux ? 

Sommes-nous prêts à créer des êtres autonomes pour eux-mêmes, et pas pour nous rendre un service d’une manière ou d’une autre ? 

Article de Michael Graziano : 

(lire l’original en anglais)


Un cadre conceptuel pour la conscience 

Michael Graziano, PhD

Cet article soutient que la conscience possède un cadre explicatif logiquement solide, différent des récits typiques qui souffrent d’un mysticisme caché. L’article comporte trois parties principales. La première décrit les principes de base concernant le traitement de l’information dans le cerveau, à partir desquels on peut déduire un cadre général et rationnel pour expliquer la conscience. La deuxième partie décrit une théorie spécifique qui incarne ces principes de base, la théorie des schémas d’attention. Au cours des dernières années, un nombre croissant de preuves expérimentales – preuves comportementales, preuves d’imagerie cérébrale et modélisation informatique – ont abordé certains aspects de cette théorie. La dernière partie traite de l’évolution de la conscience. En mettant l’accent sur le rôle spécifique de la conscience dans la cognition et le comportement, l’approche actuelle conduit à une proposition de compte rendu de la manière dont la conscience a pu évoluer au cours de millions d’années, du poisson à l’homme. L’objectif de cet article est de présenter un cadre global et complet dans lequel nous pouvons comprendre scientifiquement ce qu’est la conscience et quels rôles adaptatifs clés elle joue dans le fonctionnement du cerveau.

L’étude neuroscientifique de la conscience est embourbée car elle recueille des données sur une question mal posée. Cet article soutient qu’une explication correcte est disponible, mais qu’elle nécessite une nouvelle structure conceptuelle. Les preuves qui soutiennent cette explication – et elles sont de plus en plus nombreuses – n’ont aucun sens sans la mise en place préalable de la nouvelle structure conceptuelle. Une fois articulé, le concept de conscience devient accessible et prêt pour une exploration empirique. L’objectif est ici d’exposer les principes logiques et le cadre conceptuel, puis d’examiner les données expérimentales qui soutiennent la thèse. La plupart de ces données sont nouvelles et ont été recueillies au cours des deux dernières années dans le but précis de tester la théorie.

Le cadre décrit ici est lié à une approche de longue date qui remonte au moins à Dennett en 1991 (1), Nisbett et Wilson en 1977 (2), ou Gazzaniga en 1970 (3). Cette approche de longue date a été appelée  » illusionnisme  » (4), bien que je soutienne que ce terme soit trompeur (5). On pourrait l’appeler « l’approche du modèle personnel ». Elle est mécaniste et réductionniste. Bien que l’approche de l’auto-modèle soit parfois considérée comme une contre-culture ou une minorité, elle n’est peut-être pas réellement minoritaire parmi les scientifiques. Le domaine d’étude est peut-être en train de développer une convergence conceptuelle, puisqu’une large cohorte de philosophes et de scientifiques ont avancé des arguments qui la recoupent au moins partiellement (1-19).

Le présent article résume d’abord brièvement un compte rendu typique de la conscience, que je qualifierais de « mystique », afin d’expliquer comment le problème est traditionnellement formulé. Il décrit ensuite deux principes de traitement de l’information dans le cerveau, à partir desquels on peut logiquement déduire un cadre général pour expliquer la conscience. Ce cadre échappe au piège mystique. Ensuite, l’article décrit une théorie spécifique qui incarne ces deux principes généraux, la théorie du schéma d’attention (AST) (5, 20-23). Une fois l’AST replacée dans son contexte, l’article abordera les preuves expérimentales récentes, qui s’accumulent rapidement, en faveur de cette approche. Enfin, l’article abordera l’histoire évolutive possible de la conscience. L’objectif de l’article est de présenter un cadre général dans lequel nous pouvons comprendre ce qu’est la conscience et quels rôles adaptatifs elle joue dans le fonctionnement du cerveau et le comportement. La théorie est suffisamment mécaniste et axée sur des avantages concrets et pragmatiques pour intéresser également les informaticiens et permettre, à terme, la création de versions artificielles de la conscience.

Le « problème » de la conscience

Pour beaucoup de gens, le mot « conscience » évoque tous les aspects de l’esprit : pensées, décisions, souvenirs, perceptions, émotions, et surtout connaissance de soi. Pour beaucoup, être conscient évoque la capacité de prendre des décisions intelligentes en se connaissant en tant qu’agent dans le monde.

Cette vision globale ne correspond pas à la signification scientifique du mot. Par analogie, considérons un seau rempli d’objets (5). Les composants énumérés ci-dessus sont les éléments qui se trouvent souvent dans le seau, mais on peut aussi étudier le seau lui-même. Comment les gens peuvent-ils avoir une expérience subjective de n’importe quel élément, qu’il s’agisse d’une décision, d’une perception sensorielle ou d’un souvenir ? Qu’est-ce que l’expérience ? Pourquoi ne disons-nous pas, comme un système de surveillance informatisé, « Cet objet est rouge », mais plutôt « Je fais l’expérience de la rougeur » ? Et puisque nous avons de l’expérience, pourquoi une si grande partie de l’information contenue dans le cerveau se trouve-t-elle en dehors du seau de la conscience ? Dans cet article, par conscience, j’entends la propriété de l’expérience, et non les éléments spécifiques, en constante évolution, qui peuvent être expérimentés. Avec mes excuses à la langue anglaise, j’utiliserai parfois le mot « experienceness ».

La question de la conscience a parfois été appelée le « problème difficile » parce que, d’un certain point de vue, elle semble porter une armure qui la protège de toute explication (24). L’expérience est non physique : on ne peut pas la toucher physiquement et enregistrer une force de réaction, ni mesurer objectivement sa masse, sa taille, sa température ou tout autre paramètre physique. On peut mesurer le substrat – les neurones, les synapses et les signaux électrochimiques – mais la sensation attachée à ce processus physique, l’expérience elle-même, est sans présence physique. On peut seulement l’avoir et l’attester. Il n’y a pas d’autre fenêtre directe sur elle. Un grand nombre de théories spéculatives ont été proposées pour le mécanisme, la combinaison alchimique si vous voulez, par lequel un processus physique dans le cerveau produit une expérience. D’autres auteurs ont fourni une catégorisation systématique d’un grand nombre de ces théories (25). Il n’y a pas d’accord sur laquelle, le cas échéant, de ces spéculations est correcte, peut-être parce qu’une grande partie du problème reste en dehors du domaine de la mesure.

Que nous reste-t-il ? Le cerveau contient d’énormes quantités d’informations, qui changent et évoluent constamment. Pour une minorité de ces informations, pour des raisons inconnues, une expérience supplémentaire et intangible (c’est ce que les gens pensent) est exsudée par, ou attachée à, ou générée par, le traitement de ces informations. Comment pouvons-nous étudier scientifiquement une chose aussi intangible ? La science exige des mesures, et le sentiment de conscience n’est pas publiquement, objectivement mesurable ; donc, par définition, la tâche est impossible. On pourrait aussi appeler cela le problème mystique, puisque le mysticisme, par définition, concerne le monde inexplicable de l’esprit et de l’âme. Toutes les théories de la conscience qui présupposent l’existence de cette essence de l’expérience qui pose un problème difficile sont mystiques, selon cette définition du mot. De plus, le bénéfice adaptatif d’une expérience consciente n’est pas clair, et le sujet ne s’intègre donc pas facilement dans l’évolution par sélection naturelle, le cadre par lequel nous comprenons le reste de la biologie. La conscience est-elle fonctionnelle ou s’agit-il d’un épiphénomène inutile ? Pourquoi ne pas se contenter d’un cerveau qui traite les informations et contrôle le comportement de manière adéquate, mais qui n’est pas doté du sentiment complémentaire ?

La raison de l’apparente insolubilité du problème, selon moi, est la composante de mysticisme qui a attiré les chercheurs (et les philosophes profanes occasionnels) loin d’une logique sous-jacente plus simple.

Deux principes généraux

La philosophie a jeté les bases de toutes les branches de la science. Dans de nombreuses branches, la philosophie a été établie il y a si longtemps que les scientifiques n’ont plus l’habitude de s’en préoccuper. Mais pour les scientifiques qui lisent cet article, je vous demande de faire preuve de patience alors que je passe en revue certaines logiques fondamentales nécessaires avant que nous puissions créer une théorie scientifique de la conscience. Dans cette section, je vais décrire deux principes à partir desquels on peut déduire un cadre général pour expliquer la conscience.

Principe 1.

L’information qui sort d’un cerveau doit avoir été dans ce cerveau.

Je m’explique : Personne ne peut penser, croire ou insister sur une proposition, à moins que cette proposition ne soit représentée par une information dans le cerveau. De plus, cette information doit être sous la bonne forme et au bon endroit pour affecter les systèmes cérébraux responsables de la pensée, de la croyance et de l’affirmation. Ce principe est, en un sens, une conservation computationnelle de l’information.

Par exemple, si je crois, pense et affirme qu’une pomme se trouve devant moi, il est nécessairement vrai que mon cerveau contient des informations sur cette pomme. Notez cependant qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait une pomme physique réelle pour que je pense qu’elle est présente. Si aucune pomme n’est présente, je peux quand même croire et insister sur le fait qu’il y en a une, bien que dans ce cas je sois manifestement en train de délirer ou d’halluciner. En revanche, les informations contenues dans mon cerveau sont nécessaires. Sans cette information, la croyance, la pensée et l’affirmation sont impossibles, quel que soit le nombre de pommes réellement présentes.

Le principe 1 peut sembler trivial, mais il n’est pas toujours évident et il n’est pas souvent appliqué au problème de la conscience. Je vais le faire ici. Si vous êtes un humain normal, alors vous croyez que vous avez une expérience subjective, phénoménale, une expérience d’une partie du contenu informationnel de votre tête. Vous le croyez, vous en êtes certain à un niveau immédiat, instinctif, vous êtes prêt à le proclamer. Cette croyance doit obéir au principe 1 : votre cerveau doit contenir des informations descriptives de l’expérience, sinon vous ne seriez pas en mesure de la croire, de la penser ou de la proclamer.

Nous sommes déjà parvenus à une constatation simple qui est absente de presque toutes les théories proposées sur la conscience. Presque toutes les théories confondent deux processus : avoir une conscience et croire qu’on en a une. L’hypothèse tacite est la suivante : la raison pour laquelle je crois avoir une conscience est que je l’ai réellement. Or, ces deux éléments peuvent être différenciés, tout comme le fait de croire qu’une pomme se trouve devant vous et le fait d’avoir une pomme devant vous sont deux choses distinctes. Vous croyez que vous avez une conscience parce que des informations dans votre cerveau vous décrivent comme l’ayant. Par exemple, lorsque vous croyez que vous faites consciemment l’expérience d’une couleur, votre cerveau doit contenir des informations non seulement sur la couleur, mais aussi sur l’expérience elle-même, sinon, la croyance et l’affirmation seraient impossibles. L’existence d’une sensation réelle de conscience en vous, associée à la couleur, n’est pas nécessaire pour expliquer votre croyance, votre certitude et votre insistance sur le fait que vous l’avez. Au contraire, votre croyance et votre affirmation découlent d’informations sur l’expérience consciente. Si votre cerveau ne disposait pas de ces informations, la croyance et l’affirmation seraient impossibles, et vous ne sauriez pas ce qu’est l’expérience, quelle que soit la quantité d’expérience consciente qui pourrait ou non se trouver « réellement » en vous.

Vous pourriez répondre : « Ce n’est pas seulement une croyance ou une affirmation. J’ai définitivement un sentiment en soi. Je le sais, car je peux le ressentir en ce moment même ».

À ce stade de mon article, je ne veux pas me prononcer sur la question de savoir si vous avez un sentiment réel pour accompagner votre croyance en un. Je reprendrai cette question plus tard. Mais je veux souligner un piège. Cet argument, « Je le sais parce que je peux le sentir en ce moment », est, d’après mon expérience, l’argument le plus courant dans les études sur la conscience. Il est utilisé comme s’il s’agissait d’une carte maîtresse, balayant toutes les autres revendications. Mais l’argument est tautologique. Affirmer la présence d’un sentiment parce que vous le ressentez, c’est affirmer « c’est vrai parce que c’est vrai ». L’explication la plus probable de la persistance de cet argument logiquement défectueux est que le cerveau est enclin à une sorte de boucle d’information. Lorsque vous vous demandez si vous avez un sentiment subjectif, vous vous engagez dans un processus. Votre cognition accède à des données qui ont été construites automatiquement dans des systèmes cérébraux plus profonds. Ces données contraignent ensuite votre croyance cognitive, votre pensée et votre réponse. La présence d’informations sur le sentiment reste le facteur déterminant. Un ou plusieurs systèmes du cerveau doivent construire des informations sur la nature de l’expérience consciente, sur les esprits et les sentiments, sinon nous n’aurions pas de telles croyances sur nous-mêmes et personne n’écrirait d’articles sur le sujet.

Je ne souhaite pas me plonger trop profondément dans la philosophie dans cet article. Cependant, il peut être utile de souligner que le principe 1 représente une position philosophique fondamentale. Pendant des siècles, une ligne centrale de la pensée philosophique a suggéré que l’expérience est primordiale et que tout le reste n’est qu’inférence secondaire. Ce point de vue a été représenté sous différentes formes au cours des siècles, par exemple par Descartes (26), Kant (27), Schopenhauer (28), et bien d’autres. En transformant l’expérience en un fondamental irréductible, cette vision a bloqué les progrès dans la compréhension de la conscience. Par définition, il ne peut y avoir d’explication d’un fondamental irréductible. Je suggère ici que cette ligne de pensée est erronée. Il a manqué une étape. Nous croyons que nous avons une expérience ; la croyance découle de l’information. Cette prise de conscience ferme une boucle. Elle nous permet de comprendre comment des systèmes physiques comme le cerveau peuvent coder et manipuler l’information qui constitue la base de nos croyances, de nos pensées et de nos revendications d’expérience subjective.

Notez que le principe 1 ne nie pas l’existence de l’expérience consciente. Il dit que vous croyez, pensez, prétendez, insistez, sautez et jurez que vous avez un sentiment conscient en vous, à cause d’informations spécifiques dans votre cerveau qui construisent une image de ce qu’est ce sentiment conscient. L’information dans le cerveau est la cause immédiate de toutes ces croyances et de tous ces comportements. La question de savoir si vous avez un sentiment conscient réel qui va de pair avec cette croyance, cette pensée et cette affirmation est une question distincte, que j’aborderai dans le cadre du principe 2.

Principe 2.

Les modèles du cerveau ne sont jamais exacts.

Le cerveau construit des ensembles d’informations, ou modèles, de la réalité. Selon le principe 2, les modèles du cerveau ne sont jamais parfaitement exacts. Ils reflètent les propriétés générales de l’élément modélisé, mais diffèrent toujours de manière substantielle de celui-ci.

Un avantage adaptatif est obtenu en représentant le monde d’une manière simplifiée qui peut être calculée rapidement et avec un minimum d’énergie. Par exemple, les couleurs sont des constructions du cerveau qui ne correspondent pas parfaitement à la réalité des longueurs d’onde. Dans un écart particulièrement flagrant entre le modèle et la réalité, la lumière blanche n’est pas représentée dans le système visuel comme un mélange complexe de milliers de composants oscillants, mais plutôt comme un réglage élevé dans un canal de luminosité et un réglage bas dans un nombre limité de canaux de couleur. Bien que nous ayons tous appris à l’école que le blanc est un mélange de toutes les couleurs, aucune connaissance intellectuelle représentée dans les zones corticales supérieures ne peut changer la façon dont le système visuel de bas niveau modélise le blanc. Le modèle est automatique.

Dans son essence, le principe 2 nous dispense d’avoir à expliquer des mystères physiquement incohérents simplement parce que les gens les acceptent introspectivement comme étant vrais. Il nous dispense de devoir expliquer comment la lumière blanche est physiquement débarrassée de tous les contaminants et purifiée. Elle ne l’est pas, comme Newton l’a découvert en 1672 (29). La solution est que le modèle construit par le système visuel n’est pas exact. Le principe 2 nous dispense d’avoir à expliquer comment un bras invisible et fantomatique peut sortir du corps après une amputation (un membre fantôme) (30). La solution est que le cerveau construit un modèle du corps, et que ce modèle n’est pas exact. Ces modèles ne sont pas des illusions vides : ce sont des caricatures. Ils représentent quelque chose de physiquement réel, mais ils ne sont pas exacts. Les modèles ne le sont jamais. Les modèles du cerveau sont utiles, adaptatifs, simplifiés et jamais totalement exacts, mais ils constituent la base de nos croyances, de nos pensées et de nos affirmations.

Appliquons le principe 2 à la question de la conscience.

Nous savons déjà, grâce au principe 1, que votre cerveau doit construire un ensemble d’informations dont découle votre certitude, votre croyance et votre affirmation que vous possédez une expérience intangible : quelque chose d’insubstantiel, de non mesurable, un problème difficile. En vertu du principe 2, ce faisceau d’informations n’est pas exact. La science n’a aucune obligation de chercher – ou d’expliquer – quelque chose qui possède exactement les mêmes propriétés que celles décrites dans ce modèle.

Les principes 1 et 2, ensemble, fournissent un cadre général pour comprendre la conscience. Dans ce cadre, tout d’abord, le cerveau contient un processus physique objectivement mesurable : appelons-le « processus A ». (Dans la section suivante, je discuterai d’une théorie particulièrement simple sur ce que pourrait être le processus A). Deuxièmement, le cerveau construit un modèle, ou un ensemble d’informations, pour surveiller et représenter ce processus A. Troisièmement, le modèle n’est pas précis. Il s’agit d’une simplification, qui manque d’informations sur des détails physiques granulaires. Il ne faut pas le rejeter comme une illusion vide (d’où ma réticence à endosser le terme « illusionnisme »), mais il serait préférable de le décrire comme une caricature ou une représentation qui simplifie et déforme l’objet qu’elle représente. Quatrièmement, du fait que les informations simplifiées et imparfaites de ce modèle atteignent la cognition supérieure, les gens croient, pensent et prétendent avoir une propriété physiquement incohérente. La propriété qu’ils prétendent avoir est une expérience intangible, le problème difficile, le sentiment de conscience. Cinquièmement, les philosophes et les scientifiques essaient, à tort, de découvrir quelle combinaison alchimique fait émerger un sentiment de conscience.

J’appelle cette explication « l’approche 2 + 2 », car il n’y a pas de marge de manœuvre. Le cadre décrit ici n’est pas une autre spéculation sur une circonstance neuronale qui pourrait ou non générer magiquement le sentiment de conscience. Ce n’est pas une autre opinion. Si les principes 1 et 2 sont vrais, alors l’approche actuelle est correcte. Il est temps pour les chercheurs sur la conscience de choisir entre une explication fondamentalement magique et une explication mécaniste et logique.

L’explication 2 + 2 n’est pas tant une théorie qu’un large cadre conceptuel dans lequel une théorie peut être construite. Une théorie spécifique de la conscience nécessiterait des réponses aux questions suivantes. Quel est le processus A, le processus physique réel qui, lorsqu’il est représenté par un modèle imparfait dans le cerveau, amène les gens à croire, à penser et à affirmer qu’ils ont une expérience consciente ? Quels systèmes anatomiques du cerveau exécutent le processus A et quels systèmes créent le modèle imparfait de A ? Quelle est la valeur adaptative ou de survie pour un animal d’avoir A et d’avoir un modèle de A ? Quelles espèces possèdent cette architecture et quelles espèces ne la possèdent pas ? Ces questions peuvent être abordées scientifiquement. Tout mysticisme a été éliminé, et il nous reste un puzzle soluble de neuroscience et d’évolution.

Une théorie de la conscience qui intègre les principes 1 et 2

L’AST est une manière particulièrement simple d’incorporer les principes 1 et 2 dans une théorie scientifique. Pour l’expliquer, je vais d’abord parler du schéma corporel, un concept utile qui remonte à au moins un siècle (31-34). Le cerveau construit une représentation, ou simulation, du corps : un faisceau d’informations, constamment recalculé, qui représente la forme du corps, suit les mouvements et fait des prédictions. Cette représentation est probablement construite dans un réseau d’aires corticales, notamment le lobe pariétal postérieur et les cortex moteur et prémoteur. La figure 1A montre trois conséquences fonctionnelles de l’existence d’un schéma corporel. Premièrement, il est nécessaire au bon contrôle du mouvement (35-38). Deuxièmement, il est impliqué dans le fait de regarder quelqu’un d’autre et de comprendre intuitivement les configurations corporelles de cette personne (39, 40). Troisièmement, parce que la cognition supérieure et le langage y ont accès, le schéma corporel nous donne au moins une certaine connaissance explicite et rapportable de notre propre corps. Cette « connaissance » n’est pas toujours exacte, comme dans le cas d’un membre fantôme, et n’est jamais une représentation entièrement détaillée ou riche de chaque muscle, tendon et forme d’os. Selon le principe 2, les modèles du cerveau ne sont jamais totalement exacts.

 La proposition centrale de l’AST est que le cerveau construit un schéma d’attention. À l’origine, cette proposition ne visait pas à expliquer la conscience, mais plutôt à rendre compte du contrôle endogène habile de l’attention dont font régulièrement preuve les humains et les autres primates. Un principe fondamental de l’ingénierie du contrôle est qu’un contrôleur bénéficie d’un modèle de l’élément qu’il contrôle (35-37). Parallèlement à un schéma corporel, un schéma d’attention pourrait également être utilisé pour modéliser les états d’attention des autres, contribuant ainsi à la cognition sociale. Enfin, un schéma d’attention, s’il est au moins partiellement accessible par la cognition supérieure et le langage, pourrait contribuer aux intuitions, croyances et affirmations humaines communes concernant le soi. Plus précisément, un schéma d’attention devrait amener les gens à croire qu’ils ont une essence ou une propriété interne qui possède les caractéristiques et les conséquences générales de l’attention, une capacité à prendre une possession mentale vivante des éléments. Pour cette raison, nous avons théorisé qu’un schéma d’attention pourrait entraîner la croyance répandue que nous contenons une expérience consciente. Les trois principales conséquences fonctionnelles proposées pour un schéma d’attention sont illustrées à la figure 1B, en parallèle avec le schéma corporel de la figure 1A.

L’attention fait ici spécifiquement référence à l’attention sélective, un processus par lequel un ensemble de signaux corticaux est renforcé et les signaux concurrents sont supprimés (41-43). Les signaux renforcés ont un impact beaucoup plus important sur la prise de décision, la mémoire et le comportement. L’attention est le plus souvent étudiée dans le domaine de la vision, mais il est également possible d’être attentif de manière sélective à un son, à un toucher, voire à une pensée, à un souvenir ou à une émotion. Qu’il s’agisse d’événements externes ou internes, tout ce qui est représentable dans le cortex semble être soumis au processus d’attention sélective.

Dans l’AST, quel est le contenu informationnel d’un schéma d’attention ? Le schéma ne se contenterait pas d’identifier les éléments auxquels on prête attention. Il décrirait les propriétés de l’attention elle-même. En partie, un schéma d’attention contiendrait une description d’état. Étant donné que l’attention peut varier dans un espace hautement dimensionnel d’événements externes et de signaux internes, que l’attention est graduelle et hautement distribuée, et que l’état d’attention change constamment, la description de l’état serait extrêmement complexe. En plus de la description de l’état, le schéma de l’attention comprendrait des prédictions sur la façon dont l’attention est susceptible de changer dans un avenir proche et, ce qui est peut-être plus important, des prédictions sur la façon dont l’état de l’attention est susceptible d’affecter la prise de décision, l’émotion, la mémoire et le comportement. Tout comme pour le schéma corporel, le schéma de l’attention ne contiendrait pas d’informations sur les fondements microscopiques ou physiques. Il n’aurait pas d’informations sur les neurones, les synapses, la concurrence des signaux ou les voies spécifiques dans le cerveau. Ainsi, tout accès cognitif ou linguistique à un schéma d’attention amènerait les gens à prétendre qu’ils possèdent en eux une essence essentiellement non physique capable de changer d’état de manière fluide, de prendre possession mentalement d’objets et de se donner le pouvoir de décider et d’agir.

Un malentendu courant au sujet de l’AST est qu’elle explique simplement comment les gens ont une croyance générale et cognitive en un esprit non physique, une théorie psychologique populaire. C’est certainement une partie de l’AST, mais ce n’est qu’une partie. L’AST comprend : premièrement, une attention qui change instantanément ; deuxièmement, un modèle d’attention qui est construit automatiquement, à l’instant même, et qui reflète l’état changeant de l’attention ; troisièmement, des croyances qui découlent de l’accès cognitif au modèle ; et quatrièmement, des résultats (tels que des résultats linguistiques). Si vous ne vous concentrez que sur la troisième étape, vous pourriez avoir le sentiment erroné que l’AST se limite aux croyances cognitives. Mais l’AST couvre davantage.

Par exemple, supposons que vous soyez attentif à une pomme. Dans l’AST, la relation d’attention entre vous et la pomme est représentée au moyen d’un schéma d’attention. Le schéma d’attention proposé est tout aussi automatique, obligatoire et instantané que la représentation visuelle de la forme, de l’emplacement ou de la couleur. Il s’agit, en un sens, d’une autre caractéristique représentée de l’objet. Lorsque vous regardez la pomme et que vous y prêtez attention, un modèle multicomposant de la pomme est construit, dans lequel la rondeur, la rougeur et le caractère vivant de l’expérience sont tous représentés et liés entre eux. Ce modèle fournit une représentation quelque peu simplifiée et caricaturale de la forme de la pomme, du spectre de réflectance complexe et de la relation d’attention entre vous et la pomme. Ce modèle peut influencer la cognition supérieure, façonner votre compréhension cognitive de ce qui se passe dans l’instant, et peut-être finalement façonner des pensées et des croyances intellectuelles à plus long terme. Si vous réduisez votre attention sur la pomme, le modèle change automatiquement. Si vous retirez entièrement votre attention de la pomme, la composante d’expérience du modèle, la composante qui représente votre attention sur la pomme, disparaît, et en même temps les composantes visuelles du modèle perdent de leur intensité (puisque l’attention augmente l’intensité du signal). Si vous portez à nouveau votre attention sur la pomme, le modèle est automatiquement reconstruit. Non seulement la puissance du signal de la représentation de la pomme est à nouveau augmentée, de sorte qu’elle peut affecter les systèmes en aval dans le cerveau, mais le modèle plus large contient également une représentation du caractère expérimental. L’AST est donc une théorie de l’attention, une théorie de la caractéristique de l’instant présent que nous appelons expérience, et une théorie des croyances cognitives plus abstraites que les gens développent en conséquence.

L’AST est une manière spécifique d’incarner les principes 1 et 2. Selon le principe 1, toutes les certitudes, croyances et affirmations intuitives proviennent d’informations dans le cerveau. De même, dans l’AST, la certitude intuitive que vous avez une expérience provient des informations contenues dans le schéma d’attention. Dans le principe 2, tous les modèles du cerveau sont inexacts. Par conséquent, dans l’AST, le schéma d’attention représente de manière inexacte l’attention comme une essence ou une vivacité mentale fantomatique et non physique : le caractère expérientiel. Il s’agit d’un modèle superficiel de l’attention, d’une caricature des propriétés de surface, et non d’une représentation des détails mécanistes.

Preuve de l’existence d’un schéma d’attention

L’étroite corrélation entre la conscience rapportable et l’attention a été notée au moins aussi loin que William James en 1890 (44), et a été soutenue par une grande variété d’études depuis (45-47). Ce à quoi vous faites attention, vous en êtes généralement conscient ; ce à quoi vous ne faites pas attention, vous n’en êtes généralement pas conscient. L’attention et la conscience peuvent toutefois se dissocier dans le cas de stimuli faibles au seuil de détection. Il est possible que l’attention d’une personne soit attirée par un stimulus visuel, en ce sens que la personne traite le stimulus de manière préférentielle et y répond même, alors que la personne déclare être inconsciente du stimulus (48-58). La constatation que la conscience rapportable coïncide étroitement avec l’attention, tout en pouvant s’en dissocier dans certains cas, est sans doute l’indication la plus directe que la conscience rapportable est le résultat de la construction par le cerveau d’un modèle imparfait de l’attention, qui alimente à son tour les croyances cognitives et les rapports verbaux (branche droite de la figure 1B).

Si l’AST est correcte, alors sans schéma d’attention, le contrôle endogène de l’attention devrait être altéré (branche gauche de la Fig. 1B). Récemment, cette prédiction de la théorie du contrôle a été testée à l’aide de modèles de réseaux neuronaux artificiels entraînés à effectuer des formes simples d’attention spatiale (59, 60). Les réseaux n’ont pu contrôler l’attention qu’en présence d’un schéma d’attention. Ces résultats confirment le principe de base de la théorie du contrôle selon lequel un bon système de contrôle doit disposer d’un modèle descriptif et prédictif de l’élément qu’il contrôle. Dans cet argument, puisque le cerveau humain est capable de contrôler l’attention, il doit donc avoir un schéma d’attention.

L’une des prédictions les plus spécifiques de l’AST concerne la relation entre les branches droite et gauche de la figure 1B, entre la conscience et le contrôle de l’attention. La conscience devrait être nécessaire au contrôle de l’attention. Supposons que vous soyez attentif à un stimulus, mais que votre schéma d’attention fasse une erreur et ne parvienne pas à modéliser cet état d’attention. Deux conséquences devraient s’ensuivre, selon le schéma de la figure 1B. Tout d’abord, vous ne serez pas en mesure de contrôler adéquatement ce centre d’attention particulier. Deuxièmement, vous devriez être incapable de rapporter un état d’expérience consciente de l’élément auquel vous avez assisté. Cette corrélation entre la conscience et le contrôle de l’attention a été confirmée à de nombreuses reprises. Lorsque la conscience d’un stimulus visuel est absente, les gens sont incapables de maintenir leur attention sur le stimulus s’il est pertinent pour une tâche en cours (57), incapables de supprimer leur attention sur le stimulus s’il s’agit d’un distracteur (54, 57), et incapables d’apprendre à déplacer leur attention dans une direction spécifique loin du stimulus (56, 58). Un nombre croissant d’expériences semble donc établir une prédiction clé de l’AST : sans conscience d’un élément, l’attention sur cet élément est toujours possible, mais le contrôle de l’attention par rapport à cet élément est presque entièrement détruit. La relation n’est pas « la conscience est l’attention » ; elle est plutôt « la conscience est nécessaire au contrôle de l’attention ».

L’AST prédit également que les gens construisent des modèles de l’attention d’autres personnes (branche centrale de la figure 1B). De nombreuses preuves confirment qu’il en est ainsi. Il est bien établi que les gens suivent la direction du regard d’autrui comme moyen de contrôler l’attention (61-65). Plus encore que le suivi du regard, les gens construisent des modèles riches et multidimensionnels de l’attention des autres (66-68). Par exemple, les gens combinent les indices d’expression faciale avec les indices de regard pour reconstruire les états d’attention des autres (69). Les gens comprennent aussi intuitivement si l’attention d’une autre personne est captée de manière exogène ou dirigée de manière endogène (66, 67).

L’une des facettes les plus étranges de la façon dont les gens modèlent l’attention des autres est le phénomène des faisceaux oculaires illusoires. Un ensemble croissant d’expériences (70-73) suggère que lorsque vous regardez un visage fixant un objet, vous construisez un signal de mouvement sous-seuil indiquant faussement un flux passant du visage à l’objet. L’effet n’est présent que si vous croyez que le visage est attentif à l’objet. Si vous croyez que le visage est inattentif, ou qu’il s’occupe d’autre chose, ou si le visage a les yeux bandés, l’effet disparaît. Le signal de mouvement sous-seuil est suffisant pour produire un effet secondaire de mouvement mesurable (71) et pour produire une activation cérébrale mesurable dans la zone corticale MT (zone visuelle temporale moyenne), un centre de traitement du mouvement (72). Le mouvement illusoire biaise même les jugements physiques des gens : les gens sont plus susceptibles de penser qu’un objet va se renverser s’ils voient un visage qui regarde l’objet, comme si les faisceaux oculaires illusoires poussaient physiquement sur l’objet (70). Tous ces effets sont implicites : les gens ne savent pas qu’ils génèrent des signaux de mouvement illusoires.

Une valeur fonctionnelle possible des faisceaux oculaires illusoires est apparue lorsque des personnes regardaient des images contenant plusieurs visages et jugeaient lequel était le plus attentif à un objet (73). Les jugements sociaux ont été significativement biaisés par l’introduction expérimentale d’un signal de mouvement caché et sous-seuil dans le stimulus, passant des visages à l’objet. Les données suggèrent que les signaux de mouvement aident les gens à garder rapidement et intuitivement la trace de qui est attentif à quoi. C’est peut-être un peu comme dessiner des flèches dans le monde social, une astuce pour relier efficacement les sources et les cibles de l’attention. Nous suggérons que ces signaux de mouvement illusoires sont un exemple d’exaptation évolutive, lorsqu’un trait qui a évolué pour une fonction en adopte une autre, sans rapport avec celle-ci, comme lorsque les dents (qui ont évolué à l’origine pour la mastication) s’élargissent pour la menace (signalisation sociale). Le mécanisme de traitement du mouvement a évolué pour la perception visuelle, mais a pu être adapté pour améliorer la cognition sociale. Dans cette interprétation, la raison pour laquelle le signal de mouvement illusoire est si faible (les gens ne le « voient » pas explicitement) est que le signal a évolué pour être juste assez fort pour améliorer de manière adaptative la perception sociale, sans jamais devenir assez fort pour nuire à la vision normale. (De la même manière, les dents peuvent évoluer pour être plus grandes chez certaines espèces pour la présentation sociale, mais pas au point d’interférer avec la mastication).

Le phénomène des faisceaux oculaires fictifs est un bon exemple du principe 2 : les modèles du cerveau ne sont jamais exacts. Nous avons ici un modèle construit automatiquement par le cerveau, une partie de notre cognition sociale, adaptative, et pourtant physiquement incohérente. Aucun faisceau oculaire n’existe dans la réalité. Ce phénomène est un rappel scientifique : les modèles du cerveau évoluent parce qu’ils conduisent à des résultats adaptatifs, et non parce qu’ils fournissent une vérité littérale sur le monde. Peut-être que ce modèle d’attention inexact mais utile aide à expliquer les intuitions populaires ancestrales sur la conscience en tant qu’essence subtile, invisible, semblable à de l’énergie, générée dans une personne ou l’habitant, et qui peut émaner du corps : une aura, un chi, un Ka, un fantôme, une âme, ou tout autre nom. L’AST peut être en mesure de fournir des indications utiles sur les croyances spirituelles humaines et d’expliquer certaines des intuitions magiques entourant la conscience que nous nous attribuons à nous-mêmes et aux autres (74).

Puisqu’il est maintenant bien établi que les gens construisent des modèles élaborés de l’attention des autres, on peut se demander : quels systèmes cérébraux construisent ces modèles ? S’agit-il des mêmes systèmes qui modélisent et contrôlent notre propre attention, et sont-ils associés à la conscience ? Dans les expériences d’imagerie cérébrale, lorsque les personnes reconstruisent l’état d’attention d’autrui, l’activité tend à augmenter le plus dans la jonction temporo-pariétale (TPJ) (67, 75). L’activité est souvent bilatérale, mais selon le paradigme spécifique, pour des raisons qui restent inconnues, l’activité est parfois orientée vers l’hémisphère gauche et parfois vers l’hémisphère droit. On trouve aussi parfois de l’activité dans le sillon temporal supérieur, le précuneus et le cortex préfrontal médian et dorso-latéral. Cette répartition de l’activité est généralement conforme aux études précédentes sur les réseaux cérébraux de la théorie de l’esprit (76-80).

L’activité d’au moins certaines sous-régions du TPJ a également été trouvée en association avec la propre attention (81-83). De plus, l’activité du TPJ est associée à l’interaction entre l’attention et la conscience rapportée (75, 84, 85). Une étude récente a soutenu que cette activité est cohérente avec la correction des erreurs d’un modèle prédictif de l’attention (84).

Les lésions du TPJ, surtout à droite, sont associées au déficit spécifique de la conscience le plus clair de la littérature clinique. La négligence hémispatiale implique une perte profonde du contrôle attentionnel et de l’expérience consciente du côté opposé de l’espace. Les stimuli du côté affecté peuvent encore être traités, peuvent influencer le comportement de manière inconsciente et peuvent évoquer une quantité initiale normale d’activité dans les zones cérébrales sensorielles, ce qui suggère qu’une certaine attention exogène est probablement attirée vers les stimuli (86-88). Cependant, l’expérience consciente de tout ce qui se trouve du côté affecté de l’espace, et le contrôle endogène de l’attention vers tout ce qui se trouve du côté affecté, sont soit gravement altérés, soit absents. L’épicentre de la négligence – la zone du cerveau qui, lorsqu’elle est endommagée, provoque la forme la plus grave de négligence – est le TPJ droit (89, 90).

Dans l’ensemble, les preuves neuroscientifiques suggèrent qu’un réseau cortical, avec un accent particulier sur le TPJ, est associé à la construction de modèles de l’attention des autres, à la modélisation de sa propre attention et à certains aspects du contrôle de l’attention. Lorsqu’il est endommagé, il en résulte une profonde perturbation de l’expérience consciente rapportée. On peut supposer que le même réseau est impliqué dans de nombreuses fonctions complexes, mais l’un de ses rôles pourrait être de construire un schéma d’attention, en accord avec l’AST.

Évolution de la conscience

Si la théorie décrite ici est correcte, quelle histoire évolutive spéculative peut-on raconter sur la conscience ?

La composante la plus simple de l’attention, une compétition entre les signaux par inhibition latérale (91), a presque certainement commencé à évoluer avec les premiers systèmes nerveux, il y a 600 millions d’années ou plus. Des formes plus complexes d’attention, comme le mouvement manifeste des yeux contrôlé par le tectum optique, ont probablement évolué avec les premiers vertébrés (92, 93). Ensuite, une attention sophistiquée, secrète et sélective, pouvant être contrôlée de manière endogène, a évolué dans le cerveau antérieur des vertébrés (94, 95). Cette forme complexe d’attention, ainsi qu’un schéma d’attention permettant de la contrôler, sont probablement présents, à un certain degré, dans une vaste gamme d’espèces comprenant de nombreux mammifères, oiseaux et reptiles non aviaires, qui ont tous un cerveau antérieur étendu. Un mécanisme similaire peut, bien sûr, avoir évolué indépendamment dans d’autres branches de l’évolution, comme chez les pieuvres (96, 97), mais les preuves ne sont pas encore claires. La capacité sociale de modéliser le contenu mental et les états d’attention d’autrui a évolué plus tard chez au moins certains mammifères (en particulier les primates) et oiseaux (corbeaux), et pourrait être plus répandue que ne le suggère la littérature actuelle (62, 98-103). À une époque beaucoup plus récente, les ancêtres de l’homme ont développé une capacité cognitive et linguistique telle que, non seulement nous disposons de modèles de notre propre attention et de celle des autres, mais nous pouvons aussi former de riches croyances cognitives et culturelles basées sur ces modèles plus profonds, et nous pouvons faire des déclarations verbales les uns aux autres au sujet de ces croyances. Enfin, sur la base de ces modèles et de ces croyances cognitives, les philosophes et les scientifiques en sont venus à soutenir l’existence d’un sentiment subjectif non matériel qui émerge du cerveau et qui constitue un mystère insoluble.

Selon cette spéculation, les composantes de ce que nous appelons la conscience pourraient être présentes sous une forme ou une autre chez un très grand nombre d’animaux, notamment les mammifères, les oiseaux et de nombreux reptiles non aviaires. Je ne suggère pas que tous ces animaux sont conscients à la manière des humains, mais certains des mêmes mécanismes sont susceptibles d’être présents. Ces animaux doivent construire des modèles du soi. Ils construisent des schémas corporels pour représenter le soi physique, sinon leurs systèmes moteurs seraient incapables de produire des mouvements coordonnés. On suppose ici qu’ils construisent également un modèle de contrôle de l’attention, un schéma d’attention. Il est évident que les humains ont connu une énorme expansion évolutive de leurs capacités sociales au cours des derniers millions d’années. Nous sommes une espèce hypersociale par rapport à la plupart des autres, dotée d’une intelligence sociale extraordinaire et d’une capacité de manipulation des autres et de contrôle sur nous-mêmes. Cependant, en retraçant l’évolution de la conscience dans le cadre de l’AST – plus précisément, en retraçant l’évolution de la capacité à modéliser sa propre attention et celle des autres – les composants cognitifs sont probablement apparus bien avant notre genre.

Ce que l’AST peut et ne peut pas expliquer

Voici cinq éléments que la présence d’un schéma d’attention peut expliquer, suivis de trois éléments qu’elle ne peut pas.

Premièrement, elle peut expliquer notre capacité experte à diriger l’attention. L’attention est comme un danseur habile qui saute avec fluidité d’un endroit à l’autre. Cette danse de l’attention nous permet d’accomplir des tâches complexes, en déployant nos ressources à chaque nouvelle phase d’une tâche selon les besoins. Selon les principes de l’ingénierie du contrôle, un bon contrôle de l’attention n’est possible qu’avec un modèle de contrôle.

Deuxièmement, un schéma d’attention peut expliquer comment nous attribuons intuitivement un esprit attentif aux autres.

Troisièmement, un schéma d’attention peut expliquer pourquoi nous croyons, pensons et prétendons avoir une expérience subjective liée à des éléments sélectionnés qui changent d’un moment à l’autre.

Quatrièmement, un schéma d’attention donne une idée de l’histoire de l’évolution de la conscience et des branches de la vie qui pourraient en être dotées sous une forme ou une autre.

Cinquièmement, un schéma d’attention donne aux ingénieurs une avance potentielle sur la construction de consciences artificielles : des machines qui croient, pensent et prétendent être conscientes selon les mêmes principes que les êtres humains, et qui en tirent les mêmes avantages informatiques et comportementaux. Bien que beaucoup d’entre nous puissent rechigner à donner aux machines une telle capacité, cette avancée est probablement inévitable. L’avenir de la recherche sur la conscience ne relève pas de la philosophie, mais de la technologie.

En revanche, voici trois éléments qu’un schéma d’attention ne peut expliquer.

Premièrement, il ne peut pas expliquer la plupart des processus mentaux, comme la façon dont nous prenons des décisions, éprouvons des émotions ou nous souvenons du passé. Si telle est votre définition de la conscience, alors un schéma d’attention ne l’explique pas. Le schéma attentionnel explique pourquoi, après avoir pris une décision, généré un état émotionnel ou s’être souvenu d’un souvenir, nous croyons, pensons et affirmons parfois que le processus s’accompagne d’un sentiment complémentaire, d’une expérience consciente.

Deuxièmement, un schéma d’attention ne peut pas expliquer la créativité. Pour certains, le mot « conscience » fait référence à des capacités d’imagination hors de portée des machines programmables modernes. Le schéma d’attention n’explique pas la créativité. Il explique pourquoi, après nous être engagés dans un acte de créativité, nous croyons, pensons et affirmons parfois que cet événement s’est accompagné d’une expérience additionnelle.

Troisièmement, un schéma d’attention ne peut expliquer comment un sentiment en soi, une essence, une âme, un chi, un Ka, une énergie mentale, un fantôme dans la machine ou une expérience phénoménale émergent du cerveau. Il exclut le mysticisme. Elle explique comment nous croyons, pensons et prétendons avoir de telles choses, mais elle ne postule pas que nous avons réellement des essences ou des sentiments intangibles en nous. Si vous commencez votre recherche de la conscience en supposant l’existence d’un sentiment subjectif – une composante privée qui ne peut être mesurée et qui ne peut être que ressentie et attestée, l’expérience elle-même – alors vous supposez l’exactitude littérale d’un modèle interne. En vertu du principe 1, votre conviction que vous avez une conscience dépend d’un ensemble d’informations dans votre cerveau. En vertu du principe 2, les modèles du cerveau ne sont jamais exacts. Vous avez accepté la vérité littérale d’une caricature, et vous ne trouverez jamais la réponse à votre question mal posée. Lorsque la police dessine le portrait-robot d’un suspect et que vous vous mettez en tête de trouver un homme plat en graphite, vous échouez. Mais en même temps, si vous adoptez l’approche inverse et insistez sur le fait que le croquis est une illusion vide, vous passez à côté de l’essentiel. Au contraire, comprenez le croquis pour ce qu’il est : une représentation schématique de quelque chose de réel. Nous pouvons expliquer les processus physiques dans le cerveau ; nous pouvons expliquer les modèles construits par le cerveau pour représenter ces processus physiques ; nous pouvons expliquer la façon dont ces modèles dépeignent la réalité de manière schématique et imparfaite ; nous pouvons expliquer les croyances cognitives qui découlent de ces modèles imparfaits ; et surtout, nous pouvons expliquer les avantages adaptatifs et cognitifs servis par ces modèles. L’AST n’est pas seulement une théorie de la conscience. C’est une théorie des mécanismes adaptatifs du cerveau.

Porte-parole de l'AFT