Hyperhumanisme (1) : Jean-Yves Goffi face au transhumanisme(s)

L'amélioration transhumaniste est-elle une quête de perfection ?

Publié le 6 août 2022, par dans « transhumanisme »

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Le philosophe J-Y. Goffi a largement réfléchi sur le transhumanisme.  Sa critique, vive autant que méthodique et équilibrée, se dirige préférentiellement vers les problèmes théoriques et techniques. Problèmes que les transhumanistes auraient tendance à sous-estimer par leur enthousiasme technologique (notamment en sciences cognitives).  Elle s’attache également à détailler les conséquences politiques de leurs postulats sur la nature humaine. Il n’est toutefois ni aisé ni honnête de le qualifier de bio conservateur ou de néo-luddite.

Dans un texte intitulé Le Transhumanisme et la quête de la perfection (1), il nous interpelle sur l’idéologie de la perfectibilité, qui remplace chez nous la quête plus classique de la perfection.  Cette substitution, fondée sur l’absence d’essence stable de l’homme, aurait des implications politiques fâcheuses ou, à tout le moins, gênantes dans une perspective technoprogressiste.

Les transhumanistes sont-ils des posthumanistes ?

Pour Luc Ferry, le posthumanisme est la suite de la pensée humaniste, purgée de ses aspects obsolètes. L’usage des techniques les plus avancées permet de poursuivre le vieil idéal de liberté (et de bonté). Le posthumain est ainsi, selon Ferry, un homme inchangé quant à l’essentiel, mais augmenté. Le transhumanisme, en revanche, est un posthumanisme sans limite (2), désorienté, potentiellement dangereux pour la nature humaine elle-même.

Cette thèse est erronée selon Goffi. En réalité, et les sources bibliographiques le démontrent, le posthumanisme est essentiellement un mouvement de pensée qui critique l’héritage des Lumières et l’humanisme, notamment les notions de liberté et d’autonomie. Il se montre sensible aux déterminations complexes, aux situations concrètes (genre, race, handicaps, etc.) et analyse leurs origines et leurs effets spécifiques (3). Il pense les hybridations, le mélange, les porosités (4). Les posthumanistes affirment que nous sommes déjà posthumains, simplement parce que nous n’adhérons plus à la définition de l’humain des Lumières. En outre, et plus profondément, les posthumanistes ne croient plus aux essences stables.

A contrario, le transhumanisme serait quant à lui un discours de promotion des pratiques techniques visant à s’affranchir des limitations biologiques. Nous ne deviendrons posthumains qu’en nous défaisant de l’héritage biologique de l’humanité, en prenant en main l’évolution darwinienne, en accélérant la mutation. 

Arrêtons-nous un instant. Le problème avec la distinction de Goffi c’est qu’elle ne semble pas si distinctive que cela (5) quant à la nature humaine. Où est la différence spécifique entre transhumanistes et posthumanistes ? Si l’on se rapporte à la suite du texte, Goffi souligne que les transhumanistes n’ont pas de “conception robuste de la nature humaine”, qu’ils ne lestent ni ne peuvent lester “la nature humaine d’un poids normatif suffisant” pour avoir un projet d’amélioration cohérent. Or, n’est-ce pas là une conséquence de cette incroyance dans les essences stables que posthumanistes et transhumanistes partagent? 

Dès lors, le transhumanisme ne serait-il pas un posthumanisme qui verrait dans le biologique, non pas bien sûr un verrou absolu constituant une essence inamovible, mais, malgré tout, une dimension solide et largement limitante? Ne serait-il pas une branche du posthumanisme qui prendrait très au sérieux ces faits biologiques têtus, et qui, fort conséquemment, voudrait les travailler pour les intégrer à son projet d’émancipation?

Si l’on suit Goffi, il semble que les transhumanistes ne seraient ni humanistes – car trop biologisants et pas assez réglés sur les idéaux d’autonomie morale et de liberté – ni posthumanistes – car ne remettant en cause l’essence stable de l’homme que par le recours à la modification biotechnologique. Les transhumanistes n’auraient donc ni le bel esprit des humanistes, sculptés par les idéaux et les fictions morales classiques, ni la subtilité concrète et sociopolitique des posthumanistes. Ils seraient plutôt à associer à un esprit un peu naïf et scientiste d’ingénieurs pensant que le bien réside dans un perfectionnement biotechnologique.

Un homme en quête de perfection ?

Le problème n’est pas vraiment là, à savoir si le transhumanisme est un sous-ensemble du posthumanisme. Non le problème ce serait plutôt la cohérence et la légitimité du projet. Mais, après tout, nous dit Goffi, la recherche de la perfection peut s’entendre. Elle se pare certainement d’augustes références et filiations. Cela, Goffi le concède à son confrère Bernard Baertschi, qui veut voir dans le transhumanisme une poursuite fort légitime de l’immémoriale recherche de la perfection. Mais le point critique, justement, et l’erreur de Baertschi selon Goffi, réside dans le concept même de perfection : il ferait défaut chez les transhumanistes. Les transhumanistes ne rechercheraient pas la perfection, mais autre chose… 

Partant de Saint-Thomas d’Aquin, J.Y Goffi distingue entre les propriétés essentielles et les propriétés accidentelles (ou secondaires). La recherche de la perfection vise d’abord l’accomplissement de ce qui est essentiel. Il y a une hiérarchie des propriétés, et donc, si l’on peut dire, des priorités.

Par exemple, on peut trouver un ours polaire sain et épanoui, parfait quant aux propriétés essentielles, mais ayant une tache de poils gris sur la patte. Il possédera ainsi une moindre perfection quant à l’uniformité de la robe. Cet ours serait en fait bien assez parfait, et pinailler outre mesure pour cet aspect inessentiel, secondaire et accidentel qu’est la couleur de la robe serait une bêtise, ou un manque criant de discernement. La zone grise n’est pas un obstacle à l’épanouissement de son essence.

Ce qu’Aristote veut, Dieu le veut

Dans cette perspective, rechercher la perfection c’est aspirer à accomplir sa nature, à épanouir ses potentiels essentiels. Pour l’humain : être pleinement homme. Un peu comme au tribunal: réaliser son humanité, rien que son humanité, toute son humanité. Au terme d’un processus, d’un développement, on parvient à devenir ce que l’on devait être (6).

Cela implique d’avoir en tête une idée plus ou moins précise de l’essence de l’humain : son ousia dirait Aristote. On peut certes discuter de cette essence, affiner toujours sa figure. Il n’empêche qu’il faut s’accorder sur le fait que cette essence existe, et qu’elle est, comme toute essence, déterminée, finie, stable (7).  

Selon Goffi, le posthumanisme ne va pas pouvoir rechercher la perfection. En effet, les posthumanistes ne tiennent pas à une conception fixiste de l’homme (8). Le transhumanisme non plus. Mais si le posthumaniste semble se contenter de sa posthumanité discursive (9), notamment en usant de “sagesse” et de “religion”; le transhumaniste va en outre (ou d’abord) se mettre en quête d’un perfectionnement via la technologie et l’ingénierie sur sa réalité biologique. Mais il s’agit  d’un perfectionnement sans but, sans fin, car sans objectif, sans essence prédéfinie à atteindre : c’est la perfectibilité

Perfection vs perfectibilité : le mieux est-il l’ennemi du bien ?

Reste donc la fuite en avant tous azimuts, de mises à jour en mises à jour. Goffi nous invite à considérer les formes de l’existence posthumaine qui se succéderaient indéfiniment. Elles se prolongent ou s’abolissent dans des formes inattendues, au fil de l’histoire de l’univers.

Mais il n’y a pas là d’éloge de la fuite, non, pas d’enthousiasme à cette multiplication indéfinie. Goffi semble même l’associer à une idéologie. Ceci parce qu’il n’y a pas de théorie normative du Bien pour fonder la quête. En cela, il y aurait une rupture radicale avec l’histoire immémoriale de la recherche humaine de perfection. 

Rupture pour le pire, c’est à craindre. Il nous semble en effet que Goffi veut voir là le péché politique originel des transhumanistes. Tous plus ou moins héritiers de Max More : un biologisme, une mécanique, un procès de perfectibilité sans fin. L’homme n’est alors plus vraiment un être politique, il est un moment du processus qui doit toujours aller de l’avant. L’allégeance de l’homme est d’abord envers ce procès “qui le met au diapason de l’univers”, avant de l’être envers ses semblables. Toute politique serait ainsi seconde et subordonnée à ce mouvement, si tant est qu’existe jamais une authentique politique transhumaniste. 

Qu’est-il possible de répondre à J.Y Goffi ?

  • Que les religions, en fait immémoriales et en quête de perfection, ont pourtant toujours privilégié le diapason spirituel au diapason mondain et politique. Elles devraient donc être condamnées plus sûrement encore que le transhumanisme malgré leur quête de perfection figée.
  • Que le transhumanisme, avec sa quête ouverte de perfectibilité, n’est pas nécessairement anti-politique et individualiste (cf. Hyperhumanisme 2).
  • Qu’il semble que « par nature » l’homme veuille faire sauter les verrous de sa nature.

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Notes :

1. “Le Transhumanisme et la quête de la perfection”, in Revue des sciences humaines, n°341, PUS, 2021 (pp. 159-173)

2. Notons que cette thèse, assez classique, inverse les termes habituels. C’est le posthumanisme qui est habituellement la version débridée du transhumanisme.

3. On pense ici notamment à tout ce qui s’élabore autour de la notion de biopolitique.

4. Le posthumanisme, sans être nécessairement technophobe, va être volontiers critique du transhumanisme. C’est le cas notamment pour son “scientisme” biologisant. Egalement pour son héritage plus ou moins mal digéré des “pires” notions des Lumières.

5. Pour approfondir ce point, et tenter d’avoir le fin mot de l’histoire, voir cet autre texte très éclairant de J.Y Goffi : https://encyclo-philo.fr/item/129

6. La formule d’Aristote est : to ti en einai, traduite par Castoriadis en “ce qu’il était à être”, “ce que depuis toujours cela était déterminé à être à jamais et qui ainsi fait que cela est en étant ceci”.

7. On pense ici à une image fixe, mais cela fonctionne avec une structure, et même avec un pattern plus dynamique. L’important est la spécificité et la stabilité du pattern. Que ce pattern stable corresponde à un être défini, fixe, permettant de dire : voici l’essence de cet être.

8. Il est donc logique que les transhumanistes refusent de distinguer entre essentiel et accidentel, du fait de cette absence d’essence. Au final, Goffi semble sous-entendre que les transhumanistes hiérarchisent de manière  discrétionnaire, voire par caprice.

9. En fait, le posthumaniste va chercher à avoir un impact institutionnel et social bien réel (critique de la biopolitique, résistances diverses, etc.).

Trésorier et porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.