L’aléatoire est-il menacé par le transhumanisme ?

La liberté joue-t-elle aux dés ? Analyse d’une crainte (mal) fondée sur une notion fascinante.

Publié le 23 novembre 2021, par dans « transhumanisme »

Une objection revient souvent sous la forme du raisonnement suivant:

L’ambition transhumaniste, notamment en IA et en génie génétique, équivaut à un refus de l’aléatoire, de l’imprévu. 

Or, dans cet aléatoire, se trouvent les fondements de la liberté et de la créativité. 

Donc, le transhumanisme est ennemi de la liberté et de la créativité.

Cette thèse fait eau de toutes parts, voici pourquoi.

Liberté

Pour certains, lorsque tout est prévu, quand tout se déroule selon le plan, ce serait le début de l’ennui, voire la fin de la liberté. Prévoir juste, ce serait fermer les possibles. Programmer, ce serait tuer la liberté. Vraiment ?

Pourtant, prévoir… prévoir pour faire ce que l’on souhaite, malgré les obstacles extérieurs et les coups du sort, n’est-ce pas aussi ce que l’on considère habituellement comme la liberté ? C’est pour augmenter notre liberté que l’on tente de minimiser les aléas pour presque tout : on va se faire soigner par un médecin plutôt qu’en choisissant quelqu’un au hasard dans l’annuaire, on met des gants pour skier, on réserve en été pour avoir du soleil, et on prévoit un plan B en cas de pluie, etc. 

Et malgré tout, il y a des impondérables, toujours : on roule sur un clou, on rencontre un ami, on contracte un coronavirus. Quel que soit notre niveau de maîtrise, il y a toujours des aspects qui y échappent. Parce qu’il y a une infinité de facteurs qui peuvent produire des effets notables, et parce que nous choisissons de focaliser nos capacités prédictives sur certains aspects qui nous semblent plus importants.

La logique du contrôle ni n’épuise le hasard, ni ne contredit la liberté.

Exemple de la génétique

Plus spécifiquement. En génétique, par exemple, c’est la même chose. Il y aura certainement toujours, dans un avenir prévisible, de l’aléatoire, des facteurs immaîtrisables, des complexités nouvelles. Mais d’un autre côté, il nous semble qu’il y a aussi toujours, plus ou moins, une sorte de “programme” : qu’il soit voulu par nous (modifications génétiques post-natale), par nos géniteurs (éditions génétiques, sélection d’embryons, IVG, etc.) ou qu’il soit induit par l’environnement (via les processus aléatoires – mais en partie prévisibles – de la méiose, et via les processus bio-sociologiques de la sélection sexuelle).

Quoi qu’il en soit du degré de contrôle possible, une fois les techniques d’édition génétique acquises, il n’est plus possible, à proprement parler, de sortir de la maîtrise. Laisser, en tout ou partie, l’aléatoire de la méiose agir, cela devient un choix.  Indirectement cela devient un “programme” dans lequel on décide d’inclure une part d’aléatoire. Et un aléa qui est à notre main n’est plus un véritable aléa, mais un instrument supplémentaire de design.

Dès lors, il convient certainement de l’utiliser dans le but d’augmenter les potentiels, d’accroître la liberté de l’être à venir. Car, il est certainement absurde d’affirmer qu’une mauvaise santé, une espérance de vie courte, les plus terribles des maladies génétiques sont des facteurs d’augmentation de la liberté et des possibilités d’une personne.

Or, dans la perspective de nos critiques, il y a l’hypothèse implicite que l’aléa est toujours le garant de la liberté, le garant du bien. On voit qu’il n’en est rien.

Créativité

Dans la même logique, mais plus psychologisante, il peut être dénoncé chez les transhumanistes une volonté de contrôle qui signerait un refus  du nouveau, de l’imprévisible, de l’altérité.

Là encore il faudrait se poser la question des conditions matérielles (donc en tout ou partie maîtrisables) favorisant l’accueil de la nouveauté et permettant d’être plus souple face à des imprévus. Il paraît assez évident que dans l’écrasante majorité des cas, être en bonne santé favorise la souplesse, tandis qu’être au seuil de la mort, ou tout juste viable, réduit nos potentiels.

En comparaison à ces maladies “hasardeuses”, si nos géniteurs nous “déterminent” à avoir une santé de fer, ou même si, par pur caprice, ils optent pour des yeux de telle ou telle couleur(1), on peut penser que le préjudice en termes de libertés et de potentiels pour l’enfant à venir sera proche de zéro. Les restrictions de liberté, les concrétisations de potentiels sont beaucoup plus fortes via les choix éducatifs que par la lutte contre les maladies génétiques, ou que par une future édition génétique ludique. Or, peu de gens, actuellement, qualifieraient l’éducation, par principe, d’entrave à la liberté et de crime de lèse-aléatoire. Au contraire, l’éducation(2) est plutôt vue comme un facteur d’augmentation de la liberté, voire comme une condition nécessaire.

ALÉATOIRE ET THANATOPHILIE

Doit-on faire un peu de cette psychologie sauvage et soupçonner nos critiques de vouloir identifier aléatoire et fatalité ? Ce qu’ils veulent d’abord conserver c’est la fatalité, l’imprévu non-maîtrisé comme figure de la mort, et la mort, ainsi que la fragilité qui la précède comme fondement nécessaire de l’altérité, et partant, de la liberté et de la créativité ? Sans cela, leur raisonnement est incompréhensible. 

En plus d’être erroné à notre avis, ce raisonnement paraît scandaleux et moralement inacceptable. Il implique en effet de se “réserver” des maladies hasardeuses pour asseoir métaphysiquement la liberté et le bonheur des biens portants. L’idée étant, on le voit aisément, que la liberté et le bonheur ne peuvent exister que parce qu’il existe de l’aléatoire “sacralisé”. Or, la conséquence directe de cette sacralisation de l’aléatoire, c’est non seulement la possibilité, mais aussi le spectacle effectif de la mort et de la misère. 

Notons que cet argument est aussi largement hypocrite, car les pratiques de santé et de prévention (donc de diminution de l’aléatoire) sont supérieures et plus intenses dans les classes sociales favorisées. Or, ce sont majoritairement celles-là qui interviennent dans le débat – public et savant – pour combattre le transhumanisme.

Mais cela n’est pas suffisant. Puisqu’il s’agit de métaphysique, penchons-nous sur cette idée qui prend les noms d’aléatoire, de hasard, d’indétermination, d’imprévisibilité.

LA MORT DU HASARD(4) ?

Soit il y a du véritable aléatoire au cœur de la nature, et il est incompressible ; soit l’aléatoire n’est que l’autre nom de notre ignorance des causes et des lois naturelles, l’autre nom de notre incapacité technique à prévoir et diriger les phénomènes.

S’il y a du vrai aléatoire, aucune technique, transhumaniste ou autre, ne peut par définition en venir à bout. Pour autant, on peut disposer de techniques qui augmentent éventuellement, en partie, notre maîtrise. Il sera question d’agir à partir de degrés d’incertitude, de dessiner des grands scénarios, de détecter les attracteurs, de naviguer tant bien que mal sur l’océan turbulent des probabilités, etc. Il est même possible que ces techniques n’augmentent pas du tout notre maîtrise (ce qui est maîtrisé ici, génère du non-maîtrisé là), mais lui donne simplement une autre figure. Une figure préférable pour nous. Dans tous les cas, les tentatives d’étendre notre maîtrise et d’améliorer nos stratégies de “navigation” ne peuvent plus se voir reprocher de menacer le hasard.

Si par contre l’aléatoire est en fait (ou en droit) maîtrisable, il ne s’agit pas d’un aléatoire authentique mais de l’apparence que revêtent, à un instant, les limites de notre science et de nos techniques. De la même manière que l’on pensait que lancer un dé donnait dans l’aléatoire, alors que le processus est parfaitement déterministe. Dès lors, récuser par principe les techniques transhumanistes parce qu’elles augmenteraient notre maîtrise est clairement un obscurantisme.D’ailleurs, si par souci pour une liberté qui proviendrait uniquement d’un aléatoire fragile(5) on condamnait le transhumanisme et sa prétendue quête indéfinie de maîtrise, ne faudrait-il pas alors aussi interdire ou rendre tabou toute démarche scientifique et technique ?

ASSUMER PLUTÔT QUE SE DÉFAUSSER

A contrario, on peut considérer que l’on doit continuer à augmenter le savoir et la technique, tout en se laissant la possibilité de choisir, parfois, de ne pas activer ce savoir et cette maîtrise : il s’agit alors de politique et d’esthétique de vie. Tout comme on peut continuer à aimer jouer aux échecs alors que toutes les positions du jeu sont calculables. On peut choisir de ne pas s’assurer en escalade, en assumant les risques et les plaisirs. 

Mais plus vraisemblablement , nous ne sommes pas près de démontrer qu’il n’y a pas de vrai hasard. Le champ de l’inconnu et des phénomènes qui nous échappent s’étend au fur et à mesure que croit notre maîtrise. Peut-être parce que notre connaissance est semblable à une sphère en expansion dans un espace indéfini, et dont la surface en contact avec l’inconnu augmente d’autant plus que la sphère grandit. Peut-être parce que notre connaissance et notre maîtrise du réel dépendent des sens, des outils techniques et théoriques à notre disposition pour l’appréhender, et que la création/invention de ces outils nous ouvre à chaque fois une fenêtre sur un monde nouveau. Il n’y a certainement pas de bonne raison de craindre la naissance prochaine – voire la possibilité même – d’un homme omnipotent et omniscient..

En tout état de cause,  le transhumanisme n’étudie pas seulement l’ensemble des NBIC en vue de progrès technologiques et humains, ilest aussi une réflexion politique et éthique sur l’usage de ces connaissances et techniques, ainsi qu’un discours sur le sens de l’existence humaine.

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Notes :

  1. Par édition génétique, et non en choisissant/étant séduit par un partenaire ayant telle ou telle couleur d’yeux.
  2. Les critiques se font autour du “dressage” totalitaire, de l’aliénation de l’enfant à un projet parental ou étatique rigide, à la malveillance. La question est plus complexe dans les cas de très jeunes gens apparemment doués et spécialisés : athlètes, musiciens, etc.
  3. Pour une critique de cette position, La méditation des chiens de paille, chapitre 3.
  4. Sur la réduction ultime de la question à l’indétermination en physique, voir Etienne Klein.  Il n’est pas nécessaire de développer cet aspect ici, car avoir une position tranchée sur le sujet n’est pas nécessaire à notre démonstration. Il n’est pas possible non plus ici d’explorer en détail les rapports entre l’idée de création et l’idée du hasard. 
  5. Ontologiquement fragile, car simple effet de notre ignorance et de notre passivité.

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Porte-parole de l'AFT-Technoprog. Auteur notamment de "Transhumanisme: la méditation des chiens de paille", accessible sur ce site.