Le mortalisme : d’où vient-il ?

Êtes-vous mortaliste ? Si oui, savez-vous pourquoi ?

Publié le 6 janvier 2021, par dans « Immortalité ?transhumanisme »

Nous faisons ici l’hypothèse que les êtres humains et leurs sociétés ont majoritairement toujours oeuvré pour l’amortalité et la prolongation indéfinie de l’espérance de vie, et que le mortalisme est une anomalie périodique, due à la peur de surpopulation à certaines époques, dont la nôtre.

Les transhumanistes et longévitistes sont souvent présentés comme des originaux qui veulent “tuer la mort” et renverser la table de la biologie et de la philosophie. Nous nous opposerions à une majorité globalement satisfaite de sa condition (vivre environ 60 ans en bonne santé, puis entamer un processus de déclin de 20 à 30 ans avant de mourir, généralement dans la souffrance).

Les idées majoritaires, généralement, n’ont pas besoin d’être définies. On se contente d’être “normal”, dans la norme. Ainsi, un Français du début du XVIIIème siècle se définissait rarement comme “royaliste”, puisque le royalisme était la norme. Il existait bien sûr des débats sur la place du roi dans la vie politique, sur le pouvoir qu’il négociait avec les autres nobles et avec le peuple. Mais dans l’ensemble, tout le monde était “royaliste sans l’être”. Les militants étaient ceux de l’autre bord, les “Républicains” dont la réputation était sulfureuse. Par la suite, évidemment, on a dû parler de “royalistes”, notamment après que le roi a perdu tout son pouvoir au profit d’assemblées élues.

Aujourd’hui, on parle beaucoup des “antivax” ou anti-vaccins, citoyens qui remettent en question l’utilité de la vaccination ou de ses modalités. On définit rarement quelqu’un de “pro-vaccin”, tout simplement parce que les gens favorables à la vaccination sont majoritaires.

Les minorités visibles connaissent bien ce “biais de la majorité” : la majorité aime signaler ce qui ne lui ressemble pas.

Vie et mort des concepts

Amusons-nous donc à renverser la perspective. Pour un transhumaniste, une personne opposée à la prolongation indéfinie de la durée de vie en bonne santé est un ou une “mortaliste” (deathist en anglais). Les bioconservateurs, dont il arrive qu’ils soient narquoisement appelés “biocons”, sont évidemment mortalistes.

Admettons-le d’emblée, ce terme est légèrement trompeur. Un mortaliste ne souhaite pas la mort pour tout le monde, ce n’est pas un “pro-mort” qui se réjouit de meurtres de masse ou d’exécutions. Un mortaliste pense que l’être humain doit mourir certes, mais pas n’importe comment : après 80 ans environ, et après avoir laissé la médecine conventionnelle tenter de le secourir en vain.

La particularité des mortalistes est qu’ils souhaitent non seulement cette mort vers 80-90 ans pour eux, mais pour tout le monde. A l’instar des anti-mariage gay, ils refusent une possibilité à d’autres personnes au nom d’une vision de la société. Selon eux, cette liberté accordée à d’autres nuirait à l’ensemble de la population. Ils s’opposent donc vigoureusement, par exemple, aux recherches menées sur l’immortalité biologique ou la réjuvénation.

Ne voyons pas trop les choses en noir ou blanc : il serait exagéré de dire, par exemple, que nos institutions de recherche sont mortalistes. Elles le sont globalement, c’est-à-dire que les projets de recherche visant explicitement à allonger radicalement la durée de vie sont en général proscrits. Néanmoins, l’honnêteté nous oblige à écrire ici que certains projets financés par l’Inserm ou le CNRS (pour la France) peuvent à terme aboutir à une médecine réjuvénatrice. La frontière est assez floue entre “prolongation de la durée de vie en bonne santé” et “prolongation de la durée de vie” tout court ; pour les chercheurs eux-mêmes comme pour les citoyens.

A vrai dire, le mortalisme pur et dur est quasiment absent du débat public. Il est présent plutôt “en creux”, dans des formulations vagues et peu choquantes (“il faut respecter le cycle de la vie”, “la mort fait partie de la vie”).

Si nous reprenons l’analogie avec le royalisme, on pouvait donc être “dans la nuance” dès le XVIIIème siècle en France et en Europe : ni tout à fait pour un pouvoir absolu du roi (despotisme), ni tout à fait pour un roi sans aucun pouvoir (monarchie parlementaire). On peut aussi être, en 2020, “mortaliste modéré” ou “longévitiste modéré”. 

Qu’est-ce qu’un longévitiste modéré ? Quelqu’un qui aurait la position suivante : “OK, poursuivons les recherches sur l’allongement de l’espérance de vie, mais ce n’est pas prioritaire. Si ça marche, tant mieux. Sinon, tant pis”.

Beaucoup d’entre vous se reconnaîtront dans cette position. La faim dans le monde, la pauvreté, les maladies génétiques touchant les personnes “jeunes”… tous ces sujets vous paraissent importants, plus importants que l’amortalité (peut-être également êtes-vous âgiste sans le savoir ?).

D’autres parmi vous pensent que prolonger indéfiniment la vie en bonne santé représente un danger existentiel pour l’Humanité. C’est ce qui est ici défini comme du mortalisme.

Enfin, les longévitistes immodérés (dont nous sommes !) pensent que la longévité radicale est globalement positive pour l’Humanité et devrait constituer une priorité totale pour nos sociétés. Nous pensons en effet que toute mort est prématurée et constitue un drame à éviter à tout prix.

Mortalisme : un phénomène récent ?

Une fois ces définitions posées, nous pouvons débattre de l’influence relative du longévitisme et du mortalisme dans l’Histoire. 

Comme nous l’avons montré ailleurs (lire “Le transhumanisme est-il vieux comme le monde ?”), de nombreuses civilisations, des scientifiques et des gouvernements ont par le passé œuvré pour atteindre l’amortalité des individus. Au cœur du taoïsme, voire même du christianisme selon les interprétations, repose le désir d’immortalité biologique. A l’ère pré-industrielle, l’espérance de vie était si basse que tout était bon pour grappiller quelques années. La vieillesse biologique, rare, était parée de nombreuses vertus. On cherchait à prolonger la vie et la santé des vieillards (il faut relire le Malade Imaginaire de Molière pour s’en persuader). La longévité extrême n’aurait pas pu constituer un risque existentiel pour le groupe : en effet, les individus qui atteignaient la vieillesse étaient si peu nombreux que leur survie ne pouvait constituer un problème de ressources. Du point de vue de la natalité, ces sociétés pré-industrielles étaient dans une logique de maximisation des naissances, d’expansion, avec parfois quelques “ajustements” intrinsèques ou extrinsèques (guerres, famines, sacrifices). On pourrait en dire autant des sociétés animales que nous étudions aujourd’hui : à leur échelle et avec leurs maigres ressources et imaginaires, les animaux veulent vivre longtemps (1).

À vrai dire, il est très difficile d’estimer le rapport de force du longévitisme et du mortalisme au cours de l’Histoire, d’autant plus que chaque civilisation avait sa propre façon d’envisager la place de l’être humain dans le cosmos (dans l’épopée de Gilgamesh, les deux philosophies sont représentées, avec une “victoire” finale du mortalisme). Néanmoins, pour la période récente, nous pouvons remarquer qu’un mortalisme “rationnel” a cherché à remplacer un mortalisme “religieux” plus lié à la crainte de l’hybris (2).

Depuis Malthus, depuis le Rapport Meadows du Club de Rome en 1972, nous assistons en effet à la problématisation et à la mise à l’index de deux faits historiques : le natalisme et le longévitisme. Faire beaucoup d’enfants, vouloir vivre longtemps en bonne santé… mises dans le même panier, ces deux attitudes sont proscrites dans un monde “fini” aux ressources limitées.

À nouveau, il faut éviter les amalgames. La plupart des mortalistes ne sont pas antinatalistes. Au contraire, ils postulent qu’il est nécessaire, pour avoir une société saine, de remplacer périodiquement les individus.

C’est là un point de discorde important avec les longévitistes. Un longévitiste préfère, si on le place face à ce dilemme étrange, prolonger la vie en bonne santé d’une personne déjà née, plutôt que de faire naître une personne pas née (3). Le transhumaniste Anders Sandberg a comparé la mort d’une personne âgée à une “bibliothèque qui brûle” (4). On pourrait même trouver la comparaison un peu faible : une bibliothèque, après tout, ne ressent rien.

Quant au bébé qui n’existe pas encore et n’a pas de conscience, sa non-naissance ne peut constituer un drame éthique.

Et vous, comment vous placez-vous sur cette échelle des priorités ? Êtes-vous modérément mortaliste, “remplaciste”, longévitiste, “pas né-iste” ? 

Se définir, c’est déjà commencer à agir !

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Notes

  1. Le sujet de l’auto-détermination de certains insectes eusociaux est complexe, et ne rentre pas dans le cadre de cet article. On pourrait aussi se demander à quel point certains mammifères ont une conscience précoce de leur propre mort.
  2. Cette crainte de l’hybris ou crainte du courroux des “dieux” trouvait probablement son origine dans des considérations plus terre-à-terre de gestion des ressources, une sorte de pré-malthusianisme plus ou moins conscient. De nombreux théologiens ont ainsi disserté sur un Ancien Testament très « nataliste » (« Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la » – Genèse) et un Nouveau Testament ambigu (Ni Marie ni Jésus n’auront de descendants, et de nombreux saints comme Saint Paul ou Saint Augustin seront dans le renoncement de la chair).
  3. Là je voulais faire une blague sur les poissons mortalistes, mais je n’ai pas osé.
  4. Et bien d’autres avant lui : le proverbe viendrait d’un discours d’Amadou Hampâté Bâ à la tribune de l’UNESCO (« En effet, notre sociologie, notre histoire, notre pharmacopée, notre science de la chasse, et de la pêche, notre agriculture, notre science météorologique, tout cela est conservé dans des mémoires d’hommes, d’hommes sujets à la mort et mourant chaque jour. Pour moi, je considère la mort de chacun de ces traditionalistes comme l’incendie d’un fond culturel non exploité »).

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